Spécialistes du thriller ésotérique, Jacques Ravenne et Eric Giacometti ont connu le succès grâce à une série mettant en scène le personnage d'Antoine Marcas, policier et franc-maçon, sans cesse embarqué dans des enquêtes où s'entrecroisent ces deux qualités. Mais, ce printemps, les deux romanciers se lancent dans un nouveau projet, qui n'est pas un nouveau tome de la série construite autour d'Antoine Marcas, mais le début d'un nouveau, qui mêle cette fois roman historique et enquête ésotérique (je n'emploie pas le terme de thriller à dessein, on y reviendra). "Le Triomphe des Tènèbres" (en grand format aux éditions Jean-Claude Lattès) est le titre du premier tome de cette trilogie intitulée "Le Cycle du Soleil Noir", qui va nous entraîner dans une quête aussi fascinante qu'inquiétante à travers le monde, avec un point de départ bien réel, aussi délirant que cela puisse paraître : les croyances ésotériques de certains dignitaires nazis et leur certitude que c'est par ce biais que le Reich de mille ans verra le jour...
Dès 1935, à l'instigation de Himmler, le régime nazi crée l'Ahnenerbe, une société spécialisée dans les recherches sur la civilisation germanique afin de démontrer la supériorité de la race aryenne, dont les nazis se réclament. Archéologie, anthropologie (dans une vision racialiste) et histoire de la race aryenne et de sa culture, voilà les principaux champs de recherche, dans une vision teintée d'ésotérisme.
Dans les faits, il s'agit de faire feu de tout bois pour trouver les preuves disséminés aux quatre coins du monde qui fonderont la puissance nazie et lui assureront une hégémonie pour longtemps. Mais, sous le fin vernis universitaire chargé de donner une légitimité à tout cela, le naturel revient vite au galop et ces recherches ont bel et bien pour but de s'emparer de certains artefacts, si besoin, et par tous les moyens.
Un projet qui va s'accélérer lorsque, au soir de la Nuit de Cristal, les SS s'emparent au nom de l'Ahnenerbe d'un mystérieux ouvrage que détenait jusque-là un libraire juif de Berlin, Otto Neumann, un spécialiste en livres anciens qui s'apprêtait à quitter le pays. A la tête du détachement, le colonel Karl Weistort, qui s'empare, malgré la résistance du libraire de ce "Thulé Borealis", livre qui a la réputation d'être maudit...
Pour Himmler et ses sbires, ce livre est la clé qui doit permettre de trouver les éléments permettant aux nazis d'acquérir un pouvoir quasiment surnaturel, décisif dans la lutte pour installer une grande Allemagne aryenne, imbattable et surpuissante. Mais, avant d'en arriver là, il va falloir que Weistort voyage énormément, d'abord au Tibet, dans une vallée isolée, première étape d'un périple en forme de chasse aux trésors.
Janvier 1939, en Catalogne, la guerre civile espagnole se poursuit. Et, malgré la victoire annoncée des Franquistes, la lutte se poursuit, à l'instigation des anarchistes. Un groupe se lance dans une opération pour le moins gonflée : attaquer et piller le monastère de Montserrat, abbaye bénédictine accrochée à une impressionnante façade rocheuse, et l'un des lieux les plus marquants de l'Espagne catholique.
Parmi les assaillants, un jeune français, Tristan, c'est en tout cas ainsi qu'il se fait appeler, sans certitude qu'il s'agisse de son véritable nom. Drôle d'oiseau que ce garçon, qui ne semble pas là par conviction idéologique et possède d'importantes connaissances artistiques... Plutôt un trafiquant qui profite du désordre ambiant qu'un militant rêvant de renverser un régime honni.
D'ailleurs, à Montserrat, son comportement a de quoi dérouter, même s'il passe un peu inaperçu auprès de ses compagnons, obnubilés par les richesses incroyables dont ils vont pouvoir s'emparer, non sans violence. Un défi au nouveau pouvoir fasciste qui s'installe dans le pays et dont l'Eglise sera plus le sabre que le goupillon...
Quant à Tristan, après le coup d'éclat de Montserrat, il va poursuivre son petit bonhomme de chemin, jusqu'à ce qu'un événement malencontreux ne mette un terme un peu rude à ses projets et ne l'envoie dans un camp de prisonniers, du genre dont on ne ressort pas vivant... Mais, sous ses airs débonnaires, le garçon a de la volonté et compte bien se tirer de ce mauvais pas.
Et qui sait si, en cas de besoin, il n'aura pas un coup de pouce du destin ? Peut-être pas sous une forme attendue, agréable, mais qui va lui permettre de vivre encore un peu. Et de se retrouver embarqué dans une aventure bien plus extraordinaire que ce qu'il imaginait jusque-là. Même si, pour cela, il a devoir passer des anarchistes espagnols aux nazis...
Autour de Weistort et de Tristan, d'autres personnages vont petit à petit se retrouver impliqués dans les différents camps en présence, sans que personne ne sache vraiment quel est l'enjeu véritable de tout cela... Il y aura Erika, jeune architecte allemande pleine d'ambition et mue par sa curiosité plus que par une fibre politique.
