samedi 12 novembre 2016

"Un bon Sami est un Sami qui n'existe pas".

- Le billet sur "Le Dernier Lapon".
- Le billet sur "Le Détroit du Loup".

Une précision, tout de suite, j'ai choisi ce titre lapidaire parce qu'il représente parfaitement l'enjeu de notre roman du jour. Et, d'une certaine manière, tout l'enjeu de la trilogie d'Olivier Truc qui arrive à son terme avec un troisième volet, à la fois dans la lignée des deux premiers mais aussi sensiblement différent. Oui, il va falloir se faire à l'idée de laisser Nina et Klemet, mais aussi le peuple Sami, ces Lapons, comme nous les appelons plus couramment, en méconnaissant le fait que ce mot est en fait péjoratif. "La Montagne rouge" vient de paraître aux éditions Métailié et nous offre une enquête au long cours, assez surprenante par son point de départ et qui va permettre de balayer de nombreux thèmes de société touchant particulièrement la Suède (et certainement pas qu'elle), mais aussi de poursuivre l'introspection entamée par les deux personnages centraux. Un roman dense et sombre qui vaut aussi par ses personnages secondaires épatants, touchants, déconcertants et, finalement, tout à fait surprenants...



C'est bien loin de leur territoire habituel que l'on retrouve la patrouille P9 de la Brigade des Rennes. En ce début d'automne, ils ont pris la direction de la Suède, à près de 1500 km de leur terrain de jeu habituel, dans une région où les Sami viennent faire paître leurs troupeaux de rennes à la belle saison et procède aussi aux abattages pour réguler une population qui pourrait devenir trop nombreuse.

C'est d'ailleurs lors d'une de ces opérations que débute l'histoire de "la Montagne rouge", avec une découverte problématique : les éleveurs Sami ont en effet trouvé un os qui ne ressemble en rien à celui d'un renne. Ils en sont même certains d'emblée : il s'agit d'un os qui appartient probablement à un squelette humain...

Pour Petrus, responsable du sameby local, comme on appelle ces communautés sami poursuivant l'élevage traditionnel du renne et installant leurs immenses enclos à des endroits précis, c'est un problème de plus à gérer. Un de plus, au milieu d'une multitude, car la période est très mouvementé pour son sameby et pour son peuple tout entier.

En effet, depuis longtemps, les éleveurs sami sont en conflit avec les forestiers et les agriculteurs suédois, des Scandinaves, pas des Sami. On se dispute les mêmes terres, les uns venant y faire paître leurs troupeaux quand les autres veulent faire pousser des arbres dont il pourront ensuite exploiter le bois. Derrière cette "simple" querelle, des questions aux relents bien plus désagréables...

Il s'agit de savoir qui est le plus légitime pour s'installer là, entre Sami et Scandinaves. Pour les seconds, c'est une évidence, les Sami ne sont venus là que bien après que leurs ancêtres, colonisant la région, se soient installés. Pour les premiers, ces terres, même assez éloignées de ce qu'on a coutume d'appeler la Laponie, sont des lieux ancestraux où les nomades venaient avant la présence des colons.

Les Sami, peuple aborigène cultivant une riche tradition orale mais ne possédant pas d'écrit attestant de son histoire, voient leur territoire se réduire comme peau de chagrin depuis longtemps. En Finlande, en Norvège ou en Suède, ils ne se sentent pas les bienvenus et ces bisbilles avec les forestiers de la Montagne rouge ne font qu'accentuer cette impression.

L'affaire a même été portée devant la justice. Deux fois, déjà, les Sami ont été débouté. Mais Petrus et les siens ne veulent pas renoncer et l'os est découvert alors que doit débuter un troisième procès devant la plus haute juridiction : la Cour Suprême de Stockholm. L'espoir est mince de gagner. Au contraire, un troisième échec pourrait sonner le glas de la présence Sami en Suède...

Et si cet os pouvait tout changer ? En effet, les premières recherches ont montré qu'il était très ancien. Plusieurs siècles. Pourrait-il s'agir de l'os d'un nomade sami enterré là de très longue date et attestant de la présence de ce peuple avant celle des Scandinaves ? Pour le prouver, il va falloir du temps aux archéologues, mais aussi d'autres indices.

Or, si le squelette auquel appartient le premier os a pu être mis à jour, il manque la tête... Et pour les scientifiques, ce crâne est fondamentale pour pouvoir se prononcer sur l'origine du corps... Alors, on fouille, on cherche, pendant que Petrus essaye, avec l'énergie du désespoir, de défendre les intérêts de son sameby, seul contre les juges et les forestiers...

