mercredi 13 février 2013

"On en sait moins sur la Corée du Nord que sur nos galaxies lointaines."

Cette phrase, on la doit à un diplomate américain. Et elle résume sans doute un sentiment largement partagé par le citoyen lambda concernant cette dictature communiste. Pourtant, ces dernières années, la Corée du Nord a régulièrement fait la une de la presse internationale le plus souvent pour des provocations et des menaces qui lui ont valu de rejoindre le fameux "Axe du Mal". Encore récemment, ces images d'une "vaille américaine" en flammes après la chute de missiles nord-coréens a fait le buzz sur internet. Pourtant, si on évoque toujours un pouvoir autocratique d'un autre temps, il faut aussi se rappeler qu'il y a derrière lui un pays, un peuple. Jean-Luc Coatalem a réussi, on va voir comment, à faire un séjour en Corée du Nord il y a deux ans et son récit de voyage vient de paraître aux éditions Grasset sous un titre qu'on croirait sorti de la Série Noire ou de SAS : "Nouilles froides à Pyongyang".


Couverture Nouilles froides à Pyongyang


Un mot sur l'auteur pour commencer, une fois n'est pas coutume. Jean-Luc Coatalem s'inscrit dans la tradition des écrivains voyageurs, dans la lignée des Melville (on va en reparler, celui-là) ou des Stevenson, c'est-à-dire ces auteurs qui trouvent leur inspiration romanesque dans ce qui se passe à l'autre bout du monde et non au coin de la rue. Une envie de voyage permanente qu'il assouvit aussi en tant que journaliste, puisqu'il est le rédacteur en chef adjoint de l'excellent magazine Géo.

C'est justement pour ce magazine qu'au printemps 2011, il a entrepris un périple à travers ce pays si fermé, dont on se demande s'il n'est pas aussi difficile d'y entrer que d'en sortir. Sauf qu'un journaliste étranger ne passera jamais la frontière de ce pays. Il peut même s'avérer chanceux s'il est seulement refoulé... Alors, Coatalem, avant de partir, comme un espion, va se fabriquer une véritable couverture pour pouvoir mener à bien le plus étrange reportage de sa carrière.

Le voilà chef d'une micro-entreprise dédiée au tourisme qui cherche de nouvelles destinations à proposer à sa clientèle, en quête d'inconnu, d'aventure, d'exotisme... Et s'il y a bien un pays qui pourrait combler ces attentes, c'est bien la Corée du Nord, non ?

Coatalem ne va pas partir seul dans ce voyage un tantinet angoissant. L'accompagne un de ses amis, Clorinde, sorte de dandy toujours tiré à quatre épingles, qui a pour particularité de n'avoir voyagé de toute sa vie qu'immobile, à travers la littérature. Disons-le, il a toujours eu horreur de voyager. Mais, ce riche célibataire sort d'une douloureuse déception sentimentale et, pour oublier ses malheurs, c'est lui qui propose à Coatalem de partir avec lui, pour ce qui sera sans doute le seul véritable voyage de son existence... Curieuse lubie, non ? Mais qui peut savoir où va se loger l'excentricité, après tout...

En route pour Pyongyang, escale à Pékin d'abord, puisque la France, comme la plupart des pays occidentaux, n'a pas de relations officielles avec la Corée du Nord. Dès le tarmac, surprise : l'aéroport international de Pyongyang est sans doute le moins fréquenté du monde... Un trafic aérien minimal, un personnel quasi invisible et... pas d'usagers. D'ailleurs, il n'y a quasiment personne nulle part ou alors, en grappes uniformes de personnes anonymes, copies conformes les uns des autres, qui rappellent au narrateur des Playmobil.

Il y a pourtant des hommes qui se détachent du lot. Coatalem va les appeler M. Kim 1 (qui parle le Français) et M. Kim 2 (sans oublier le chauffeur... qui ne fera que conduire tout au long du séjour). Plus escorte que comité d'accueil, les Kim sont là pour surveiller les deux Français, et le narrateur soupçonne même que Kim 2 est en fait là essentiellement pour surveiller que Kim 1 ne succombe pas aux sirènes de la vermine capitaliste que représentent les deux touristes...

