dimanche 27 novembre 2016

"Il n'y a qu'une façon d'écrire : on crée les personnages les plus vrais possible et, ensuite, on leur obéit".

Depuis que les éditions Fleuve ont eu la bonne idée de publier "Le Vide" et "Hell.com", de nombreux lecteurs français ont découvert l'univers du Québécois Patrick Senécal. Son nouveau roman vient de paraître chez son éditeur originel, les éditions Alire, et nous allons nous y intéresser. On y retrouve la noirceur, la violence, la petite pointe de cynisme, aussi, qui font la marque de fabrique de ce romancier prolifique et imaginatif. Avec "L'autre reflet", il poursuit la réflexion entamée dans "Faims", sur les artistes, leurs créations, leurs inspirations et les émotions que tout cela engendre. Une mise en abyme très intéressante qui devrait contribuer à alimenter les nombreuses comparaisons faites de longues dates entre Patrick Senécal et Stephen King. Mais, c'est aussi un roman mordant sur l'idéal artistique et le revers de cette médaille, le succès public...



Michaël (prononcez-le à la française) rêve de devenir écrivain. Quelques années plus tôt, une de ses nouvelles a été publiée, mais depuis, il rame pour boucler son premier roman. Ce livre est un thriller dont l'intrigue satisfait l'auteur, mais il trouve qu'il manque un je-ne-sais-quoi à l'ensemble pour aboutir à ce qu'il recherche.

Il est donc bien loin de pouvoir vivre de sa plume et, pour faire rentrer un peu d'argent dans le budget du ménage qu'il forme avec Alexandra. Michaël est enseignant, mais pour pouvoir consacrer le plus de temps à l'écriture, il a choisi de travailler en milieu carcéral : il y anime des ateliers d'écriture avec les détenus, ce qu'il trouve très enrichissant.

Dans la prison où il officie, une prison pour femmes, il fait la connaissance d'une prisonnière, Wanda, qui se démarque des autres. Certes, son style n'est pas terrible, son orthographe, sa grammaire et sa syntaxe laissent à désirer, mais la nouvelle qu'elle lui a remise a laissé le jeune auteur pantois. Il y trouve toute la force qui manque à son propre travail !

Le hic, c'est que Michaël comprend rapidement que les histoires que racontent Wanda sont tirées de sa propre expérience. En clair, ce sont ses propres crimes qu'elle relate avec force détails et cette énergie incroyable nées de l'expérience vécue du meurtre. Tout ce qui manque à Michaël, ébranlé par ces révélations, ainsi que par le fait que certains des crimes de Wanda n'ont jamais été élucidés...

Alors, après avoir longtemps hésité, pesé le pour et le contre, constaté qu'il ne parvenait pas à sortir tout seul de son impasse littéraire, Michaël décide de s'inspirer du travail de Wanda pour donner à son propre roman le petit truc qui lui manque... Et ça marche : non seulement "Sous pression" est accepté par un éditeur, mais il cartonne immédiatement.

En quelques semaines, il devient la coqueluche littéraire du Québec, invité dans tous les salons, dans tous les médias, vendant des livres par centaines, découvrant la popularité, l'aisance et le succès. Un vrai paradoxe pour un garçon qui a toujours mis en avant la qualité de son travail, et non une quelconque ambition à devenir auteur de best-sellers.

Mais, car il y a un mais, dans les années qui suivent, aucun des livres publiés par Michaël ne va retrouver le même succès. Revenu à des méthodes d'écriture plus traditionnelles, le romancier a perdu la formule magique. Une formule dont l'origine lui pose évidemment problème, son succès venant de véritables meurtres...

Michaël ne veut plus entendre parler de Wanda, qui, espère-t-il, restera encore longtemps derrière les barreaux. Mais, à chaque nouvelle parution, son succès et ses ventes s'érodent. Il est rentré dans le rang, supplanté par d'autres romanciers placé sous les feux de la rampe, et il s'aigrit, doucement mais sûrement, agacé de son impuissance et de l'ingratitude du public...

C'est alors que Wanda réapparaît dans sa vie et lui propose son aide...

A sa manière, Patrick Senécal revisite dans ce roman le mythe de Faust : Michael est dans le rôle de ce savant incapable d'accéder par la science à la connaissance universelle. Pour y parvenir, il signe un pacte avec Méphistophélès qui réalisera tout ses voeux en échange de son âme... On connaît l'histoire, si ce n'est en détails, au moins dans sa globalité.

Méphisto, ici, c'est Wanda, mais cette présence féminine dans le rôle du tentateur diabolique n'empêche pas, vous le verrez, je ne l'ai pas évoquée ici, "l'autre reflet" d'avoir également sa Marguerite (mais pas son air des bijoux). L'intrigue apparaît ensuite clairement : Michaël cédera-t-il à la proposition de Wanda, tout en sachant comment elle procédera ?

Ce dilemme moral est le moteur de ce thriller sombre où le parallèle entre Patrick Senécal et son double, Michaël, se pose évidemment. Pour ceux qui ont lu certains des livres précédents de l'auteur, simples thrillers, roman plus fantastiques ou carrément horrifiques, vous savez que son imagination en matière de violence est... débordante.

Comment faire passer cette violence, comment transmettre aux lecteurs la souffrance infligée lorsqu'on ne peut pas l'expérimenter concrètement pour la décrire ? Entre imagination et volonté de réalisme, il faut trouver les effets qui sauront provoquer chez le lecteur la grimace de dégoût, la répulsion, le frisson qu'il attend lorsqu'il ouvre ce genre de livre.