La patrouille de la Brigade des Rennes, elle, doit essayer de faire baisser les tensions entre les deux camps. Celles-ci ne cessent d'enfler, les provocations et les sabotages se multiplient, entraînant des représailles de l'autre bord. Jusqu'à ce qu'on s'en prenne au site archéologique en cours de fouille... Apparemment, certains auraient intérêt à empêcher les archéologues de mener leurs recherches.

C'est donc autour d'un mort, certes, mais d'un mort très ancien dont rien n'indique qu'il a pu être assassiné, que s'organise cette troisième enquête de la Brigade des Rennes. Pas banal... Mais, la violence contemporaine, elle, est bien présente. Je l'ai dit, on se rend coup pour coup entre Sami et Scandinaves et la situation ne cesse de s'envenimer, au point de craindre le pire...

Klemet et Nina doivent donc jouer les casques bleus, si je puis dire. Empêcher le conflit de dégénérer en bataille rangée. Mais ils doivent aussi aider les archéologues dans leurs recherches, compliquées par les actes de vandalisme perpétrés sur le site. Leur quête semble dérisoire, folle, impossible : retrouver le crâne disparu, sans doute volé il y a bien longtemps...

On a donc une intrigue assez particulière qui va permettre de mettre en lumière le terrible rejet dont les Sami font l'objet dans la société suédoise. Et cela ne date pas d'aujourd'hui, va-t-on comprendre, au fil des rebondissements. Ainsi, à travers cette quête archéologique, Olivier Truc va-t-il faire apparaître les côtés les plus sombres de la société suédoise.

Ce troisième tome de la trilogie Sami m'a fait penser à certains romans de Hennig Mankell : souvent, la société suédoise est érigée en exemple, comme ses voisines scandinaves, d'ailleurs. Pourtant, en y regardant de plus près, on se rend compte que cette paisible monarchie constitutionnelle a parfois sérieusement dépassé les lignes jaunes...

On va ainsi croiser dans le livre l'ombre d'Anders Retzius, scientifique suédois du XIXe siècle, inventeur de l'indice céphalique à la même époque où, en France, Arthur de Gobineau commence à exposer ses théories racialistes... La forme des crânes, leurs dimensions, leurs signes particuliers... Tout cela servira de bases aux pires théories racistes jusqu'au nazisme...

Olivier Truc nous rappelle des faits qui ne sont pas forcément si évident que cela : les Scandinaves sont des colons, ils ont conquis des terres sur lesquelles ils ne sont pas nés et ils se sont comportés avec les populations autochtones comme la plupart des civilisations impérialistes. Les Sami ont subi cette colonisation de plein fouet, mis au ban, considérés comme des êtres inférieurs...

Je mets en exergue cet aspect-là, très important dans le roman, sans trop le contextualiser pour ne pas trop en dévoiler. D'autres affaires bien peu reluisantes sont également évoquées dans "la Montagne rouge" et elles font froid dans le dos, plus encore quand on se dit que cela s'est déroulé dans une démocratie exemplaire et non dans la pire des dictatures...

N'entrons pas dans ces détails qui vous marqueront forcément, et intéressons-nous plutôt à ces personnages secondaires dont j'ai parlé dans mon introduction. J'en ai déjà cité un, Petrus, le chef du sameby de la Montagne rouge. Courageux, déterminé, mais aussi usé, fatigué, s'enfonçant dans le désespoir, mais fier et sage représentant de sa communauté.

Il a pour lui sa sincérité et son intégrité, c'est un personnage dont l'humanité et la détresse m'ont vraiment touché. Sur ses épaules, repose un poids immense, les attentes de tout un peuple, alourdi par la quasi certitude qu'il a de son échec annoncé. Face aux forestiers et à une justice suédoise qui penche naturellement vers les colons, sans autre argument que sa bonne foi, il vacille...

Et puis, il nous faut parler de cet incroyable couple : Justina et Bertil. Enfin, couple, je ne l'entends pas au sens conjugal, car personne ne sait vraiment quel lien les unit exactement. Justina a 87 ans, Bertil 92. Elle est la reine du bilbingo, organisatrice et maîtresse de cérémonie de soirée jeu rassemblant un monde fou. Il tient un magasin d'antiquité dont il connaît chaque objet.

On les voit apparaître, s'imposer peu à peu dans l'histoire. Justina est un personnage formidable : la vieille dame qui inspire la sympathie, toujours souriante, débordante d'énergie malgré son âge, chef d'une bande de copines du troisième âge que tout le monde connaît dans la région et qui ne se déplacent jamais sans leurs bâtons de marche nordique (et sans caoutchouc au bout des pointes !).

