vendredi 30 décembre 2011

"Dix années d'enquête, d'espoirs et de déceptions..."

Voilà comment le commissaire Langelier évoque l'affaire qui a changé, que dis-je ?, bouleversé sa vie profondément. Cette enquête, cette décennie d'enquête, ses errements, ses ramifications, ses conséquences douloureuses, est au coeur du dernier roman en date de Jacques Expert, sobrement intitulé "Adieu" (en grand format chez Sonatine). Un livre dont je sors remué, assez violemment, tant à cause de son histoire que de son ambiance, très oppressante.


Couverture Adieu


Printemps 2011, le commissaire Hervé Langelier prend sa retraite à l'issue d'une carrière ni vraiment exemplaire, ni vraiment anonyme. Un bon flic, voilà l'image qu'il laissera. Ou plutôt qu'il laisserait si la dernière ligne droite de sa carrière n'avait pas été marquée par une affaire qui a tournée à l'obsession. En ce soir de quille, alors que quelques amis et collègues sont réunis pour le traditionnel pot de départ, Langelier a décidé de leur raconter tout. Le fruit d'une enquête il a tout sacrifié, sa famille, sa carrière, sa vie...

En 2001, Langelier est appelé sur les lieux d'un crime à Châtenay-Malabry, dans les Hauts-de-Seine. 3 corps, une mère et ses deux enfants ont été assassinés chez eux. Du père, aucune trace. L'enquête s'oriente naturellement vers lui, en vain, jusqu'à un nouveau drame. Un mois, jour pour jour après la tuerie de Châtenay, rebelote. De nouveau, une mère et sa fille, assassinées à leur domicile, le père est introuvable.

Pendant 4 mois consécutifs des drames identiques vont toucher le sud du département. A chaque fois, les mêmes scènes, les mêmes constatations, la même volatilisation du père. Et très, très peu d'indices. Pour le supérieur de Langelier, son ami de longue date, Jean-Louis Ferracci, mais aussi pour la hiérarchie, pour les politiques, pour les médias, pour l'opinion, il s'agit d'un tueur en série qui s'en prend aux familles. Thèse accréditée peu après par des faits nouveaux et la fin soudaine de la série de meurtres.

Pourtant, Langelier ne croit pas à cette thèse. Dès le deuxième assassinat multiple, il s'est fait son idée, il est persuadé de savoir qui est le coupable bien qu'il ne puisse en apporter la preuve matérielle indiscutable ou mettre la main sur ce fameux coupable. Alors, Langelier persévère, s'entête, envers et contre tous, il commence à nourrir pour cette affaire ce qui, au fil des jours, des mois, des années, malgré les avertissements, les mutations, les placards, les ennuis, les menaces, même, va devenir une véritable obsession.

Pour enfin démasquer le tueur et mettre au jour la vérité, Langelier va rejeter sa hiérarchie, effacer de son esprit sa famille, remettre en cause son amitié avec Ferracci, s'attirer le mépris et la moquerie de nombreux collègues. Mais rien n'y fait, même après le non-lieu prononcé par le juge et qui clôt définitivement l'affaire, Langelier va s'accrocher, clandestinement, devenant l'ombre de lui-même, un reclus effrayant, un quasi clochard halluciné, un parano sur le fil du rasoir, prêt, à chaque instant à basculer dans la folie.

Mais, ce soir-là, 10 ans après le début de son calvaire, il jubile, Langelier, car il va clouer le bec à tous ses détracteurs en leur apportant sur un plateau d'argent l'identité du coupable et son adresse. Ferracci et ses hommes n'auront plus qu'à le cueillir. Et, enfin, on reconnaîtra à Langelier tout le mérite dont on l'a privé et qui a rejailli sur Ferracci, alors que celui-ci, Langelier en est certain, n'a rien fait pour résoudre cette affaire, rien fait pour retrouver le vrai coupable et a obtenu, malgré ses erreurs répétées, de l'avancement.

Au cours de cette nuit interminable, dans une salle des fêtes, devant un parterre de flics qui vont passer par toutes les émotions, devant Ferracci lui-même, qu'il entend bien moucher une bonne fois pour toutes, Langelier raconte en détails cette enquête-fleuve et tous ses rebondissements...

Et le lecteur, comme ces spectateurs involontaires, se retrouve happé dans le récit d'une descente aux enfers, dans le tourbillon de la folie d'un homme, si sûr de lui et de son idée qu'on se met à penser qu'il avait raison dès le départ, seul contre tous. Touchant d'abord, Langelier devient pathétique puis inquiétant, sans jamais pour autant lâcher son auditoire. Un auditoire qu'il tient en haleine et qui, malgré l'épouvantable réputation su bonhomme, est un peu plus enclin à le croire à chaque nouvel élément tangible.