Dans "l'Autre reflet", la fiction permet à Senécal d'intégrer un élément nouveau : la possibilité de la transgression des tabous les plus fondamentaux de nos sociétés. Non seulement, en pompant le texte de Wanda pour son premier roman, Michaël lui a vendu son âme, mais la manière dont elle agi pour réaliser ses souhaits a de terribles conséquences...

Senécal pousse le jeu de miroirs plus loin de la simple relation auteur/personnage : Michaël et Wanda sont, d'une certaine manière, le reflet l'un de l'autre, un peu comme si la meurtrière était la jumelle maléfique, le cygne noir de l'écrivain. L'écrivain (le vrai) joue d'ailleurs avec cette impression de symétrie, qui forme l'architecture de son plan.

De la même manière, il place en vis-à-vis l'ambition artistique de Michaël et ce succès tellement addictif qu'on ne peut, quand on y a goûté, s'en défaire. Et, pour cela, il installe un personnage qui devient, là encore, le négatif de Michaël. On y vient, la voilà, la Marguerite de notre Faust : un ex travaillant dans l'édition, mais ne jurant que par le succès quand Michaël parle de création...

"L'autre reflet" est dans la stricte continuité de "Faims", le précédent roman de Patrick Senécal. On y voyait un cirque un peu particulier proposant des numéros stigmatisant les travers de la société contemporaine et aiguisant chez ses spectateurs des désirs inavoués, inavouables et fort peu moraux... Dans l'assouvissement de ces désirs, se trouvait un épanouissement franchement malsain...

Michaël lui aussi goûte à cet élixir qui rend puissant, mais, pour cela, il a dû passer outre ses dilemmes intérieurs, ses questionnements moraux (qui commencent par le choix de piquer les effets de Wanda pour les incorporer dans son propre livre jusqu'à la question collatérale des meurtres). La tentation de retrouver la saveur inimitable du succès devient alors insoutenable...

Comme souvent dans ses livres, Patrick Senécal sait faire vibrer la vilaine corde sensible de l'être humain, celle des instincts les plus bas que nous avons tous en nous. Cette métamorphose qui fait rejaillir la part d'ombre, la part de violence qui sommeille en chacun de nous. Et le lecteur, lui, assiste à ces combats, à ces chutes, à cette folie, en se demandant ce qu'il ferait, lui, à la place des personnages...

L'engrenage mis en place dans "l'autre reflet" est redoutable : une fois lancer, on ne peut ni l'arrêter, ni le faire repartir en arrière. En fait, en cédant à la tentation, de manière presque innocente, la première fois, Michaël a pénétré dans une souricière. Le voilà irrémédiablement piégé. Plus il se débat, plus il lutte, contre la tentation mais aussi contre l'horreur, plus il s'enferre...

La mécanique de "l'autre reflet", si elle peut avoir quelques côtés attendus par moments, reste implacable et redoutablement efficace. La montée des tensions est inexorable et la position de Michaël de plus en plus difficilement tenable. Wanda, c'est un peu la version féminine, littéraire et exponentielle du personnage incarné par Sergi Lopez dans "Harry, un ami qui vous veut du bien".

Mais, bien sûr, on pense à un autre thriller, un roman-culte, d'un auteur à qui Patrick Senécal est souvent comparé : le "Misery" de Stephen King. On retrouve un écrivain aux prises avec une fan un tantinet encombrante (oui, je maîtrise l'euphémisme...), mais Senécal aborde la question sous un angle différent, en donnant à Wanda un rôle sensiblement différent de celui d'Annie Wilkes.

Je n'ai que très peu parlé de Wanda, finalement, jusqu'ici. Et c'est un tort, parce que c'est un vrai personnage de sociopathe comme on les aime (enfin, tant qu'ils restent bien au chaud dans les pages d'un roman) : elle a cette allure candide, presque angélique. Au premier abord, on lui donnerait le bon dieu sans confession. Mais, dès qu'on gratte un peu le vernis...

Senécal n'en fait pas un Hannibal Lecter au féminin, machiavélique, cynique, tenant les commandes et décidant de tout. Non, même dans sa manière de raconter les horreurs qu'elle a commises, Wanda reste d'une ingénuité troublante. Puis, peu à peu, alors qu'elle se livre, aveux qui ne tomberont que sous les yeux du lecteur, on comprend que, à l'instar de Michaël, elle aussi est en quête d'un idéal...

Plutôt que du Lecter, c'est du Dexter qu'il y a chez Wanda. Elle n'a pas conscience d'être différente, dangereuse, non, simplement de ne rien ressentir, quoi qu'elle fasse. La rencontre avec Michaël va lui ouvrir les yeux, lui faire prendre conscience de certaines choses qu'elles n'avaient jamais envisagées jusqu'alors. Et surtout, une perspective...

A sa manière, Wanda va elle aussi trouver son nectar, comme Michaël a découvert le succès. Et c'est tout le drame de l'écrivain : avoir fait découvrir cette saveur à la tueuse, qui devient insatiable... Elle aussi s'inscrit dans la lignée des personnages de "Faims", par son effrayant épanouissement. Pour elle, pas de dilemme ou de questionnements, juste une voie à suivre...

Reste maintenant à savoir ce que décidera de faire Michaël, quelle option il va choisir...

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