dimanche 30 décembre 2012

"Il ne faut jamais juger les gens sur leurs fréquentations. Tenez, Judas, par exemple, il avait des amis irréprochables" (Paul Verlaine).

Voici un court roman, un polar, disons-le, qui, s'il reste assez classique dans l'enquête qu'il nous raconte, possède une grande originalité dans la forme. Car, en plus d'être un polar, ce roman italien est également un roman épistolaire (même s'il y a des articles de journaux, je pense qu'on peux le classer ainsi) et une farce satirique qui se moque allègrement des journalistes, des politiques, des religieux, des scientifiques, des fonctionnaires, etc. Tout le monde en prend pour son grade, dans un véritable exercice de styles signé Andrea Camilleri. A quelques jours de Noël, c'est déjà le vendredi saint, sur le blog, puisque c'est cette journée qui est le point de départ de "la Disparition de Judas" (disponible dans la collection poche de la maison d'éditions Métaillié).


Couverture La Disparition de Judas


Vigata est un village de Sicile sans histoire. En ce mois de mars 1890, toute la population se prépare à fêter la Semaine Sainte, évènement majeur de la vie liturgique, cette semaine qui se situe entre le dimanche des Rameaux et le dimanche de Pâques. Outre la messe célébrant la résurrection du Christ, point d'orgue de cette semaine de recueillement, à Vigata, il y a un autre moment phare à ne pas rater : le vendredi saint, traditionnellement, des citoyens de Vigata, de toutes extractions sociales, montent sur scène pour interpréter la Passion du Christ, dans une pièce intitulée "les Funérailles".

Organiser un tel spectacle, décrié par certains, pour qui le théâtre reste une activité démoniaque, n'est pas facile. Qui, en effet, pour jouer les principaux rôles ? Faut-il que Jésus soit forcément incarné par un prêtre ? Qui pour jouer Judas, le traître, celui sur qui se focalisera la haine du public ? Si les tergiversations concernant le Christ ont été nombreuses avant d'aboutir, avec l'assentiment des autorités religieuses locales, à ce que ce soit un laïc qui l'incarne, pour Judas, on ne se bouscule pas au portillon. Comme les années précédentes, c'est Antonio Pato qui va s'y coller.

Pato est comptable, dans le civil, et le directeur de l'agence de la Banque de Trinacria, à Vigata. C'est un homme respecté, à la fois dans sa fonction professionnelle, qu'il remplit sans anicroche, et dans sa fonction d'époux. Bref, Pato est un homme absolument sans histoire, jusqu'à ce jour du vendredi saint 1890, et la représentation des "Funérailles"...

En effet, ce soir-là, la pièce, qui se joue devant un nombreux public et, pour la première fois, dans la cour du Palais Curto, résidence du Marquis Simone Curto di Baucina et de sa mère, la Princesse Imelda Sanjust degli Orticelli. Celui-ci a eu la bonté d'ouvrir les portes de sa "modeste" demeure pour qu'on y construise la scène provisoire, malgré la farouche opposition de son aristocratique mère, qui ne supporte pas le théâtre et les comédiens.

Oui, la représentation se passe à merveille. Et puis, arrive le moment où Judas, qui a trahi Jésus, décide de se pendre en guise de repentir, demandant alors que la terre s'ouvre sous ses pieds et le précipite aux enfers. Pour rendre cet effet, Pato/Judas doit se placer à un endroit précis de la scène où une trappe est prévue, qui s'ouvrira à son signale pour l'engloutir...

Là aussi, tout se passe comme prévu. Sauf que Pato, une fois disparu sous la scène, ne reparaîtra plus jamais... Evaporé, le comptable qui incarnait Judas... Et sans laisser aucune trace derrière lui, aucun élément permettant de comprendre où il a bien pu passer... On sait juste qu'il n'est pas venu saluer avec les autres comédiens amateurs à la fin du spectacle et que personne ne l'a vu quitter les lieux, ce qui compte tenu de la foule présente, ne veut pas forcément dire grand chose...