Car, elle se tient, sa théorie, patiemment réfléchie et finalement plus étayée qu'on ne le croit initialement, nous explique-t-il. Mais cette certitude contraste terriblement avec le comportement du commissaire, dont le sens des réalités semble, au fur et à mesure du temps, de plus en plus altéré. Un malade en sursis, rongé par sa quête de vérité, révélant au monde sa thèse encore plus folle que lui, voilà ce que l'on voit se dessiner parallèlement aux développements de l'enquête.

Et s'il avait raison ?

Voilà ce que l'on ne peut s'empêcher de penser alors qu'on dévore ces 320 pages d'un polar "à la française", c'est-à-dire reposant non sur le rythme effréné des thrillers anglo-saxons mais sur les détails d'une enquête-puzzle dont on découvre petit à petit chacune des pièces. Le tout accompagné par une ambiance oppressante, de plus en plus lourde et par le malaise que suscite l'obsession de Langelier.

Parce que, même s'il a raison, cette auto-destruction, cet être profondément asocial qu'il est en train de devenir, ces agissements de moins en moins compréhensibles et de plus en plus marginaux, font peur. Oui, même s'il est le seul à poursuivre vraiment la vérité que les autres ont glissée sous le tapis avec la poussière, trop contents de s'être trouvé un coupable idéal, son acharnement fait peur et l'on redoute le moment où il va basculer dans la folie complète, étape qui semble un peu plus inéluctable à chaque page tournée.

Il a beau nous répéter que ce soir de départ en retraite est la fin annoncé de ce cycle, le point final de son enquête et qu'ensuite, il pourra enfin passer à autre chose, on peine à le croire tant cette enquête semble ancrée en lui et réciproquement. Mais, après tout, s'il peut amener à ce qu'un abominable meurtrier soit arrêté, c'est son problème, non ?

Eh bien, en fait, non, c'est aussi celui de Ferracci, car, entre les deux amis, du temps de l'école de police, entre le besogneux Langelier et l'ambitieux Ferracci, l'enquête sur le "tueur des familles" a considérablement changé la donne. L'amitié est devenue une rivalité féroce, un duel entre deux hommes, pas entre deux flics, un règlement de comptes dont aucun des deux ne peut sortir indemne. Leur destin est inextricablement lié et, quoi qu'il se passe, l'un entraînera l'autre dans l'abîme. Reste à savoir qui tombera d'abord, et donc, qui aura raison dans ce dossier si sensible.

Peu à peu, alors que se dévoile l'histoire, on pressent cette fin qu'on voudrait refuser tant elle est insupportable. Mais, au final, il faut bien l'accepter telle qu'elle est, brute, violente, folle. Douloureuse pour le lecteur. Je suis sorti de cette lecture comme assommé. Par l'histoire, par le silence qui retombe comme après un violent orage, par le style clinique d'Expert, d'une froideur glaçante dans sa première partie, qu'on regrette presque ensuite quand la folie l'embrase, par le choc des révélations finales. Parce que nous sommes bien peu de choses, ma brave dame !

Je n'ai pu m'empêcher de songer que "Adieu" aurait pu être un matériau fabuleux pour un film de Jean-Pierre Melville, un tête-à-tête crépusculaire entre Delon et Belmondo, par exemple. Mais, avec ce roman, Expert se place dans la lignée des grands auteurs de romans noirs dont on sort comme poisseux, ensuqués, mal à l'aise de se dire que l'enfer est pavé de bonnes intentions et que la monstruosité et la vérité ne sont pas toujours aussi éloignées qu'on le voudrait...

2 commentaires:

  1. Superbe billet.
    Tu donnes vraiment envie de se jeter dessus.
    Rien de tel qu'un bon vieux polar pour vous faire passer un après midi brumeux.

    RépondreSupprimer
  2. Merci beaucoup !

    Les mots "coups de coeur", "adorer", "indispensable" ne font pas vraiment partie de mon vocabulaire, parce qu'il y a trop de subjectivité dans tout ça, mais "Adieu" me restera longtemps en tête, je pense.

    Pour la petite histoire, je l'ai commencé mercredi soir avec l'idée d'en lire 30 pages avant de dormir. A deux heures de matin, je me suis forcé à le refermer, à éteindre la lumière et à reporter la suite de ma lecture au lendemain. Ca faisait longtemps qu'un livre ne m'avait pas fait cet effet-là.

    RépondreSupprimer