Il y aura Laure, une jeune Française, qui ne supporte pas l'invasion de son pays par les nazis et fait preuve de caractère pour montrer sa désapprobation. C'est sans doute une tradition familiale, puisqu'elle descend des fameux Cathares qui s'opposèrent à l'église romaine jusqu'au sacrifice, au XIIIe siècle.
Il y aura enfin le commander Malorley, membre du nouveau service d'espionnage mis en place par Churchill, le SOE. Il est le seul côté anglais à envisager l'enjeu du conflit qui s'étend peu à peu au monde sous un angle ésotérique. Non qu'il y croit, mais parce qu'il est persuadé que ceux d'en face y croient. Pour quelles raisons ? That is the question...
Reste à convaincre un monde incrédule (et particulièrement, le locataire soupe au lait du 10, Downing Street) que le cauchemar est sur le point de commencer. Qu'il faut aussi porter la lutte sur ce curieux théâtre d'opération... Mais que faire quand on n'a absolument aucune idée de ce que l'on recherche ? Comment anticiper les coups de l'adversaire quand on est dans le noir complet ?
Pardon pour cette mise en place un peu longue, dans laquelle j'essaye tout de même d'en dire le moins possible, car il se passe énormément de choses dans ce premier volet. On n'est sans doute pas encore complètement dans le vif du sujet, d'ailleurs, mais le décor est largement planté et les premiers éléments forts y apparaissent.
Avec encore bien des interrogations quant aux rôles des uns et des autres, mais c'est normal, puisque c'est tout de même une trilogie, qu'on est peut-être pas dans un pur thriller, mais dans un roman à suspense, c'est certains, avec du mystère et une enquête au long cours, qu'il faut ménager quelques rebondissements, et aussi quelques surprises.
Evidemment, lorsqu'on ouvre "le Triomphe des Ténèbres", une histoire où l'on retrouve de l'archéologie, de mystérieuses oeuvres d'art, des pouvoirs cachés, des nazis, des héros sans peur et sans reproche, on pense aussitôt à Indiana Jones, même s'il faut le dire, on n'est tout de même dans quelque chose de sensiblement différent, en particulier dans l'esprit.
Avant d'aller plus loin, il semble important de préciser que ce projet n'est pas seulement le fruit de l'imagination fertile du duo Giacometti / Ravenne. L'intrigue en elle-même est une pure fiction qui, à l'image de la série centrée sur le personnage d'Antoine Marcas, joue avec l'histoire, les mythes, le fantastique, aussi.
Mais, cette trilogie s'articule autour de faits réels, en particulier la relation de certains dignitaires nazis aux questions ésotériques, des croyances qui confinent au fanatisme et qui s'opposent par ailleurs aux visions plus idéologiques et politiques de certains de leurs rivaux. Un sujet qui tient une place assez importante en contrepoint de l'intrigue central.
Pour faire vite, autour de Hitler, il y a les croyants purs et durs que sont Heinrich Himmler et Rudolf Hess, persuadés que l'avenir du Reich passe par ces forces surnaturelles issues des cultures germaniques ancestrales : et puis les idéologues (et un tantinet arrivistes, aussi) que sont Joseph Goebbels et Hermann Goering.
Entre ces deux camps, une rivalité très violente pour obtenir les faveurs d'un Hitler qui apparaît bien peu intéressé par ces questions, pourtant présentes tout au long de son parcours depuis la fin de la Ie Guerre mondiale. Les obsessions du Führer sont ailleurs, mais cette rivalité interne est sans doute aussi un moyen de garder tout son monde sous sa coupe...
Et pour cela, il est prêt à concéder à Himmler un joujou sur lequel se faire les dents, la fameuse Ahnenerbe, sans forcément croire que ça puisse lui apporter quoi que ce soit. Hitler se rêve plutôt en conquérant, en leader d'un empire qui s'étendra jour après jour. Avec pour modèle Frédéric Ier Barberousse, personnage historique autant que légendaire. Tout est décidément imbriqué.
Tout cela, toute cette folie aux effroyables conséquences, ce fanatisme religieux, plus que politique, ce n'est pas une invention. Jacques Ravenne et Eric Giacometti expliquent très bien la genèse de leur projet en ouverture du livre et apportent un passionnant complément d'information en fin d'ouvrage, pour démêler la fiction et le réel.
Cela n'a rien d'anecdotique, pour le coup. Car, dans ce domaine plus que dans tout autre, c'est absolument nécessaire : la folie des nazis est d'une telle ampleur que ce que l'on pourrait trouver trop énorme, absolument incroyables, totalement impossible à croire, relèvent pourtant de faits clairement étayés, y compris à travers les archives de Himmler, récemment redécouvertes.
Ensuite, ils font ce qu'ils savent faire : raconter des histoires, des histoires imaginées, avec des personnages fictifs qui font avancer l'intrigue, au milieu des personnages historiques. Ils jouent avec ces éléments pour fabriquer l'intrigue d'un roman d'aventures et d'espionnage, d'un roman se déroulant en temps de guerre, aussi, avec des étapes dans différentes régions et lieux marquants.
