lundi 11 février 2013

"Il n'y a pas de justice sur cette terre pour le pauvre" (Ahmadou Kourouma).

La phrase qui sert de titre à ce billet est donc signée par le grand romancier ivoirien Amadou Kourouma et tirée d'un de ses romans les plus importants, "Allah n'est pas obligé" (prix Renaudot et Goncourt des Lycéens en 2000 ; j'en profite pour vous en conseiller la lecture). Un choix qui n'est absolument pas un hasard, puisque le thème de ce livre est l'histoire d'un orphelin ivoirien parti vivre chez une tante au Libéria, pays alors dévasté par la guerre civile. Là, il va être enrôlé et devenir enfant-soldat. On change de pays, de continent, pour notre roman du jour, mais la thématique de l'enfant-soldat s'y retrouve. Avec un récit qui emmènera son principal protagoniste aux portes de Paris. Avec "Opium Poppy", lu en partenariat avec LivrAddict et Folio, j'ai également découvert l'écriture de Hubert Haddad qui, après un court temps d'adaptation, m'a emporté...


Couverture Opium Poppy


On l'appelle Alam. Ce n'est pas son prénom, le vrai, on ne le connaîtra jamais. Alam, c'était le prénom de son frère aîné, qu'on surnommait le Borgne, depuis qu'un éclat de grenade lui avait emporté un oeil. Mais, quand on lui a demandé son nom, au centre pour jeunes réfugiés, et qu'il a gardé le silence, on lui a énuméré des prénoms. Son tressaillement lorsqu'il a entendu "Alam" a répondu pour lui. On n'a pas cherché à en savoir plus et le voilà renommé Alam...

Alam a une douzaine d'années, pas plus, il est Afghan et sa vie, passée, présente et future est hors du commun. Il est né dans les montagnes afghanes, dans un village isolé où les habitants vivent de l'agriculture. On le surnomme l'Evanoui, parce qu'il a perdu connaissance pendant sa circoncision. Une honte, pour lui et sa famille. Il va donc devenir l'Evanoui dans un autre sens du mot : on ne va plus vraiment faire attention à lui...

Mais, l'Afghanistan connaît la guerre depuis si longtemps que la vie rurale est devenue bien difficile. Beaucoup d'agriculteurs ont commencé à cultiver le pavot ("opium poppy", en anglais), interdit sous les Talibans, devenu la base d'un trafic lucratif (enfin, pas pour tout le monde...) depuis leur chute : celui de l'héroïne.

Du coup, la région natale du garçon, loin d'être calme, est devenue un champ de bataille. Les insurgés, comprenez les Talibans, cherchent à rançonner les paysans et convertissent à la Kalachnikov, les trafiquants viennent récupérer leur bien qu'ils n'ont pourtant pas cultivé et payent au lance-pierre des paysans étranglés. Ces deux factions en décousent régulièrement, très violemment, les villageois étant souvent des dommages collatéraux dont le sort n'intéresse pas grand monde...

Ajoutez à cela les interventions de la coalition internationale, parfois au sol, mais le plus souvent dans les airs, avec ses avions assourdissants qui bombardent, bien souvent au jugé, les collines, les montagnes, mais aussi les champs et, quelquefois, les villages, faisant à leur tour d'autres victimes innocentes, à peine concernées par toutes les considérations géopolitiques qui déchirent leur pays et servent de justification à la guerre...

C'est suite à une de ses escarmouches, rude euphémisme que ce mot, la famille d'Alam et de son jeune frère a quitté la montagne pour s'installer dans une ville minière. Alam le Borgne a d'ailleurs un temps travaillé dans cette mine, mais peu à peu, il a changé... Pas seulement parce qu'il convoite Malalaï, leur jeune voisine, qu'il n'a pu voir autrement que couverte de son tchadri. Non, il y a autre chose et, à la mort de leur père, Alam le Borgne va disparaître.

Son jeune frère ne le retrouvera que des semaines, des mois plus tard. Le Borgne est devenu alors un insurgé. Le gamin, lui, d'errance en errance, a quitté la ville pour revenir dans son village natal, où plus rien n'est comme avant. Incapable de renouer le fil de sa vie autrement qu'en suivant son frère aîné, le voilà enrôlé, formé à la guerre, une guerre idéologique, religieuse, destructrice, folle...

Une nouvelle expérience qui va mal finir, atrocement, même, et qui va pousser l'enfant à fuir un pays dans lequel il ne se retrouve plus. Alors, l'errance du clandestin va commencer, à la merci de passeurs cupides et sans scrupules, dans des conditions inhumaines. Il débarque dans les égouts sous la gare de Rome, échappe in extremis aux descentes de flics, parvient en France on ne sait pas trop comment...

Il veut aller dans ce pays, le Pays des Droits de l'Homme, lui a-t-on dit. Va sous le pont d'Alam, près de la Tour Eiffel, lui a-t-on également conseillé, là, il y trouvera d'autres jeunes gens comme lui qui pourront l'aider. Mais le voilà dans un centre pour jeunes réfugiés, à répondre à des tests psychologiques, à suivre des cours d'alphabétisation avec une jeune rwandaise et d'autres ados venus des pays de l'Est de l'Europe...