D'abord passée inaperçu, la disparition d'Antonio Pato va bientôt prendre des proportions incroyables dans le village de Vigata. C'est d'abord l'épouse du comptable qui va signaler que son mari n'est pas rentré à la maison après la représentation. Elle le fait auprès d'Ernesto Bellavia, délégué local à la Sécurité Publique. Celui-ci va commencer à mener une enquête, ce qui va souverainement déplaire aux Carabiniers Royaux qui estiment que ce genre d'affaire leur revient de droit.

Ce sera bientôt le cas quand le beau-frère de Pato vient lui aussi demander de l'aide auprès des militaires, qui vont demander au Capitaine Commandant Bosisio de se pencher à son tour sur les conditions de cette mystérieuse disparition. S'entendant d'abord comme chien et chat, Bellavia et Bosisio vont peu à peu allier leurs efforts dans la quête de la vérité, ce qui ne sera pas sans fortement agacer, voire carrément mettre en colère leurs hiérarchies respectives.

Mais, malgré cette alliance, rien n'y fait, le comptable Pato reste introuvable. La première idée, celle d'une mauvaise chute dans la trappe, qui aurait entraîné une possible amnésie de Pato, tient mal la route aux yeux de tous, d'autant qu'avec les jours qui passent, le fait que personne n'ait croisé le comptable errant dans les rues du village ne plaide pas pour cette hypothèse.

Faut-il alors envisager le pire : la mort du comptable ? Comme il ne réapparaît pas, la crainte de cette issue terrible grandit chaque jour, plus encore devant l'impuissance des deux enquêteurs. Bellavia et Bosisio sont d'ailleurs de plus en plus sous pression car des questions politiques sont apparues : Pato est le neveu d'un influent sénateur qui, en termes fleuris, insiste auprès des autorités locales pour qu'on mette tout en oeuvre au plus vite pour retrouver le disparu...

Mais si on l'a tué, qui et pourquoi ? On l'a dit, Pato est un homme sans histoire. Enfin, sans histoire, pas forcément... D'abord, parce que la veille du spectacle, on l'a vu se disputer violemment dans son bureau avec un commerçant de la région, Gerlando Ciaramiddaro, connu pour son caractère violent et ses liens supposés avec la mafia... Mais, ce n'est pas tout, on sait que certains reprochent beaucoup au comptable le fait qu'il joue Judas, le traître, celui à cause de qui le Christ est mort... Une lettre anonyme que Pato a reçu quelques jours avant sa disparition, l'accuse d'ailleurs d'être pire que Judas lui-même... Tiens, tiens... Enfin, un certain Onofrio Vasapolli a signalé aux Carabiniers que son frère, récemment sorti d'hôpital psychiatrique, ne se trouvait plus chez lui depuis peu. La dernière fois qu'il a vu son frère, celui-ci, pris de démence une nouvelle fois, envisageait, dans sa folle piété, d'aller "tuer Judas"...

Alors, qui en voulait suffisamment à Pato pour le faire disparaître ? Est-ce parce qu'il était banquier, est-ce parce qu'il jouait Judas ou est-ce parce qu'on l'a véritablement assimilé au personnage du traître des Evangiles ? Ou autre chose encore, qui sait... D'autant que l'enquête patine sévèrement et que les deux enquêteurs, pas très finauds et aux idées parfois surprenantes, ne parviennent guère à mettre en place un scénario plausible...

Il leur faudra en fait un mois pour proposer quelque chose qui puisse satisfaire tout le monde et apporter une thèse plausible à la disparition du comptable Pato... Mais cette thèse très élaborée, presque trop pour le policier et le carabinier, résistera-t-elle aux faits ?

Cette histoire nous est proposée par Andrea Camilleri sous une forme très originale : "la disparition de Judas" est en effet un roman entièrement composé de lettres, de rapports et d'articles de presse. On suit les évènements, les avancées (relatives) de l'enquête et les polémiques ou les réactions parfois farfelues qu'elle déclenche au travers de ces écrits.

