mercredi 21 janvier 2015

"Un Basque n'est ni Français, ni Espagnol, il est Basque et c'est tout" (Victor Hugo).

La France, contrairement aux Etats-Unis, par exemple, a toujours eu du mal à regarder ses problèmes en face. Comme si ne pas en parler les effaçait, hop, d'un claquement de doigts. Voilà pourquoi, mais je me trompe peut-être, je trouve que les questions corses et basques, qui semblent pourtant fertiles en intrigues possibles, pour des thrillers, mais pas seulement, sont sous-traitées. J'avais, au tout début de ce blog, évoqué le roman de Philippe Ward, "Mascarades", qui nous emmenait au Pays Basque, voici un autre thriller, lui aussi dans cette région si particulière, qu'on n'évoque souvent qu'au gré des arrestations de leaders de l'ETA et plus que rarement le reste du temps. Avec "l'homme qui a vu l'homme" (en grand format chez Ombres Noires et, depuis quelques jours à peine, en poche chez J'ai Lu), Marin Ledun nous plonge dans un panier de crabes terrifiant où idéologie, raison d'Etat, terrorisme, militantisme et journalisme composent un cocktail particulièrement dangereux.



Le 24 janvier 2009, alors que la tempête Klaus commence à souffler fort sur le littoral atlantique, la famille et les amis de Jokin Sasco ont convoqué la presse. L'homme a disparu sans laisser de trace depuis trois semaines maintenant, et ils redoutent le pire. Mais pourquoi avoir attendu d'aussi longues semaines avant d'attirer l'attention du public ?

Dans la salle où se déroule la conférence de presse, se trouve deux journalistes. Un jeune homme, Iban Urtiz, curieux et ambitieux, et un photographe, plus ancien dans le métier, blasé et taciturne, Marko Elizabe. Tous les deux sont envoyés là par leur journal, Lurrama, un quotidien basque, pour couvrir l'événement. Rien de plus.

Ils ont beau être collègues, tous sépare ces deux-là. Iban n'a pas encore 30 ans, ce poste est son premier véritable emploi. Son père était basque, mais il n'a pas grandi dans la région. Lorsque ce poste s'est présenté, il a postulé et a été pris, mais il n'arrive pas au Pays Basque pour remédier à un éventuel déracinement. D'ailleurs, il ne parle pas basque. Il est ce que l'on appelle, avec un peu de mépris, un erdaldun.

Au contraire, Marko est un pur basque, parlant la langue, mais surtout, maîtrisant les subtilités de cette culture très particulière. Il connaît les équilibres délicats qu'il faut savoir ménager, possède le réseau et le carnet d'adresse nécessaire pour accomplir son métier de journaliste en obtenant les bonnes informations des bonnes personnes et sans risquer de froisser quiconque.

Entre les deux hommes, cette première rencontre lors de la conférence de presse de la famille Sasco n'est pas franchement une réussite. Et, d'ailleurs, lors de tout ce qui va suivre, ils vont le plus souvent enquêter seuls, chacun dans son coin, chacun dans une direction. Chacun en prenant des risques, aussi, car, à partir delà, ils ont mis le doigt dans un terrible engrenage.

Le plus surprenant, pour Iban, c'est de découvrir que cette affaire ne semble intéresser que les médias locaux. Pas de chaîne d'info continue, pas de télé ou de radio nationale, pas de quotidiens ou de news magazines de la capitale... Juste des organes de presse basques, s'adressant aux Basques. De quoi rendre l'atmosphère de cette conférence très particulière...

La police aussi est absente. Enfin, plus exactement, elle est bien là, mais à l'extérieur, en alerte, comme pour éviter des débordements. Elle ne semble pas plus que ça concernée par la disparition de Jokin et la détresse de ses proches. Non, là encore, pour Iban, comme pour le lecteur erdaldun, il se passe des choses étranges.

D'autant plus étranges que, dans la région, ces dernières années, ces derniers mois, ce n'est pas la première fois, loin s'en faut, que de jeunes hommes et femmes disparaissent. Le plus souvent, on ne les voit plus pendant quelques jours, jusqu'à ce qu'il réapparaissent, le plus souvent bien amochés, mais vivants.