Alam, puisque désormais on l'appelle ainsi, va encore se voir conseiller un point de chute par un des caïds des lieux. Un squat dans une friche industrielle aux portes de Paris. Il y finira, après de nouveaux vagabondages dans les bas fonds de Paris, dont le nom suscite tant de rêves à travers le monde, qui deviennent vite cauchemars, si l'on s'y retrouve clandestin, intrus, apatride, déraciné...

Comme s'il était passé de l'autre côté du miroir aux alouettes, Alam va alors intégrer un univers quasi parallèle à celui qu'il a fui. Oh, je ne parle pas d'univers parallèle au sens science-fictif du terme, non, simplement géométrique. Une nouvelle bande, d'autres armes de guerre, de nouveaux trafics, de la violence, des embuscades... Jusqu'à la demoiselle qui va le prendre sous son aile, une des rares personnes qui va lui donner ce qui peut le plus ressembler à de l'affection, une junkie qu'on appelle... Poppy...

"Opium Poppy" est un roman fort, bouleversant, servi par une plume, une vraie. Haddad, par son talent descriptif, nous prend par la main, nous emmène dans son récit, ne nous rend pas seulement spectateur distancié, mais nous permet d'être dans les lieux traversés par Alam l'Evanoui. On entend les avions survoler les montagnes afghanes, on ressent les tremblements des explosions, le tressautement des armes de guerre, on voit les lézardes des murs de l'immeuble où la famille d'Alam s'installe... La partie parisienne, dans ce monde si terrible des marginaux, est aussi terrible de réalisme et de violence.

En lisant "Opium Poppy", je me suis demandé si ce n'était pas ça, le roman picaresque du XXIème siècle... Comme les héros de ces romans espagnols du XVIème siècle, Alam est un "gueux", un gamin de très basse extraction sociale qui veut s'en sortir et qui, dans sa quête, vit moult aventures. Mais c'est à peu près tout ce qu'on peut mettre en parallèle, car le roman picaresque originel repose aussi sur des ressorts comiques, ce qui est loin d'être le cas avec le roman de Hubert Haddad.

Mais justement, la littérature est le reflet de son époque. Or, la nôtre est celle d'un réalisme pas franchement joyeux, c'est peu de le dire. Un pessimisme ambiant qui peut aussi imprégner une oeuvre littéraire et faire "muter", si je puis dire, un genre aussi particulier que ce roman picaresque... Le gueux d'aujourd'hui n'a rien du sacripant d'hier, finalement assez peu réaliste. Et surtout, la violence omniprésente autour de nous, physique, morale, social, et qu'on ne peut plus ignorer, puisque les médias de masse ont fait du monde un village, selon l'expression consacrée, est devenue incontournable.

Pardonnez-moi de cette analyse littéraire un peu hardie, mais je crois qu'elle tient la route, pour moi, "Opium Poppy" a beaucoup de traits communs, sur le plan narratif, comme sur le plan des personnages, même si ce livre raconte un drame, le drame d'une vie née sous le signe de la violence et dans l'impossibilité d'exorciser ce funeste parrainage.

Toute sa courte existence, Alam a été conditionné par la violence qui l'entoure au quotidien. Je n'ai pas évoqué tous les drames de la vie d'Alam l'Evanoui, vous les découvrirez en lisant le roman. Mais, ce surnom a pris une dimension toute particulière suite à cette succession d'évènements épouvantables, marqués au fer rouge dans le mémoire du gamin. Rien d'étonnant à ce que ce petit bonhomme, mu par une indestructible volonté, paraisse comme désincarné lorsqu'on le découvre, dans ce site parisien destiné à aider les jeunes réfugiés à remettre, si possible, leur vie sur de bons rails.

Ce passage en CAMIR, Centre d'Accueil des Mineurs Isolés et Réfugiés, est le point d'équilibre du récit de la vie d'Alam l'Evanoui entre son passé dans son pays natal et sa fuite, d'un côté, et ce qu'il va advenir de lui une fois qu'il aura fui, là aussi sans vraiment le vouloir, comme un automate. Haddad choisit de ne pas emprunter une chronologie classique pour nous raconter le parcours ahurissant de cet enfant, martyr d'une vie impitoyable, parfois. Et, à la lecture du roman, on comprend pourquoi, car, certains évènements qui ont fait d'Alam un évanoui pour de bon, un spectre dont on se demande ce qui l'anime encore, ce qu'il peut encore rechercher ?

Une famille, non plus biologique, mais disons alors un clan, un entourage dans lequel il puisse se sentir en sécurité ? Sans doute... Mais, une fois qu'il a quitté le CAMIR, suivant les conseils qui lui ont été donnés par d'autres marginaux, il se coupe probablement de tout espoir, sans même en être conscient. Le Pont de l'Alma ne sera pas son nouveau havre, pas plus que l'usine à briques où l'histoire va se dénouer. Au contraire, il va y replonger dans la violence dont il a essayé de s'extirper en venant en Europe, cet eldorado... Ses vieux démons vont y rejaillir brutalement et son sort en sera scellé, malgré l'affection de Poppy.