A ce point du billet, il faut peut-être que j'explique pourquoi j'hésite à qualifier ce roman de thriller. C'est une question de rythmique, tout simplement, pas tant dans la narration, où l'on retrouve une succession de chapitres (pas forcément courts) entremêlant différents fils narratifs. Les rebondissements sont là, bien sûr, mais la mise en place de l'ensemble est plus posée qu'un thriller classique.
Sans doute est-ce lié au contexte historique, mais aussi au fait que l'intrigue avance aussi à travers des recherches et des découvertes et que les premières prennent du temps avant d'aboutir aux secondes. Pour autant, on ne s'ennuie pas une seconde, tenu par un vrai suspense sur les intentions réelles de ces opérations, qui restent encore un peu nébuleuses, mais aussi à cause des personnages.
Les personnages... Dans l'idéal, il faudrait que je vous parle d'eux plus que je ne l'ai fait jusque-là. Oui, mais voilà, les personnages de fiction ne sont pas encore tous clairement installés, même si on a commencé à glaner des éléments importants sur les uns et les autres (jusqu'à un clin d'oeil presque inattendu). Ils évoluent, et surtout leur rôle véritable dans l'histoire.
De plus, ils doivent s'adapter sans arrêt, à l'image de Tristan, électron libre ambigu et auréolé de mystère, puisque quasiment aucun d'entre eux n'est au courant de la finalité de tout ce qui se déroule. Ils sont des acteurs qui ignorent la plus grande partie du scénario et ils pourraient bien être amenés à le réécrire. Mais, de quelle manière ? Ce sera probablement un des enjeux des tomes à venir.
Il est donc difficile de vous parler d'eux, à la fois parce que je suis encore dans l'inconnu, pour beaucoup, mais aussi parce que ce que l'on apprend, ce qu'ils font, leurs choix, tout cela fait partie des rebondissements ou des éléments nourrissant l'intrigue et le suspense. Il va donc falloir vous y faire et les découvrir en vous plongeant dans le livre.
De la même manière, les personnages historiques apparaissent sous des jours qui ne sont pas forcément habituels. On n'est pas dans le parfait contre-emploi, entendons-nous bien, mais les questions au coeur de cette histoire offrent un angle différent sous lequel les voir évoluer, qu'il s'agisse d'une réalité, du côté nazi, et d'un côté plus fictionnel, pour les Anglais.
Mais j'ai trouvé très intéressant ce coup de projecteur mis sur ce fanatisme religieux de Himmler, qui construit d'ailleurs la SS comme un véritable ordre religieux, ou plus précisément, à la fois militaire et religieux, à l'image des mythiques chevaliers teutoniques. Une véritable relecture des légendes germaniques et de théories plus ou moins fumeuses, qui fondent une foi bien sombre, nourrie d'occultisme.
Le mérite de Jacques Ravenne et Eric Giacometti, c'est aussi de mettre un peu d'ordre et de donner des éléments pour mieux appréhender ces questions, que l'on croise parfois dans d'autres thrillers historiques, mais sans forcément toujours maîtriser la question. Ici, on apprend une foule de choses, dont certaines font vraiment froid dans le dos, sur les faits, les symboles, les organismes...
De la société de Thulé à l'Ahnenerbe, du panthéon nordique à la swastika, on découvre ou redécouvre des éléments qui, en s'imbriquant dans cette intrigue romanesque, prennent du sens. Avec, encore une fois, j'y reviens, les positionnements des uns et des autres qui ne sont surtout pas à négliger, entre les croyants fanatiques et les sceptiques. Une véritable ligne de front dont Hitler est l'axe (sans jeu de mot).
La série de thrillers ésotériques autour d'Antoine Marcas jouait sur la complémentarité de trames contemporaines et de trames historiques. Avec cette trilogie, Ravenne et Giacometti s'immergent complètement dans le passé, jouent d'ailleurs avec les événements historiques et les acteurs (à l'image d'Ernst Schäfer, dans la première partie du roman), mais conservent des techniques et des habitudes bien ancrées dans leur travail jusque-là.
Les questions ésotériques (y compris la franc-maçonnerie, même si elle n'est cette fois pas au coeur de l'intrigue), au premier chef, mais aussi le jeu avec les mythes, les légendes, base du romanesque, jusqu'aux situations qui, pour le coup, ne dépareraient pas dans un nouvel épisode d' "Indiana Jones". Enfin, le flirt incessant avec le fantastique qui pourrait s'accentuer au fil des événements à venir.
Voilà, n'en disons pas plus, à vous de découvrir ce nouveau projet, différent de la série Marcas, mais pas fondamentalement. A titre personnel, je suis curieux de voir ce que va donner la suite de cette trilogie, dans quelle direction elle va nous emmener. Ce premier tome s'arrête à un moment charnière de cette période, il va être intéressant de voir comment la fiction épousera l'Histoire.
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