Ceux qui les ont enlevés ne leur ont pas fait de cadeaux avant de les relâcher et les victimes, depuis, se font particulièrement discrètes. Jokin a-t-il subi le même sort ? Mais, alors, pourquoi n'a-t-on plus entendu parler de lui depuis trois semaines ? Et pourquoi personne, en dehors de ses proches, ne semble-t-il pas s'intéresser à son sort ?

Tout cela aiguillonne forcément la curiosité d'Iban, tandis que Marko, lui, reste distant. Les Sasco, Jokin, mais aussi son frère Peio et sa soeur Eztia, sans oublier sa mère et sa compagne Elea, sont connus pour être proches de l'ETA, peut-être même plus que cela pour la fratrie, mais entre la disparition soudaine et inexpliquée de Jokin et une arrestation, il y a un monde.

Un monde en guerre. Une guerre souterraine, sans merci, où la ligne de front est sans cesse mouvante, où tout le monde ne joue pas ni avec les mêmes armes, ni avec les mêmes règles. Une guerre dont les soldats sont cagoulés et les généraux, dans l'ombre. Difficile, dans ces conditions de savoir exactement qui fait quoi et qui en veut à qui.

J'ai chois de commencer ce billet sans vous parler de la scène d'ouverture du roman, qui donne au lecteur certains éléments capitaux. Pas pour comprendre la situation dans son ensemble, car c'est évidemment là que se trouve le coeur de l'intrigue. Mais pour donner un temps d'avance au lecteur sur les personnages. Oh, un temps bien mince, mais très important.

Elle fournit également un élément qui sera un des fils conducteurs de l'histoire et un de ses détonateurs. Car "l'homme qui a vu l'homme" est un thriller noir, très noir, dur, très dur, violent, très violent, servi par une écriture sèche, sans fioriture. Des phrases courtes, affûtées comme des lames, qui vont à l'essentiel. On ne perd pas de temps en blabla, en chichi, en longues descriptions.

Tous les personnages sont d'ailleurs assez peu bavard et expansifs, finalement assez solitaires, pour ne pas carrément dire seuls. Ils ne se lient guère, font peu confiance aux autres. Et, il faut reconnaître que, au fil des pages, on finit par les comprendre un peu. L'ambiance est si lourde, si tendue et les interrogations si nombreuses qu'il est bien peu aisé de se laisser aller;

Par-dessus cela, souffle la tempête Klaus, bien moins anodine qu'il n'y paraît au départ. Parce que la disparition de Jokin Sasco va elle aussi faire se lever des vents d'une violence plus grande encore, qui pourraient bien faire plus de ravages que la véritable tempête. Des ravages qui sont d'ailleurs d'une toute autre nature.

Vous connaissez l'aile de papillon, tout ça ? Eh bien là, pareil, mais avec un papillon un poil plus violent. Et, à partir de là, le souffle est tel que tout est emporté, que ceux qui pensaient maîtriser la situation ne maîtrisent plus grand-chose et doivent parer au plus pressé. Une spirale impossible à arrêter une fois qu'elle a été lancée.

Mais, le talent de Ledun, c'est d'harmoniser l'ambiance de son roman, son histoire et son écriture avec ces intempéries, qui ne jouent pas un rôle de premier plan, mais conditionnent aussi la tension environnante. Par moments, on jurerait entendre siffler ces vents déchaînés à l'extérieur de l'endroit où l'on lit et les personnages sont emportés comme des fétus par un vent tout autre, celui d'un destin qui s'emballe.

Au milieu de tout cela, il y a donc Iban. Le lecteur, en tout cas, celui qui, comme moi, n'a qu'une vague idée de ce qui se passe entre Bayonne et Bilbao, entre le pays basque nord et le pays basque sud, se trouve dans une position plus proche de la sienne que des autres protagonistes, façonnés dans cette culture et dans cette lutte permanente, qui a dépassé depuis longtemps le simple stade de l'opposition au franquisme.