On n'a pas du tout envie, au sortir de la lecture d' "Opium Poppy", de se dire que le destin d'Alam l'Evanoui n'est peut-être pas qu'une histoire née de l'imagination d'un écrivain. Et pourtant, comment ne pas croire qu'à Sangatte hier ou dans d'autres camps de réfugiés du même genre, on ne trouve pas d'autres gamins ou jeunes adultes ayant vécu "en vrai" une épopée proche de celle du personnage fictif que nous avons suivi, au long des 180 pages du livre ?

La force du roman Haddad est peut-être tout entière résumée dans ces dernières lignes : "Opium Poppy" est un court roman, donc très dense. Aucun temps mort, dans ce livre. On change d'époque mais on est tout de suite dans le vif du sujet, on ne se perd pas en introspection, on suit Alam l'Evanoui, on s'attache à ses pas, on voyage à ses côtés. Mais, la force de ce roman réside aussi dans l'écriture, je l'ai déjà dit, ultra-réaliste, très descriptive de l'auteur. On lit bien un roman, c'est indéniable, le dénouement le montre, et heureusement, mais d'un bout à l'autre, cette histoire est on ne peut plus crédible.

Bien sûr, nous ne sommes pas indifférents à la situation afghane, même si la pression populaire a entraîné un retrait des troupes françaises. Bien sûr, on sait grosso modo quelle est la situation de ce pays lointain, qu'on aurait bien du mal à situer sur une mappemonde, on sait qu'il n'est pas encore sorti de l'ornière, loin s'en faut, et que le péril Taleb est toujours bien présent... Mais reconnaissons aussi que dans les flux d'informations que nous subissons au quotidien, ce qui se passe aussi loin, comme la détresse qui se trouve juste sous nos fenêtres n'appartient pas toujours aux priorités.

Hubert Haddad, avec "Opium Poppy", nous informe autant qu'il nous entraîne dans un voyage sans retour. Il nous sensibilise aux conséquences d'un conflit dans lequel les civils sont pris entre plusieurs marteaux et plusieurs enclumes. Ca tombe de partout, ça détruit tout, parfois sans discernement, mais aussi, souvent, en toute connaissance, parce que, si tu n'es pas avec moi, tu es contre moi et si tu es contre moi, tu ne mérites pas de vivre.

Le désespoir de ces existences coincées dans une impasse depuis si longtemps (avant la coalition, il y a eu les Taliban, avant les Taliban, les Soviétiques, avant les Soviétiques, déjà des guerres claniques... Difficile de savoir si un Afghan connaît aujourd'hui le sens du mot "paix"...) n'est plus cantonné à ce pays. Il arrive jusqu'à nous, souvent dans l'idée de franchir la Manche et de se "fondre" dans une société britannique idéale aux yeux de ses pauvres hères qui n'imaginent que rien de pire ne peut exister que le quotidien dans leur pays  natal.

Une écriture puissante et belle, un récit fort, dramatique et violent, un mélange qui donne un livre qui, après un petit moment d'adaptation, comme souvent avec des plumes qui sortent de l'ordinaire, est devenu un choc. Autant de bonnes raisons de saluer Hubert Haddad, dont, c'est certain, je lirai d'autres romans, et de remercier Folio et LivrAddict qui m'ont permis de passer un moment de lecture marquant.

J'avais fait un pari en misant sur ce livre, pari gagné, et à cent contre un !


3 commentaires:

  1. Ton article est magnifiquement complet!!!!!
    Dès que je le trouve, je le lis, c'est sûr.
    Depuis que j'ai lu "les cerfs-volants de Kaboul", ce pays m'intrigue.
    Merci Drille pour ton avis si étayé!!!

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  2. En lisant votre billet j'ai l'impression d'être passée complètement à côté de ce roman. Comme si je n'avais rien compris à l'histoire. J'ai décroché dès la quarantième page, le début était pourtant prometteur. Je lisais mais ça ne m’atteignait pas, rien à faire. A certains moments, je ne comprenais même plus où Alam était ni ce qu'il faisait et pourquoi... Et même une relecture n'a servi à rien.
    J'ai eu l'impression que l'auteur s'attardait sur des choses "futiles" pour contourner le vrai problème qu'il ne savait pas comment traiter.

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  3. Je ne peux pas évoquer certains moments-clés du roman ici, évidemment, mais lorsqu'on arrive au dénouement, tout se met en place. C'est le parcours dans sa globalité qui fait de l'Evanoui un véritable spectre, vide de morale, de sens de la réalité, mangé par la haine, la peur, et transformé en machine incontrôlable. C'est ma lecture du livre, mais il m'a au contraire paru limpide dans la justesse d'un parcours individuel.

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