Mais, à partir de là et pour la durée du séjour, rien ou presque ne pourra se faire sans eux. Pire encore, ce sont les deux Kim qui décideront de tout : des lieux à visiter, des chemins à emprunter, des endroits pour se restaurer, des menus, des heures de départ, de retour, et même des moments et des lieux pour aller soulager un besoin pressant ! Aucune entorse à ce protocole ne pourra être tolérée, qu'on se le dise !

Et lorsque que Coatalem fera des siennes en voulant visiter d'autres sites que ceux prévus ou adopter des comportements de ceux exiger par la bienséance à la nord-coréenne (qu'on pourrait appeler totale obéissance, aussi...), il déclenchera colère et embarras chez ses guides, qui devront en référer à leurs supérieurs, n'ayant pas le pouvoir ou l'autorité (ni même sans doute le savoir-faire) pour prendre une quelconque décision hors des sentiers jalonnés.

Et ce "voyage organisé" donne parfois des situations tellement absurdes que, pour le lecteur que nous sommes, ça en devient risible. Imaginez une visite dans une ville de bord de mer (je ne dis pas station balnéaire, parce que ce concept n'existe visiblement pas en Corée du Nord), Wosan, "une ville portuaire et de lieu de récréation". Pour une fois, le paysage semble sortir de l'ordinaire. Une île se trouve tout près, Coatalem y repère deux ou trois lieux qui semblent mériter le détour, mais pas question de s'y rendre, ce n'est pas au programme de la visite.

Non, on doit se contenter de cheminer sur une longue passerelle qui fait une boucle mais ne permet pas d'aller sur l'île. Pour ceux qui se demanderaient pourquoi, eh bien, simplement, parce que le but de la visite est de mettre ses pas dans les pas du Président Kim Jong-Il (fils du fondateur de la République Populaire Démocratique de Corée et qui est décédé en 2012)... Au point que, sur le plan à l'entrée de la passerelle, une ligne en pointillés rouges indique le parcours suivi par le grand homme lors de sa visite...

En fait, lors de ce séjour dans ce "drôle" de pays, chaque visite ressemblera à celle que je viens de décrire. "Le Kim Jong-Il Mystery Tour", en quelque sorte... Pas un site que le maître des lieux n'ait au moins une fois honoré de sa présence. Et le personnel qui s'empresse d'insister sur ce fait, comme si cela donnait au site une soudaine plus-value bien supérieure à la beauté esthétique ou l'intérêt de la visite.

Il faut bien le dire, Coatalem, en bon globe-trotter, a dû sortir épouvantablement frustré de sa visite de ce pays pourtant si étrange. Rien de ce qu'on lui a permis de voir ne révèle véritablement de beauté. Ni les paysages, ni les sites historiques, ni les musées, bien souvent consternant de banalité et essentiellement dédiés à la figure tutélaire du pays... C'est lui qu'on voit partout, en statues, en photos, en tableaux, j'en passe et des meilleurs, Big Kim is watching you !

Et, quand on se lasse du fils, dans la famille Kim, on a aussi droit au père, Kil Il-Sung, dont le mausolée est l'un des sites incontournables à voir. Incontournable, parce que la visite y est obligatoire pour chaque citoyen coréen au moins une fois dans sa vie. Oui, vous avez bien lu, obligatoire. On doit venir se recueillir devant la dépouille momifiée du despote, déposer un bouquet de fleurs (bien vite récupérés pour être revendus aux visiteurs suivants) et verser de longs sanglots... Même Lénine et Mao, autres leaders passés entre les mains de thanatopracteurs, n'ont plus droit à de telles mises en scène !

Le seul véritable site à proprement parler touristique se trouve au sud du pays, tout près du 38ème parallèle, qui marque la frontière entre la Corée du Nord et son voisin et ennemi juré du sud, les monts Kumkang. Fermé depuis un bail, en raison des tensions militaires entre les deux Corée, le site a rouvert ses portes en 1998 grâce au soutien financier du géant industriel sud-coréen, Hyundai.

Malgré les règles draconiennes imposées par les autorités du Nord, les touristes du Sud y sont venus nombreux pendant des années afin de profiter d'une agréable météo, de jolis paysages et d'un lieu dédié à la randonnée... Mais voilà, depuis deux ans, les lieux sont de nouveau déserts... La faute à une randonneuse sud-coréenne sorti des chemins délimitées et qui a été abattue par des soldats nord-coréens... Incident diplomatique, nouvelles menaces de conflit, rideau sur un site touristique qui en valait la peine...

