mercredi 14 décembre 2011

Dave save the King !

De temps en temps, au gré des livres qui s'empilent, des envies et même des défis (n'est-ce pas Céline ?), on se retrouve avec, dans les mains, un OLNI, un Objet Livresque Non Identifié. Autrement dit, un bouquin qui ne ressemble à rien de ce qu'on a pu lire auparavant, soit par son histoire, soit par son style, ou les deux. C'est incontestablement le cas du livre que je viens de terminer après, reconnaissons-le volontiers, 5 jours d'âpre lecture. Ce roman, signé par le britannique Will Self, s'appelle "le livre de Dave" (en grand format aux éditions de l'Olivier, disponible en poche dans la collection Points Seuil depuis cet été).


Couverture Le livre de Dave


Dave Rudman est né pour être taxi. Depuis sa prime jeunesse, il a été élevé dans cet univers et il a naturellement pris la relève quand il a atteint l'âge. Et, le moins qu'on puisse dire, c'est qu'il est doué ; il a... la Connaissance, comme on dit. En fait, il est capable de se déplacer les yeux fermés ou presque dans l'immense capitale britannique. Aucune rue, aucun itinéraire ne lui est inconnu, il est même une mine d'informations sur l'histoire de la ville, de ses artères, de ses bâtiments et monuments.

C'est plutôt au niveau humain que Dave pèche... A force de transbahuter des gens à travers Londres, des clients pas toujours agréables, souvent radins, mais aussi, à force de côtoyer toute forme humaine, Dave a développé une profonde misanthropie. Un sentiment qu'il exprime en grommelant en permanence pendant qu'il conduit et qui prend par moments, des aspects franchement racistes et misogynes.

Même au sein de son foyer, Dave n'a pas su se montrer bon mari et bon père. A tel point que sa femme, Michelle, a fini par le chasser, demandé le divorce et obtenu des mesures d'éloignement à l'encontre de Dave...

Bref, Dave est ce qu'on pourrait appeler un sale type.

Mais Dave est surtout quelqu'un de profondément malheureux. Prisonnier de Londres et de ses rues, prisonnier de ce métier de taxi qu'il déteste, finalement, privé de son fils, Carl, qu'il n'a plus le droit d'approcher, Dave fini par dépérir. Car cet enfant, même s'il lui est arrivé de le malmener, c'est la prunelle des yeux de Dave, sa plus grande, peut-être sa seule fierté. Et ne plus pouvoir le voir ou même l'approcher, c'est comme le priver d'oxygène.

Dave s'enfonce dans la dépression, s'endette pour trouver des failles juridiques, milite dans une association de père en lutte contre les décisions de justice systématiquement favorables aux mères, se néglige, devient de plus en plus acariâtre et vindicatif... Dave file un mauvais coton...

Et, comme rien n'y fait, sa dépression devient folie, une folie à la fois délirante et créative au cours de laquelle il va se mettre à écrire à son fils. Attention, pas une correspondance, non un livre. Et pas n'importe quel livre, une sorte d'utopie à la sauce Dave, où il esquisse les traits d'une société idéale à ses yeux (déments, rappelons-le).

Un texte écrit dans un langage bien à lui, un argot de taxi londonien très imagé, mâtiné d'un accent cockney à couper au couteau, un texte dans lequel Dave vomit toutes ses rancoeurs, ses haines, son désespoir, tirant à boulets rouges, pêle-mêle, sur les femmes, la religion, le mariage, les avocats, les traders de la City, la société de consommation, l'homosexualité, ses clients, tous sans exception, bref, sur la société dans laquelle il vit, cette Grande-Bretagne post thatchérienne, où le libéralisme à outrance a fait des ravages dans tous les secteurs...

Ce brûlot, Dave ne peut le remettre à son fils directement, puisqu'il n'a pas le droit de s'approcher de lui. Alors, nuitamment, il s'introduit dans le jardin de la maison où vit Carl avec sa mère et le nouveau compagnon de celle-ci, un prospère homme d'affaires, profil qui cristallise une partie des haines de Dave, et enterre son livre sous leur gazon.

Il faudra attendre 5 siècles pour que resurgisse ce livre de Dave, de façon tout à fait inattendue et, disons-le, assez effrayante... Dans un royaume d'Angleterre transformé en archipel par un déluge, en partie retourné à la primitivité, le livre de Dave, découvert par hasard, est devenu le Livre Saint. Désormais, toute la société du royaume d'Ingleterre, nouvelle appellation du pays, s'organise autour des commandements rédigés à l'orée du XXIème siècle par le chauffeur de taxi.

On parle comme lui parlait, son argot et son accent, un poil hermétiques, sont devenu la norme. Le Mokni est le langage le plus populaire, tandis que l'Arpee est sa forme plus soutenue. L'Ingleterre est une théocratie extrêmement rigide dans laquelle les hommes et les femmes vivent séparément, les enfants passant la moitié de la semaine chez les femmes, l'autre chez les hommes jusqu'à leur puberté. La moindre des phrases de Dave est devenue parole sainte, on les répète en guise de prière, de salutation, on se plie à ses lois sous peine de terribles punitions...

Dans cet univers obscurantiste, quasi moyenâgeux, nous allons suivre la quête de Carl Devush, un adolescent qui a grandi sur l'île de Ham, loin de l'agitation de la Nouvelle Londres. Le village auquel il appartient vit proche de la nature et des éléments, dans une foi simple et sincère en Dave qui a tendance à s'écarter du dogme défini par le PCO, le clergé d'Ingleterre. Au point que la population de l'île est la bête noire du pouvoir central, bien décidé à remettre tout ce monde au pas.

