vendredi 23 novembre 2012

Home, sweet home ?

Elle est la seule auteure afro-américaine à avoir reçu un Prix Nobel de Littérature et, quand on découvre sa plume, on comprend mieux pourquoi. Cet écrivain, c'est Toni Morrison, 81 ans cette année, et vedette de la rentrée littéraire avec la sortie d'un court (à peine 150 pages, ça en serait presque frustrant) mais sublime roman, "Home", publié aux éditions Christian Bourgois. C'est un peu le cycle "visions d'Amérique" qui se poursuit sur ce blog, mais nous quittons les turbulentes années 70 pour les sombres années 50 et une chronique aussi violente que poétique de la vie des Noirs dans une Amérique ségrégationniste et intolérante. Avec une interrogation, s'il faut quitter le nid pour grandir, faut-il y revenir pour y trouver, si ce n'est le bonheur, en tout cas un certain épanouissement ?





Frank Money et sa soeur cadette, Ycidra, que tout le monde appelle Cee, ont grandi à Lotus, Georgie, sorte de village de bric et de broc, ghetto noir qui ne veut pas dire son nom à une trentaine de kilomètres d'Atlanta. Une enfance compliquée : leur famille a été chassée de ses terres par des ségrégationnistes blancs. Partir ou mourir, tel le fruit étrange chanté par Billie Holiday, voilà la seule alternative dont disposait les parents de Frank et Cee.

La petite famille a donc déménagé, alors que Franck n'était qu'un garçonnet et Cee un nourrisson, jusqu'à Lotus, pour s'installer chez le grand-père, Salem, taciturne et effacé, sous la coupe d'une épouse, Lenore, véritable marâtre, qui pris d'emblée en grippe cette famille d'envahisseurs qui n'était pas vraiment la sienne, mais qui convoiterait sans doute à un moment ses économies...

Les enfants, coincés entre des parents qui triment comme des fous pour rapporter quelques subsides, et une grand-mère par alliance qui ne les aiment pas, étouffent à Lotus. Dès que possible, ils vont prendre leur envol, quitter ce nid inconfortable pour voler de leurs propres ailes. Pour Frank, avec ses deux meilleurs amis, ce sera l'armée ; pour Cee, quelque temps plus tard, ce sera avec Prince, le premier homme de sa vie, qui va l'emmener en voiture, s'il vous plaît, vivre à la grande ville Atlanta.

Mais cette fuite teintée d'espoir s'avérera vite être un miroir aux alouettes... Frank va perdre ses deux amis d'enfance en Corée, dont il rentre traumatisé par les horreurs auxquelles il a participé. Cee va, de son côté, découvrir rapidement que son Prince est tout sauf charmant... Et la vie, loin de Lotus, va tourner au cauchemar, bien différente de ce qu'en attendaient Frank et Cee.

Quand "Home" débute, Frank est ligoté sur le lit d'un hôpital du nord des Etats-Unis. Vagabondage et alcoolisme lui ont valu ce traitement, malgré son uniforme et ses décorations ramenées de Corée... C'est dire si l'on fait cas, dans l'Amérique du début des années 50, d'un jeune noir paumé, fût-il ancien combattant... Réussissant à s'enfuir de cet endroit peu accueillant, on comprend que Frank veut au plus vite retrouver sa Georgie natale et sa soeur... On comprendra les raisons de cette urgence qui gagne Frank au point de quitter sa conjointe, Lily, pour se lancer sur les routes, tel un hobo, bien plus loin dans le récit.

Le voilà donc entamant une véritable odyssée du nord au sud du pays, cherchant de l'aide auprès des Afro-Américains vivant, comme ils peuvent, eux aussi, mais toujours prêts à dépanner, quand c'est possible. Un périple qui, comme chaque chapitre de ce roman, d'ailleurs, nous permet d'appréhender la situation difficile de la communauté noire à cette période, où la ségrégation est encore la norme.

Dans le même temps, nous suivons les parcours de Cee, abandonnée par son Prince et qui doit travailler pour subvenir à ses besoins, à commencer par le logement, de Lenore, de Lily... Certes, tous ces personnages ne partent pas à égalité dans l'existence, certains s'en tirent mieux que d'autres, mais le destin, lorsqu'il s'emmêle, sait se montrer cruel.

Difficile de vous parler plus de ces tranches de vie, il faut vous les laisser découvrir, ainsi que du fil conducteur de ce roman. Pour autant, il faut quand même préciser quelque chose, je ne voudrais pas que ce soit considéré comme un spoiler, qui touche à la fin de l'histoire : Frank et Cee vont finir par revenir à Lotus, leur point de départ. Un berceau qu'ils n'imaginaient plus revoir et dans lequel ils vont revivre, malgré tout.

Comme si ce retour à la terre natale, plus qu'aux racines, puisqu'elles leur ont été arrachées, allait sauver ces enfants prodigues à la dérive. Que seraient devenus Frank, en voie de clochardisation, et Cee, dont l'existence déjà pas rose au départ, va tourner au drame, sans ce retour à Lotus ? Deux morts anonymes de plus, sans doute, bien loin des préoccupations d'une Amérique blanche et bien-pensante, désormais engagée dans une guerre froide qui va déboucher sur le Maccarthysme (qu'on voit affleurer dans "Home"), où le sort de ces citoyens de seconde zone que sont les Noirs importe peu.

Le retour à Lotus, qui n'est pas un retour à la famille mais un retour à la communauté, va leur faire découvrir (redécouvrir, pour Frank qui en a déjà bénéficié) la solidarité des Afro-Américains entre eux. Une solidarité qui va sauver, littéralement, Cee et remettre Frank sur le droit chemin, ou plus précisément, sur un chemin qui ne soit pas une impasse.

