Si vous cherchez notre livre du jour dans les rayons d'une librairie, vous devriez apercevoir d'abord un bandeau éclatant avec en grosses lettres noires la mention "Par le créateur de la série Fargo". Pour être franc, je n'avais pas fait le lien entre l'auteur et cette excellente série (qui devrait avoir une quatrième saison, d'ailleurs) au moment où j'ai eu envie de lire ce roman. Non, c'est l'histoire qui a éveillé ma curiosité avant toute autre chose et je n'ai qu'à me réjouir de ce choix. "Le Bon père", de Noah Hawley (vous savez, le créateur de la série "Fargo", mais aussi d'une autre série "Légion", tiens), vient de reparaître en poche chez Folio (traduction de Clément Baude), quelques années après sa première édition à la Série Noire. Un pur roman noir, comme les auteurs américains savent si bien nous en proposer, sombre, douloureux, et traitant de sujets très forts, la relation entre un père et son fils et la longue litanie des meurtriers ayant marqué la jeune histoire des Etats-Unis, qu'il s'agisse de tueurs de masse ou d'assassins ayant pris pour cible des personnalités marquantes. L'histoire d'un deuil, celui d'une paternité, d'une partie de vie...
Paul Allen est médecin. Rhumatologue et diagnosticien (on vient le consulter en dernier ressort, quand on n'arrive pas cerner le mal qui touche le patient ; une espèce de Dr House en plus sympa, quoi), il consulte dans un hôpital new-yorkais et enseigne à la prestigieuse université de Columbia. Une belle carrière qui permet une vie aisée.
Avec son épouse et ses deux enfants, des jumeaux d'une dizaine d'années, Paul Allen vit dans la jolie petite ville de Westport, Connecticut, porte de beaux costumes, profite de belles vacances, mène un train de vie confortable. Une vie de famille harmonieuse, parfait complément d'une carrière professionnelle réussie. Jusqu'à ce soir-là...
Un soir de juin, alors que la famille prépare son traditionnel menu du jeudi, des pizzas faites maison, le jeu télévisé qui passe en sourdine à la télé est brusquement interrompu. Affairés, Paul et son épouse, Fran, n'y prêtent pas vraiment attention. Pourtant, ce qui se passe à l'écran va bouleverser leur vie, et plus particulièrement celle de Paul...
Le flash spécial annonce une nouvelle terrible : lors du meeting que tenait le sénateur Jay Seagram dans les bâtiments de l'université de Californie, à Los Angeles, un homme a sorti une arme et tiré sur celui qui allait être investi par le Parti Démocrate pour la prochaine élection présidentielle et en serait le favori logique.
Jay Seagram, c'est une sorte de JFK en moins sulfureux. Un candidat réputé pour sa conscience sociale, son sens de l'intérêt public, sa détermination à aborder frontalement les sujets de société les plus délicats, sans se laisser impressionner par les lobbys. Un homme que beaucoup imaginent déjà comme un très grand président.
Le choc est réel dans tout le pays, et chez les Allen comme ailleurs. Mais, à Westport, Paul et Fran ne sont que spectateurs de cet événement dramatique. Quand on frappe à leur porte... Sur le seuil, des agents du FBI qui veulent voir Paul Allen séance tenante. Incrédule, le médecin se demande ce qu'on lui veut. C'est Fran qui lui apprend la consternante nouvelle...
L'homme qui a tiré s'appelle Daniel ; c'est le fils de Paul Allen...
Avant de rencontrer Fran et de l'épouser, Paul avait été marié, en Californie. Un amour de jeunesse, une grossesse pas vraiment prévue, un mariage qui flanche rapidement... Lorsqu'il s'est séparé de sa première femme, Paul est parti sur la côte Est, laissant Daniel aux bons soins de sa mère, un peu dépassée par les événements et peinant à se remettre de la rupture.
Trois ans plus tôt, Daniel était venu vivre avec Paul, dans cette nouvelle famille que ce dernier avait construit. Puis, au bout d'une année, il était reparti chez sa mère. Ensuite, il avait choisi d'étudier à Vassar, une université de l'Etat de New York, qu'il avait abandonnée au bout de six mois pour se lancer dans une période d'errance dont Paul ne savait pas grand-chose.
Et voilà qu'il le retrouvait par écrans interposés, devenu le sujet de toutes les conversations, de tous les débats, de toutes les supputations... Les images sont là, certes, elles ne sont pas d'une clarté absolu, panique oblige, mais tout semble montrer que c'est bien son fils qui a tiré à trois reprises sur le sénateur Seagram...
Paul Allen ne peut croire à cette évidence : pour lui, son fils ne peut avoir commis cet acte. Il ne peut être ce tueur froid qui a abattu l'homme le plus populaire du pays sans sourciller. Et il décide de se battre pour lui, de l'aider à montrer qu'il n'est pas coupable, ou du moins, qu'il n'a pas agi seul, qu'il n'est que le rouage d'un complot, qu'il a été manipulé...