Il n'a pour lui que son intégrité et son insatiable curiosité (troisième fois, il me semble, que je l'évoque, non ?). Mais elle le porte, elle le pousse à braver bien des dangers simplement parce qu'il veut comprendre. Oh, on est, à mon avis, au-delà du simple chercheur de scoop qui sent l'affaire juteuse et veut en faire un tremplin professionnel.

Je ne suis même pas sûr, en tout cas dans un premier temps, qu'il soit animé par une soif de justice. Peut-être cela vient-il par la suite, mais au départ, c'est vraiment cela : comprendre. Cerner enfin cette histoire et, à travers elle, les personnes, la région, la culture et aussi les enjeux puissants qui traversent cette région depuis plusieurs décennies.

Pour être franc, et je n'ai pas de raison de douter que Marin Ledun ne s'appuie pas sur des éléments concrets et objectifs, j'ai du mal à imaginer que cela puisse se passer comme cela, aussi proche de nous. 2009, c'est hier, or, ce qu'on découvre à l'action, ce sont des pratiques d'une époque qu'on pourrait croire révolue.

Dans "Mascarades", que j'évoquais plus haut, Philippe Ward évoque le décalage très important qu'il y a entre les différentes générations d'etarras. Chez Ledun, on a bien une jeune génération qui a englobé dans son logiciel idéologique bien plus que les simples revendications territoriales. Ce sont des défenseurs d'une culture toute entière, à tout prix, même la violence.

Il serait un peu trop simpliste de réduire "l'homme qui a vu l'homme" à une histoire de gentils et de méchants. Pas plus qu'on ne peut dire qu'il n'y a que des méchants non plus, non, cette distinction n'a en fait pas vraiment de sens. La violence a phagocyté tout dialogue entre les partis et certains ont franchement perdu les commandes, laissant des éléments incontrôlables n'en faire qu'à leur tête.

Et puis, il y a, comme toujours, une question de gros sous. Le Pays Basque n'est pas la Corse, je ne pense pas qu'on puisse parler, chez les Basques, de dérive mafieuse, comme avec la Brise de Mer, par exemple. Mais il y a beaucoup d'argent en jeu, car il est le nerf de toute guerre et on peut aussi se battre pour cela.

L'intrigue de Marin Ledun laisse longtemps planer le mystère sur le rôle véritable des uns et des autres. Puis, le voile se lève petit à petit et l'on comprend alors l'ampleur du désastre et du scandale. Il y a quelque chose d'un roman de John Grisham, un des maîtres du thriller de politique fiction, dans "l'homme qui a vu l'homme", avec les mêmes sous-entendus qui font mal.

Il y a, dans la volonté de l'auteur de dénoncer des heures sombres, où l'on s'assoit sur bien des principes qu'on serait prêt à défendre mordicus par ailleurs, quelque chose de très troublant. Je ne sais pas si le Pays Basque unifié et indépendant serait un pays viable, heureux, calme, pacifié. J'ai tendance à penser que, dans le monde actuel, rajouter des frontières, des barrières entre les hommes ou s'enfermer à triple tour dans une culture, aussi riche, ancienne et originale soit-elle, n'est pas forcément souhaitable.

Mais, dans l'autre sens, la mise en valeur de ces cultures et leur préservation me semble aussi un enjeu majeur. Le recours à la violence, d'où qu'il vienne, n'est certainement pas la solution, même pas un dernier recours. Oui, j'ai un côté candide, limite Miss France, qui ne passera sans doute jamais, veuillez me pardonner.

Allez, je ne résoudrai pas ici les problèmes liés au Pays Basques, passés, présents et à venir. En revanche, cette lecture m'a un peu plus convaincu qu'il y aurait beaucoup à faire pour que la littérature s'empare de la culture basque pour aider à sa diffusion. Je connais mal cette région, elle n'est pas montré là sous son meilleur jour, et pourtant, j'aurais bien envie d'aller m'y plonger de plus près, d'apprendre à la connaître.

2 commentaires:

  1. Je suis ravie qu'il sorte enfin en poche comme ça je vais pouvoir le lire! =)

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  2. Eh bien mon ami, magnifique chronique! Heureusement que je ne l'ai pas lue avant de faire la mienne... Tu as été particulièrement complet, didactique, et tout et tout... :)

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