Une nécessité pour ces religieux d'autant plus importante que, quelques années plus tôt, le propre père de Carl a affirmé avoir découvert un second livre de Dave, dans lequel le prophète lui révélait une vision du monde bien différente, diamétralement opposée, même, au dogme en vigueur. Depuis, l'homme a disparu et son fils, qui n'a pas eu le temps de le connaître, part à sa recherche. A ses risques et péril.

Will Self alterne les chapitres entre notre époque (1987-2003, pour la partie consacrée à Dave) et le XXVIème siècle (de 510 à 524 après Dave), esquissant deux récits à la fois parallèles et se complétant. Chaque épisode de la vie de Dave vient ajouter des pièces au puzzle de ce futur flippant, à moins que ce ne soit l'inverse... En tout cas, de Dave à son livre, la filiation est évidente.

Et c'est justement autour de ce thème que tourne le roman de Will Self. La paternité de Dave l'a métamorphosé. Même si, de son propre aveu, il n'a pas été un bon père, la séparation d'avec son enfant a été un déclic, le début de la descente aux enfers, une vraie obsession qui va aboutir d'une part à la folie du chauffeur de taxi, de l'autre à la rédaction du fameux livre ; cinq siècles plus tard, même problématique, mais inversée, puisque c'est un fils qui part à la recherche d'un père.

Dans les deux cas, la quête sera pénible voire impossible. La faute à une société qui oppresse, qui aliène. Et, justement, l'autre quête de Dave, de nos jours, comme de Carl, 500 ans après, c'est une quête de liberté. Une volonté de briser des carcans sociaux insupportables pour enfin être soi-même, qu'ils soient religieux, idéologiques, politiques, sociaux.

Mais qu'il est difficile dans ces sociétés de moins en moins humaines que sont les nôtres, d'atteindre cet accomplissement...

En préambule, je parlais d'OLNI, je vais aussi conclure sur cet aspect en évoquant la forme très originale de ce "livre de Dave". Self a tenu, pour élaborer son univers futuriste, à carrément créer tout un langage. En annexe du roman, un glossaire permet de suivre, mais très vite, on s'habitue à ce langage un peu spécial, où le ciel est un pare-brise, les chauffeurs des prêtres et la création du monde est rebaptisée le "Madeinchina"... Self fait preuve d'une très grande créativité dans le vocabulaire (et j'en profite pour saluer le travail de traduction de Robert Davreu). Car, le langage est complètement déstructuré. Les dialogues en Mokni ressemble à nos sms, mais avec cet accent cockney propre aux Londoniens pure souche. Bref, une galère lors des premières pages, puis on s'amuse à chercher à comprendre ce que se disent les personnages.

Self met le désordre dans la narration, la chronologie, le langage, les repères sociaux... et nous plonge dans la folie Davienne, qu'elle se concentre dans son esprit ou qu'elle s'exprime en devenant tables de la loi pour une société futuriste... Dans sa démarche, Self se rapproche d'un  Ballard, auteur modèle pour lui, ou d'un Pynchon. Mais sa critique très virulente de la Grande-Bretagne du tournant du XXIème siècle le rapproche aussi d'auteurs comme Jonathan Coe ou Martin Amis.

Enfin, mais je ne suis pas un spécialiste, on pourra me démentir si nécessaire, l'univers que crée Self pour illustrer l'instauration de la religion Davine m'a fait penser à un univers de fantasy. Même s'il se situe dans un futur lointain, à des dates qui rappellent plus la SF, ce royaume quasi médiéval fondé sur des castes, tenu d'une main de fer par un pouvoir religieux extrémiste, où superstitions et prophètes font parties du quotidien et où la barbarie n'est jamais loin, m'a rappelé les contextes élaborés par les quelques auteurs de fantasy que j'ai pu lire.

Avec un soupçon de Swift, l'épopée de Carl dans la Niou London pouvant se rapprocher des voyages de Gulliver, avec la même volonté de nous montrer vers où va notre monde si nous n'en prenons pas vite, très vite conscience...

Au final, "le livre de Dave" est une lecture exigeante. Il m'a fallu prendre mon temps, persévérer, accepter les  contraintes instaurées par Self. Mais, à la dernière page, toutes les pièces du puzzle enfin assemblée, le résultat est très intéressant et très mystérieux.

Car, je n'arrive pas à savoir si la partie futuriste du roman est l'application des préceptes du Livre de Dave ou bien, si ce récit est le contenu même de l'ouvrage. Et c'est la force du roman de Will Self, car il laisse libre cours à l'imagination, malgré son enracinement très réaliste.

2 commentaires:

  1. Pour moi le meilleur roman de Will Self est "Ainsi vivent les morts". Mais je reconnais qu'il n'est pas facile de mener à terme sa lecture ( comme tous ses romans ?). Le principe des univers parallèles me plait. Je ne sais pas si ce livre là est du même acabit. En tous cas je te rejoins sur le fait que l'on n'apprécie le roman qu'en le lisant jusqu'au bout et en se livrant à une petite réflexion rétrospective.

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  2. C'est mon premier roman de Will Self, il me sera difficile de débattre avec toi là-dessus pour le moment. Mais, sache que j'ai une théorie sur ce roman, que je ne peux pas publier, car elle en révélerait trop sur l'histoire. Mais cette vision personnelle est le fruit de cette lecture, elle s'est forgée au fur et à mesure, par touches, par quelques éléments repérés ici ou là. Et, par rapport à certains lecteurs, dont mon amie Céline, à qui je fais un clin d'oeil au début du billet, qui ont capitulé, j'ai ajouté ce petit plus à cette lecture : une vue d'ensemble examinée avec recul.

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