Mais, rapidement, il se rend compte qu'il ignore presque tout de ce fils (dont il découvre qu'il a même changé de nom au cours de son errance) avec qui il a vécu très peu de temps et avec qui il n'a plus eu de véritable contact depuis un bon moment. Et si le vrai responsable de ce drame, c'était lui, ce père absent, parti fonder une autre famille à l'autre bout du pays, et si ce geste lui était adressé ?
"Le Bon père" est la traduction littérale du titre original, "The Good father", et donne une idée très précise de ce qu'est ce roman, centré sur la personne de ce père désemparé face aux actes de ce fils devenu quasiment un étranger. La culpabilité profonde de Paul Allen occupe une grande partie du récit et, d'une certaine façon, on suit le médecin affrontant les étapes du deuil, un deuil annoncé.
Ce deuil, c'est celui de Daniel, bien sûr, qui encourt la peine de mort. C'est surtout le deuil de cette première paternité, de cette première partie de vie, de l'homme qu'il est devenu, aussi. Alors, Paul va se lancer dans des démarches désespérées pour prouver l'innocence de son fils, atténuer sa responsabilité, prouver qu'il y a eu un malentendu ou une conspiration...
Tout pour ne pas accepter l'inacceptable : la culpabilité de ce garçon, de son garçon. Et, pour y parvenir, il doit reconstituer la vie de Daniel, ces derniers mois où il était devenu une espèce de hobo, voyageant à travers les Etats-Unis sans véritable but, faisant étape quelques mois, vivant de petits boulots puis allant se poser ailleurs...
Mais, il ne va pas s'arrêter à ces derniers mois, il va reconsidérer entièrement l'existence de son fils, cette vingtaine d'années qu'il n'a pas vu passer, où il n'a peut-être pas prêté suffisamment attention à certains signes. Déboussolé, Paul ne sait plus, ne comprend plus et s'en veut. S'en veut tellement, au point de fragiliser sa famille, de s'éloigner de sa femme et de ses jumeaux... Effroyable dilemme...
Père et fils... Il y a cette phrase terrible de Daniel, découverte par Paul, "Je suis l'ombre de fils", qui vient lézarder un peu plus le coeur d'un père plus coupable que jamais. En miroir, on croise dans le livre une autre citation, qui ne concerne pas les personnages du roman, mais fait un écho sinistre avec la situation : "Il y aura toujours un père".
Père et fils... Indissociable. Sans le premier, le second n'existe pas (c'est presque un pléonasme, mais allons au-delà des évidences biologiques, s'il vous plaît). Sans le second, le premier est un homme totalement différent. Et, dans le même temps, un fils peut aussi bien être le reflet du père que son négatif, porté par une volonté de révolte.
Une précision d'importance : ce n'est pas un hasard si j'ai parlé de roman noir pour qualifier "le Bon père". Noah Hawley joue avec une certaine ambiguïté au début du livre : d'autres auteurs, un Morrell, un Grisham, un Baldacci, auraient pu traiter le même sujet sous un angle de thriller conspirationniste, avec une enquête pleine de rebondissements, un mystérieux ennemi dérangé et qui réagit violemment.
Ce n'est pas du tout la voie que Noah Hawley a choisi d'emprunter. Il se concentre vraiment sur le personnage du père, comme l'indique le titre, sur le choc qu'il doit affronter, les décisions qu'il prend, mais aussi les conséquences de cet acte, car c'est toute la vie des Allen qui va en être affectée, faisant de Paul un pestiféré, quelqu'un qu'on évite désormais...
Pour le lecteur, ce chemin de croix passera par un deuxième fil narratif, le long voyage de Danny depuis Vassar jusqu'à Los Angeles, ses rencontres, ses découvertes, ses jobs... On découvre ces derniers moi, petit à petit, racontés à la troisième personne, contrairement à la partie du récit mettant en scène Paul, comme si c'est ce dernier qui nous racontait ce qu'il a pu apprendre sur son fils...
C'est là que se trouve le véritable suspense, en fait : comprendre les raisons qui ont poussé Daniel à tuer le sénateur Seagram. Comprendre, pour essayer d'accepter, si tant est que cela soit possible. Comprendre pour assumer. Comprendre pour mesurer quelle part de responsabilité a Paul dans ce drame. Comprendre pour espérer tourner la page...
Tout ce processus personnel, intime, égocentrique, presque, que va mener Paul va passer par un autre élément très fort : tout au long de ces mois terriblement difficiles, dans sa quête pour comprendre l'acte de son fils, le médecin va chercher dans le passé, plus ou moins récent, des exemples qui pourraient lui donner des indices décisifs.
