Cette phrase, c'est Bartolomé Colomb, frère cadet de Christophe, qui la prononce, ou plutôt, Erik Orsenna la place dans la bouche de Bartolomé dans son roman "l'Entreprise des Indes" (disponible au Livre de Poche). Un roman historique plein d'histoires et de voyages, comme souvent avec cet auteur (membre de l'Académie Française, doit-on le rappeler ?), qui nous offre-là un portrait inattendu de Christophe Colomb, évitant le récit battu et rebattu de ses voyages, pour ne s'intéresser qu'à la genèse de son projet insensé.
Sentant la fin de sa vie proche, Bartolomé Colomb est revenu sur l'île d'Hispaniola (l'actuelle île qui se divise aujourd'hui entre Haïti et la République Dominicaine), dont il fut le premier gouverneur après sa découverte par son frère. Nous sommes en 1512 (Bartolomé mourra en 1514) et les premières voix se font entendre quant au traitement réservé par les colons espagnols aux autochtones des territoires caribéens. Cette "fronde" est menée par l'ordre des Dominicains (curieux paradoxe quand on sait que cet ordre est celui dont dépend l'Inquisition et qu'il a mené, en Espagne, une féroce répression contre les juifs...), ordre auquel appartient un prêtre nouvellement ordonné, Bartolomé de las Casas.
Celui-ci, qui sera toute sa vie le défenseur des indigènes d'Amérique, jusqu'à déclencher la fameuse controverse de Valladolid, a été chargé de recueillir le témoignage de Bartolomé, non pas sur sa vie, mais bel et bien sur celle de son frère Christophe, évidemment, membre le plus célèbre de cette fratrie génoise.
Mais Bartolomé, plutôt que de revenir sur les récits des voyages de son frère, décide de raconter au Dominicain et à son scribe, Jérôme, sa propre vie, des liens de la famille Colomb avec la mer et comment il a été le témoins discret de l'élaboration par son frère, du rêve à la réalisation, de ce qu'il appelait "l'Entreprise des Indes", autrement dit, la navigation par l'ouest pour atteindre les Indes, mais aussi tout le continent asiatique, par la voie maritime, plus rapide que la voie terrestre.
Christophe et Bartolomé sont aux antipodes l'un de l'autre : Christophe est flamboyant, exubérant, sûr de lui, séducteur, marin aguerri, plein d'orgueil et d'ambition mais également un rêveur. Car son entreprise relève d'abord du rêve fou d'un seul homme contre le reste du monde connu, si je peux m'exprimer ainsi... De son côté, Bartolomé est beaucoup plus introverti, discret, préférant la sécurité de son bureau de cartographe au pont des bateaux, vivant dans une sphère plus réaliste, celle des récits de marin de retour de voyage apportant de nouveaux éléments à reporter sur ses cartes, pour reproduire, améliorer une réalité déjà connue.
Là où Christophe manie le mensonge et assène ses vérités pour arriver à ses fins, Bartolomé, lui, contrefait les vérités qu'il est chargé de mettre noir sur blanc sur le papier. Car, en cette époque d'expansion territoriale et économique, ces cartes, si rares, si imparfaites encore, sont les nerfs d'une guerre diplomatique et commerciale entre couronnes ibériques.
La famille Colomb est donc originaire de Gênes, en Italie. Une ville cernée de montagne dont on ne peut s'évader que par la mer, ce qui explique pourquoi tant de Génois deviennent marins. Installés à Lisbonne, les frères Colomb ne se côtoient guère, Christophe étant le plus souvent sur la mer, tandis que Bartolomé travaille à terre.
Ce séjour lisboète permet à Bartolomé de voir évoluer le monde dans lequel il vit, un monde qui, longtemps, s'est arrêté à ses côtes, mais qui, désormais, commence à apprivoiser la mer. Et cette politique nouvelle entraîne évidemment bien des changements dans la société des villes portuaires : l'activité économique, directe ou indirecte, de la construction navale, bien sûr, jusqu'à la prostitution, est radicalement modifiée par cette nouvelle soif de découverte et de conquête.
Mais, pour l'Afrique, par exemple, continent connu à défaut d'être encore totalement cerné, les navigateurs se contentent encore de cabotage, sans vraiment oser s'aventurer plus loin que les côtes déjà explorées. Voilà ce que va révolutionner l'idée que va soumettre à son frère Christophe Colomb : tracer sur mer des routes, exactement comme l'homme le fait depuis la nuit des temps. Et, dans son immense orgueil, il se voit déjà surpassant Marco Polo par ses récits et la descriptions de ces routes maritimes, qu'il imagine jalonnées d'îles.
Mais Christophe rêve et il est bientôt rappelé à la réalité. Sa théorie a besoin d'être étayée et, pour cela,c'est sûr Bartolomé que Christophe compte. D'abord, en l'envoyant à Strasbourg, berceau de l'imprimerie naissante, à la recherche du fameux "Imago Mundi", ouvrage de référence de l'époque pour tout voyageur au long cours. Finalement, c'est à Louvain que Bartolomé trouvera l'objet convoité qu'il rapportera à son frère et qui jouera un rôle très important dans son odyssée.