Et elle a bien du mérite de garder le sourire, tant Bertil, dont elle prend soin, la traite mal. Il la rabroue sans cesse, la critique, la rabaisse... Mais ça glisse sur elle comme l'eau sur les plumes d'un canard. Ces deux-là m'ont fait penser aux personnages de San Antonio dans "la Vieille qui marchait dans la mer", mais en inversant les rôles de Lady M. et de Pompilius.

Ici, l'affreux jojo, c'est Bertil, l'homme qui marche dans la mer, avec le déambulateur qui ne le quitte jamais, tandis que Justina endure toutes ses brimades sans jamais rien laisser paraître. Précisons aussi que le vocabulaire d'Olivier Truc est moins fleuri que celui de Frédéric Dard, mais les mots adressés par l'antiquaire à la vieille femme n'en sont pas plus agréables...

On ne sait pas vraiment comment Bertil, Justina et sa bande de copines fans de bilbingo et de balades en groupe viennent s'inscrire dans la trame du roman. D'une certaine manière, ces personnages secondaires prennent même le dessus sur Klemet et Nina, placés en retrait, courant après des chimères et surtout, tourneboulés par leurs questions existentielles.

Nina peine toujours à trouver sa place au pays Sami. La jeune Norvégienne se retrouve embarrassée lorsqu'elle doit arbitrer ce conflit entre Sami et Scandinaves. Mais, c'est surtout la relation avec son père qui l'angoisse et lui pèse... Elle mène activement l'enquête, comme un dérivatif à ses soucis, mais l'on sent que le coeur n'y est pas...

Idem pour Klemet. Depuis que nous avons fait sa connaissance, depuis "le Dernier Lapon" (ce premier et ce troisième volet de la trilogie sont étroitement liés), il se pose des questions sur ses origines. Après avoir rejeté ses racines sami, il ne cesse d'y revenir et de s'interroger à leur sujet. Une quête tout en introversion, en secrets, en décisions complexes...

Une nouvelle fois confronté à cette situation, devant s'interposer entre Scandinaves et Sami, il cogite, et sévèrement. La part sami qui dort en lui n'en finit plus de se réveiller et de le tirer par les pieds comme un fantôme dans un château écossais, si vous me permettez la métaphore. Plus sérieusement, Klemet est tiraillé, sur les nerfs, en colère, sans doute contre lui-même avant tout.

Il y a, chez ce personnage, cette profonde douleur muette liée aux déchirements qu'il s'est imposé. Dans chacun des trois livres de cette trilogie, les événements versent du sel sur une plaie jamais refermé et la brûlure empire. Dans "la Montagne rouge", c'est un Klemet au bord de l'implosion que l'on retrouve et tout ce qu'il apprend, découvre, le met au supplice...

Je me rends compte que j'ai laissé filer les doigts sur le clavier et que je suis déjà bien long...  Comme si je n'avais pas envie de quitter Klemet et Nina, la Laponie, les Sami... Il faut s'y résoudre, mais pas sans quelques mots de synthèse sur "la Montagne rouge", dont le thème principal reste la question des origines et l'acceptation de l'autre.

Avec beaucoup de finesse, en introduisant un fil narratif secondaire lié à l'oncle de Klemet et à sa compagne chinoise, Olivier Truc met en perspective cette question des flux migratoires, tellement sensible de nos jours... Quand les envahisseurs d'hier, si sûrs du bien-fondé de leur action, se sentent désormais envahis et se raidissent à cette idée...

Oh, bien sûr, les choses sont plus complexes que la manière dont je viens de les exposer. Mais, il y a quelque chose de violent, de dérangeant aussi, dans la réaction des sociétés actuelles face à l'immigration lorsqu'on la met en parallèle avec les dégâts des entreprises coloniales... Un parallèle qui, dans "la Montagne rouge", fait apparaître des similitudes troublantes...

"Science sans conscience n'est que ruine de l'âme", écrivait Rabelais dans "Pantagruel". De Retzius aux méthodes employées désormais pour juger si tel candidat à l'immigration entre dans les critères requis par les lois, il n'y a qu'un pas. Et l'on comprend facilement ce qui peut révolter Klemet, lorsqu'il est témoin de ces procédures...

Au-delà du coté atypique de ce polar, qui ne repose pas sur une enquête classique visant à démasquer le coupable d'un crime de sang, Olivier Truc nous offre une histoire sombre et qui bouscule aussi le lecteur dans ses certitudes à plusieurs reprises. Que des questions restent en tête une fois la dernière page tournée ! Que de questions qui ne se cantonnent pas à la Suède, à la Scandinavie et aux Sami !

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