On croise ainsi des figures incontournables de l'histoire américaine contemporaine, Lee Harvey Oswald, Sirhan Sirhan, Timothy McVeigh ou John Hinckley, par exemple, d'autres que l'on connaît peut-être un peu moins de ce côté de l'Atlantique, mais qui ont eu un impact énorme sur leur époque par la violence et la folie de leurs actes.
A travers son narrateur, Noah Hawley retrace ces faits marquants, en corrélation avec l'histoire de Daniel Allen. Des histoires qui vont évoluer en même temps que l'état d'esprit de Paul Allen, en même temps qu'il avance et retrace le parcours de son fils, sans vraiment trouver les réponses qui lui manquent.
Et quand je dis que cela évolue, c'est très net, car le premier réflexe de Paul en apprenant le geste de Daniel, c'est de crier au complot, de se pencher sur des affaires de premier plan ayant donné lieu à des versions officielles un peu floues et, dans le même temps, à une multitude de théorie du complot. Ensuite, il changera son fusil d'épaule, explorant d'autres options, d'autres exemples...
Tout cela est passionnant, certaines histoires sont connues, mais apparaissent des détails supplémentaires ou des angles différents, d'autres ont été pour moi de glaçantes découvertes, comme la tuerie perpétuée par Charles Whitman en 1966, preuve que les événements qui défraient régulièrement la chronique US ne sont pas un phénomène récent, hélas...
Voilà pourquoi il ne faut pas forcément se fier au bandeau qui ceint le livre. Noah Hawley a publié ce roman en 2012, il est sorti l'année suivante à la Série Noire, et Noah Hawley n'était pas encore le créateur de "Fargo" et de "Légion". On le connaissait alors surtout comme scénariste sur les trois premières saisons d'une autre série bien connue, "Bones".
Et c'est trompeur : "Bones" comme "Fargo" (je n'ai pas encore vu "Légion", mais on sort du noir pour aller vers les super-héros) brillent par un côté humoristique, et même très grinçant pour la deuxième, qui contrebalance le côté polar ou noir. Or, ce n'est pas du tout le cas de "Le Bon père", qui est un roman d'une profonde noirceur, sans aucun contraste.
Au contraire, plus on avance et plus on s'enfonce dans ce côté désespéré qu'impose la situation. J'ai parlé de chemin de croix plus haut, c'est vraiment l'impression que j'ai eu, car à chaque nouvelle station franchie, Paul Allen perd certaines illusions, refusant farouchement de se résigner, mais perdant du terrain face à l'évidence...
Je suis entré dans ce livre avec comme information ce que j'avais lu en quatrième de couverture : un extrait tiré du prologue du roman et quelques lignes en forme de pitch, comme on dit, rien de plus. Je ne savais donc pas vraiment à quoi m'attendre et, comme dit plus haut, on pouvait aussi bien aller vers un thriller surfant sur le thème de la conspiration, comme vers un roman noir ou un polar.
En fait, loin de Morrell, Grisham ou Baldacci, "Le Bon père" est plutôt à rapprocher d'une lignée de romans qui privilégient une puissante dimension psychologique au suspense pur et au roman d'action. En lisant le livre de Noah Hawley, j'ai repensé à "Il faut qu'on parle de Kevin", de Lionel Shriver ou à "Défendre Jacob", de William Landay.
Les contextes de ces trois livres sont très différents, entendons-nous bien, mais le point commun qui saute aux yeux, c'est le thème de ces parents qui se retrouvent désemparés face à leurs enfants, face à ce qu'ils commettent et face aux questions que cela pose quant à l'éducation qu'il leur ont donnée. Ces doutes terribles, cette culpabilité immense sont des sujets romanesques fertiles.
Noah Hawley propose un roman d'une très grande force, porté par une douleur incommensurable, superbement construit pour jouer avec les ambiguïtés évoquées ci-dessus, qui font douter, un peu, laissent malgré tout quelques zones d'ombre susceptibles d'alimenter les théories alternatives, on nous cache tout, on nous dit rien, et centré sur un personnage qui remet toute son existence en question.
On assiste à la métamorphose de Paul Allen, qui se dépouille de sa personnalité initiale, sans doute un peu hautaine, placé dans une tour d'ivoire, aveuglé par la réussite évidente qu'est son existence. C'est ce qui fait sa force, je trouve, cette remise en cause générale, parce que ces événements marquent la fin d'une période et que, pour vivre la suivante, il faudra muer.
J'ai refermé ce livre dans un maelstrom d'émotions, car, vous le verrez, "le Bon père" s'achève par un épilogue bouleversant, et plus encore parce que ce n'est pas du tout à cette fin-là qu'on s'attend. C'est la fin d'une quête, la dernière étape d'un voyage atrocement déchirant. Le moment où la cruelle réalité s'impose enfin.
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