Puis, toujours dans ce soin porté au projet de Christophe, les frères Colomb vont reprendre leurs études et se lancer à la conquête du "peuple hautain et mystérieux" des nombres. Car, sur la mer comme pour le commerce, il est important de bien compter pour réussir. Ainsi muni de calculs censés prouver que la voie maritime par l'ouest est bien plus courte que la voie terrestre par l'est, il en reste plus à Christophe qu'à convaincre les scientifiques de son temps. Ceux de la cour du Portugal n'y croiront pas du tout et mettront leur veto, obligeant Colomb à aller ailleurs chercher protection en financement.
Christophe partagera les tâches et, pendant que Bartolome reprendra la route, pour la France puis l'Angleterre, son frère se chargera de l'Espagne, dont il convaincra finalement les jeunes souverains... Ainsi, une nouvelle fois, la lumière sera sur Christophe, amiral de cette expédition vers l'inconnu, tandis que Bartolome, même pas convié, ne sera pas de ce premier voyage.
Voilà pour ce récit, évidemment plus développé et plein d'anecdotes et d'histoires savoureuses, racontées avec gourmandise par un Orsenna à la plume toujours aussi évocatrice quand il s'agit de nous parler de voyages. Mais il nous propose aussi deux beaux sujets de réflexion (sûrement plus de deux, mais je vais m'arrêter sur ces deux-là) : une comparaison fascinante entre navigation et littérature ; une réflexion sur les horreurs qui ont suivi les découvertes de Colomb.
La comparaison entre navigation et littérature, évidemment, est illustrée par la phrase que j'ai choisi comme titre. Elle va plus loin, même, puisque Bartolome étend la comparaison à l'inspiration, qui serait comme le vent qui pousse les bateaux dans la bonne direction. Tout au long du récit de Bartolomé, l'écriture, le livre, l'idée de récit est omniprésente. Comme si la mer, en cette fin de XVème siècle, était une page blanche sur laquelle tout était encore à écrire. Orsenna y tisse une nouvelle fois ce lien qui unit ses deux passions. Et nous, lecteurs dociles, nous rêvons, en nous laissant porter, au gré des pages, comme le navire au gré du vent.
Mais, arrive le second sujet de réflexion, qui vient achever le livre, en le ramenant "au présent", à cette année 1512 où apparaît une nouvelle cause à défendre, celle des indigènes, massacrés, exploités comme des bêtes de somme et nullement considérés comme des êtres humains (à l'image de ce qui se passe déjà depuis un moment en Afrique). A la fin de sa vie, Bartolomé déchante : la beauté des découvertes et la richesse de ces lieux ne peuvent lui faire oublier la cruauté dont les Espagnols font preuve sur ces terres annexés d'office.
Rappelons que les Colomb n'ont que très peu profité des retombées des découvertes de Christophe. Celui-ci est mort en 1504, dans la pauvreté la plus crasse et l'oubli le plus total. Bartolomé et lui ont en effet très vite perdu le contrôle d'Hispaniola, renversés et emprisonnés par de plus ambitieux, de plus cupides.
Mais, Bartolomé ne peut s'empêcher de se poser la terrible question : Christophe était-il conscient des conséquences épouvantables, inhumaines, de sa découverte ? Le massacre des indigènes était-il inéluctable ? Et Bartolomé de se rappeler que son frère a embarqué pour son premier voyage le 3 août 1492, date limite fixée par la couronne espagnole aux juifs du pays pour se convertir, partir ou... mourir.
Là où l'iconographie moderne voit en Colomb le premier des grands découvreurs, malgré son erreur (erreur qui ne sera d'ailleurs démentie que longtemps après sa mort !), un aventurier qui sut aller au bout de ses idées folles, Bartolomé voit une autre facette, sans doute sous-estimée : Christophe Colomb était si sûr de lui et de sa réussite que, pour son frère, il ne pouvait se voir qu'en prophète, accomplissant une volonté divine. Suivant les voies de Dieu, il ne pouvait se perdre, ni échouer.
Mais quid alors des éventuels autochtones croisés en route ? Eh bien, sans doute, ils seraient à considérer comme les juifs en Espagne ou comme les peuples africains : des créatures inférieures, sans âme, des quantités négligeables... Et cela chagrine, torture même, Bartolomé sur ses vieux jours.
Bartolome, les deux pieds solidement ancrés dans sa réalité (je ne dis pas "la" réalité, car, en cette époque, celle-ci est fluctuante), ne peut se projeter comme le fit son frère vers cet inaccessible inconnu. Il n'a pas cette capacité de rêver. Encore moins depuis qu'il a découvert que, lorsqu'un rêve devient réalité, il peut vite tourner au cauchemar.
Un dernier mot pour vous remercier, fidèles lecteurs et visiteurs de ce blog. "L'Entreprise des Indes" est le 100ème livre chroniqué sur ce blog. Ca s'arrose, non ?
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