Voilà, à mes yeux, le message contenu dans ce dernier roman en date de Toni Morrison : la rupture avec la communauté n'est pas une solution, l'union fera la force contre l'adversité. Sans doute la situation a-t-elle évoluée depuis les années 50, un Afro-américain est à la Maison Blanche, mais peut-être n'a-t-elle pas évolué autant qu'elle aurait dû ou pu, aux yeux de la militante de longue date qu'est cette femme au combien engagée.

Quand je dis engagée, c'est parce qu'au-delà de la simple question noire, évidemment centrale, Morrison, dans "Home", nous propose une critique acerbe de toute la société américaine du début des années 50. Le traitement de choc réservé aux Afro-Américains sur l'ensemble du territoire (et pas seulement dans les Etats du sud profond, comme on le pense parfois) est un symptôme parmi d'autres du dysfonctionnement de cette démocratie qu'on dit la plus grande du monde, de ce sauveur intervenu en Europe pour nous sortir du joug nazi, de cette terre promise où devraient couler pour tous le lait et le miel... La belle image a des défauts qui ne sautent pas aux yeux tout de suite, mais se révèlent rapidement si l'on gratte ma surface dorée du rêve américain...

Les personnages de "Home" ne sont surtout pas des caricatures, mais bien des archétypes, choisis avec soin pour illustrer le propos de l'auteur. Doucement, nous allons glisser du récit au style de ce roman qui m'a enchanté, malgré ses aspects sombres et bouleversants. La construction, sous forme de roman choral, en alternant les narrateurs, en utilisant l'italique pour certains chapitres où Frank s'adresse directement au lecteur, nous invite dans son intimité, dans son esprit, dans ses souvenirs et ses réflexions, tout cela nous fait entrer dans l'univers de Toni Morrison. On se sent presque acteurs nous aussi.

Et puis, que dire de cette plume extraordinaire ? Si vous êtes habitués de ce blog, vous savez que je m'aventure peu dans ce domaine, m'estimant peu compétent en la matière pour juger du travail stylistique des écrivains. Mais là, là ! Dès les premières lignes, j'ai été conquis par la douceur et la force de cette écriture, sa poésie tout autant que son impact réaliste. Chaque mot est choisi, chaque phrase est ciselée, une précision d'orfèvre ou d'horloger, choisissez votre artisanat favori...

Une écriture visuelle, comme si le film du récit se déroulait sous nos yeux, comme si ces derniers transformaient instantanément les mots en images ! Rarement, j'ai ressenti cela en lisant un roman. Je me répète, cette alliance de puissance dans le propos et de douceur pour le dire, même lorsqu'il s'agit de décrire des scènes violentes, parfois de façon insoutenable, comme lorsque Frank nous raconte les horreurs vécues en Corée, par exemple, est parfaitement équilibrée. Je ne le fais jamais, c'est un tort, d'ailleurs, il faudra que je pense à réparer cet oubli chronique, mais là, après ces compliments, je dois forcément associer à cette réussite la traductrice, Christine Laferrière. Bravo et merci également à elle !

Je ne connaissais pas encore l'écriture et le talent de Toni Morrison, erreur désormais réparée. Sans doute y reviendrai-je, en choisissant des livres plus anciens, ses romans les plus réputés et qui lui ont valu les honneurs du jury Nobel. je pense à "Sula", dont on m'a déjà dit le plus grand bien, quand on a vu que j'attaquais "Home".

Je vais achever ce qui ne doit pas être loin d'être un des billets les plus courts publiés depuis près d'un an et demi... J'en vois qui soufflent, soulagés... Mais, "Home" est un petit bijou qui se lit tout seul, d'une traite, pour ne pas en rater une miette... Pas seulement un roman qui se lit en une après-midi de détente, non, un vrai roman à classer dans la grande littérature, un ouvrage facile d'accès mais qui enrichit le lecteur, qui lui permet d'élargir ses horizons et de réfléchir au sort d'autrui.

Un billet qu'on peut rapprocher de celui que j'ai consacré il y a quelques semaines à Louise Erdrich et à son travail autour de la communauté amérindienne... L'Amérique est diverse, le melting-pot n'a pas vraiment fondu toutes ses composantes en une identité unique, et c'est à la fois son plus grand échec et la source d'une véritable richesse culturelle.

Toni Morrison est l'une des grandes voix de cette Amérique, j'espère vous aider à la découvrir ou la redécouvrir. "Home" me semble être une bonne façon de découvrir son oeuvre et d'avoir ensuite envie d'accéder au reste de sa bibliographie.


3 commentaires:

  1. Voici un livre que j'ai hâte de découvrir. Après avoir lu La Couleur des sentiments et investi dans Ne Tirez pas sur l'oiseau moqueur, j'ai vu passer celui-ci. En plus de trouver l'auteur sublime je suis séduite par ce que tu dis du style. La ségrégation ne semble abordée ici de la même façon. Je note ;)

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  2. Bravo pour votre mention de la traductrice !

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  3. C'est vrai que j'oublie souvent de citer les traducteurs des romans étrangers que je lis. Mais là, ça s'imposait, tant j'ai été emporté par cette écriture. Je ne suis pas assez doué en anglais pour envisager des lectures en VO, difficile d'avoir des points de repère sur la qualité de telle ou telle traduction, mais là, ce style a fait réellement partie de mon plaisir de lecture, alors que ce n'est pas ce que je recherche en premier dans un livre (l'histoire prime).

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