Des écrits dans lesquels Camilleri s'amuse comme un petit fou puisque chaque intervenant a droit à un style bien particulier, pastiché avec talent par le malicieux auteur. Que ce soit le style exagérément bureaucratique de Bellavia et Bosision, le lyrisme journalistique des gazettes locales qui font leurs choux gras de ce fait divers, les ordres donnés sur un ton de plus en plus agacé aux deux enquêteurs par des supérieurs lassés de l'incompétence des leurs et aiguillonnées par les pressions politiques, le style amphigourique (si, si) du sénateur, oncle de Pato, les saintes récriminations des religieux qui aimeraient bien voir dissociée l'affaire de la pièce autour de la Passion, les délires plus ou moins scientifiques de deux rivaux anglais aux théories plus extravagantes les unes que les autres et qui trouvent dans la disparition du comptable une illustration de leurs pensées fumeuses, sans oublier le patois local retranscrit avec délice par un Camilleri au top de sa forme.

Tout cela donne un récit très étonnant, où l'on sourit et rit régulièrement, tant devant la nullité des Dupont et Dupond chargés de résoudre l'affaire sans réveiller la rivalité éternelle et universelle entre policiers et militaires. Car nul doute qu'en cas de réussite, chacune des entités cherchera à en tirer les mérites, tandis qu'en cas d'échec, on s'empressera évidemment de rejeter la faute sur l'autre...

Jouant aussi sur la sociologie de Vigata, village sicilien, Camilleri met en scène l'ombre de la Mafia, qu'aurait pu offenser gravement Pato au point de devenir sa cible. Il se moque allègrement de l'aristocratie locale, dans une Italie qui, en 1890, est encore une monarchie, rappelons-le, en mettant en scène la Princesse Imelda Sanjust degli Orticelli dans une situation bien délicate, lorsqu'elle découvre, en allant prier pour le salut des comédiens qui jouent sous ses fenêtres, un couple en pleine action dans la propre chapelle de son palais, quel scandale !

Camilleri se montre insolent, irrévérencieux et c'est bon ! Tout le monde en prend pour son grade et le travail sur les styles différents permet de ne pas tomber dans la monotonie qui, parfois, peut guetter le lecteur de romans épistolaires (enfin, là, je parle surtout pour moi...). L'enquête elle-même n'est pas oubliée, même si l'on pourrait penser qu'elle est presque accessoire au milieu de l'exercice de styles.

Malgré leurs difficultés, Bellavia et Bosisio avancent à pas comptés. Trop lentement pour leurs chefs, mais avec une vraie détermination, malgré leurs notables insuffisances. Car, s'ils ne sont pas des flèches, les deux hommes ont une vraie détermination à découvrir la vérité, ce qui va les emmener sur des pistes apparemment anecdotiques, parfois même à désobéir aux ordres ou à prendre des libertés avec l'étiquette. Et c'est cet entêtement qui finira par payer avec à la clef une splendide hypothèse qui a de quoi calmer les ardeurs de tout le monde et mettre un point final à une affaire qui n'aura que trop duré et trop bouleversé le tranquille village de Vigata et ses habitants...

A condition, évidemment, que leur explication complexe soit la bonne.

J'ai apprécié ce cocktail original venu d'Italie, mélange de polar, de roman épistolaire et de satire sociale. L'équilibre entre ces trois genres qu'on imagine pas forcément se rejoindre naturellement est réussi, et même si l'on peut être dérouté en début de lecture par ces changements rapides de narrateurs et de narration, on s'y habitue bientôt et on en goûte ensuite tout le sel.

Et, malgré le drame que représente la disparition de Pato/Judas, on s'amuse franchement du dénouement, pourtant pas forcément joyeux, mais qui parachève le ridicule des pauvres Bellavia et Bosisio, pourtant si pleins de bonne volonté... Imaginer leur déconfiture, qui devrait être terrible après leur évidente fierté à avoir trouvé une solution viable à ce qui sera sans doute la plus grande affaire de leur carrière, est réjouissant.

Oui, j'assume totalement mon mauvais esprit, qui rejoint sans doute celui d'Andrea Camilleri, et je vous invite cordialement à en faire de même.


1 commentaire:

  1. J'aime l'histoire, les senario et le style malgre que cela fait un siecle et plus.

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