Le livre contient bien d'autres exemples de ces sites à vocation touristique discutable qui auraient de quoi laisser perplexe un véritable professionnel de la filière. Coatalem, lui, est d'abord journaliste. Et s'il n'a pas le droit de prendre de photos, bien sûr, il prend des notes (clandestinement, dans un carnet caché dans la doublure de sa valise) qui vont lui servir à son reportage puis à ce livre.

Mais que dire, sur ces endroits où on le traîne ? Prendre tant de risques pour un si maigre résultat ! Coatalem a même un moment de découragement, au cours du séjour, en se demandant pourquoi il a eu cette idée saugrenue... Ce pays fantôche, tout en trompe l'oeil, véritable décor de théâtre à ciel ouvert, toc et carton-pâte à gogo, dictature d'opérette au terrible pouvoir de nuisance, lui pèse au point qu'il manque craquer...

Par moment, on se croit quelque part entre "Tintin au Pays des Soviets" (que ne cite pas Coatalem, mais dont on retrouve certaines planches dans la réalité nord-coréenne) et le "1984" d'Orwell, pour le flicage permanent et le conditionnement du peuple. La Corée du Nord vit en l'an 101, puisque le calendrier du pays commence pour nous en 1912, année de naissance de Kim Il-Sung, le père de la Nation. On réécrit même les faits contemporains pour les intégrer aux mythologies ancestrales, c'est juste sidérant.

Coatalem, en marge de son récit de voyage, nous propose aussi une vision géographique, géopolitique et politique de ce pays pas comme les autres pour que nous puissions prendre la mesure de ce régime mégalo, délirant, déconnecté des réalités qui opprime et affame son peuple, prétend à devenir une puissance nucléaire et souffre d'une paranoïa aiguë qui lui laisse penser que le monde entier lui en veut, y compris ses alliés objectifs, comme la Chine ou la Russie... La plus grande race est la race coréenne et le régime des Kim s'évertue à entretenir sa pureté en l'isolant du reste du monde. Ca ne vous rappelle rien ?

"Nouilles froides à Pyongyang" sert aussi à cela : découvrir et appréhender l'étrange idéologie qui préside à ce régime transmis de père en fils depuis un siècle. Un mélange de marxisme-léninisme orthodoxe et de confucianisme, le tout, mis à la sauce Kim pour en faire une quasi théocratie à la gloire d'une famille. Et gare à ceux qui essaye de quitter le giron ! Un des propres fils de Kim Jong-Il, réfugié à l'étranger, a déjà échappé à plusieurs tentatives d'assassinat commanditées par son propre père. D'autres transfuges ont appris à leurs dépens que le fameux parapluie bulgare avait été naturalisé nord-coréen... Entre autres joyeusetés faisant froid dans le dos.

Un mot sur la littérature qui a une place particulière dans le livre. Coatalem et Clorinde ont emporté avec eux des livres, au cas où. Ils ont bien fait, puisque les soirées sont longues en Corée du Nord et les temps morts, dans la journée, nombreux. Clorinde, amoureux de littérature classique, a opté pour la Pléiade, les oeuvres de Valéry ou Larbaud, en l'occurrence.

Coatalem, lui, fidèle à ses envies de voyages, mobiles ou immobiles, a emporté un roman de Herman Melville, "Mardi", qui va résonner curieusement au cours du séjour. Première oeuvre de pure fiction de l'auteur, elle emmène le lecteur dans un Pacifique sud imaginaire, coloré, luxuriant, où les hommes se montrent détachés des contingences de pouvoir, de politique, de religion, bref, de tout cet apparat bassement matériel qui en occupe beaucoup...

Le contraste entre la lecture de Coatalem et ce qu'il vit est frappant... L'imaginaire de Melville est si attirant que la réalité nord-coréenne paraît encore plus terne, ubuesque, hors du monde. Parfois, on se surprend à penser au détour d'une page : mais... ils sont passés dans la quatrième dimension ? Ou, pour rester dans la métaphore télévisuelle, on s'attendrait presque à voir Coatalem porter une veste caractéristique et être appelé numéro 6. Sauf que là, difficile d'échapper à l'identité du n°1, dont la figure s'affiche partout...

Au final, c'est avec un soulagement non dissimulé que Coatalem est remonté dans l'avion. Un soulagement véritable seulement une fois que l'avion a bien quitté le territoire nord-coréen. Parti pour un voyage découverte, il en revient avec une vision surréaliste des choses, car ce pays n'a rien de commun avec aucun autre, même parmi les plus féroces dictatures.

Mais surtout, je me suis mis à la place du rédacteur en chef adjoint de Géo qui, malgré les embûches qu'il redoutait forcément de la part d'un tel régime, a dû revenir au combien frustré de son séjour dans "l'autre pays du matin calme". Impossible de savoir s'il existe en Corée du Nord des sites, naturels ou crées par l'homme, qui valent le coup d'oeil. S'ils existent, ils ne sont pas au programme du tour opérateur suprême qu'on ne contredit pas.

Et, à l'image de ces sites possiblement touristique, tout est à l'avenant dans ce pays. Au bord permanent de la famine, la Corée du Nord n'offre aucun privilège à ses visiteurs étrangers qui ont eu bien du mal à se nourrir à leur fins avec ce qu'on leur a servi. Dans un sens, alors que la majeure partie du peuple meurt de faim dans ce pays, c'est presque justice. Mais, même lorsqu'on leur promet de goûter à une spécialité gastronomique locale incontournable, les nouilles froides, Coatalem et Clorinde doivent faire preuve de diplomatie pour ne pas avouer à leurs hôtes que c'est un plat très quelconque.

Pas étonnant de les retrouver dans le titre du récit de voyage de Coatalem. Les nouilles froides, c'est en fait un parfait symbole de la Corée du Nord, pays surfait, décevant et sans grand intérêt...

Tout le contraire de ce livre dont la dernière phrase résume le dilemme de l'auteur, mais aussi du lecteur : "faut-il rire ou bien pleurer ?"


4 commentaires:

  1. J'ai repéré ce livre dans Lire en me disant qu'il devait être intéressant et surtout édifiant sur ce qui est le pays le plus fermé du monde...et d'après ce que tu dis, édifiant il l'est ! C'est horrible de se dire qu'ils crèvent tellement de faim qu'ils en sont à considérer des nouilles froides comme un plat gastronomique.

    Et comme à chaque fois que j'entends parler de la Corée du Nord, je me pose cette question : mais qu'attend le peuple pour se soulever ? Je sais qu'ils sont conditionnés depuis la naissance et qu'on leur fait subir un lavage de cerveau constant mais tout de même, à un moment donné, ils vont bien réagir...

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  2. Alors, précision, Caro, ces nouilles froides sont vraiment un plat gastronomique. C'est le nom du plat. Il y a même, apparemment, des nouilles glacées, que l'auteur et son comparse n'ont pas osé goûté. C'est juste que... c'est pas terrible, rien à voir avec la famine.

    Pour le soulèvement, c'est vraiment difficile, même si on sait que certains fuient le pays en passant par la Chine, préférant devenir clandestins chez le géant voisin, c'est dire si la vie en Corée du Nord doit être pénible.

    Pour se soulever, ce sera compliqué : l'armée est le premier employeur du pays...

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  3. Ah d'accord, j'ai compris de travers :)

    Et oui je sais bien que se rebeller pour les Coréens du Nord ne sera pas facile, mais en même temps c'est la seule solution que je vois, parce qu'il est évident que personne ne va aller les "libérer", pas même les USA dont c'est pourtant une des spécialités si je puis dire.

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  4. On va voir si la famine qui perdure peut aussi pousser à la révolte. Sans oublier que le bouquin se passe en 2011. Depuis, Kim Jong-Il est mort et c'est son 3ème fils, à peine 30 ans, qui dirige le pays. On ne sait pas du tout qui il est et, forcément, s'il est taillé pour le poste... Pas évident toutefois : les récentes révolutions, au Maghreb, ou un peu plus loin, les révoltes, en Chine, se déroulaient en lien et par inspiration avec les démocraties extérieures. Les Nord-Coréens sont conditionnés pour croire que l'étranger est l'Ennemi de la Corée, quel qu'il soit, même la Chine... C'est un pays de dingue. Il faudrait que la révolte vienne de l'armée, je pense.

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