dimanche 25 novembre 2012

L'homme qui aimait caresser les moustaches du Diable.

Le 6 août 1945. Date funeste de note histoire contemporaine. Le jour où un bombardier américain, l'Enola Gay, d'après le prénom de la mère du pilote, Paul Tibbets, largua sur Hiroshima la pire arme jamais élaborée par l'Homme, la bombe atomique. Le roman dont nous allons parler se déroule entre 1949 et 2010, mais il prend sa source dans cet évènement historique fondamental. Car c'est ce bombardement, auquel il n'a pourtant pas directement participé qui va conditionner la vie de Claude Eatherly, personnage central du nouveau roman de Marc Durin-Valois, "la dernière nuit de Claude Eatherly" (en grand format chez Plon). L'histoire d'une rencontre, d'une fascination, d'une obsession même. Mais aussi l'histoire d'un doute.


Couverture La dernière nuit de Claude Eatherly


En cette période d'après-guerre, la vie suit son cours dans l'Amérique profonde. Rose Calter, jeune photographe de presse débutante, essaye de trouver des sujets qui lui permettront de se démarquer de ses collègues et concurrents et, pourquoi pas, de pouvoir être publiée dans des publications plus huppées que les  petits journaux texans pour lequel elle travaille le plus souvent. Ce jour-là, sans trop d'illusions, elle se rend dans un bled paumé à la frontière entre le Texas et l'Oklahoma, avec comme seule résultat notable de se retrouver coincée là-bas, la guimbarde qu'elle a louée pour l'occasion n'ayant trouvé mieux que de tomber en rade...

La déveine va alors devenir un tournant décisif dans la vie de la jeune femme. Un de ses informateurs habituels dans le coin va lui donner le tuyau qui va bouleverser la vie de Rose : au tribunal de Sherman doit être jugé pour conduite en état d'ivresse avec récidive, un véritable héros de guerre. Et, en cette année 1949, on ne plaisante pas avec les héros de guerre aux Etats-Unis !

Sentant qu'il y a là un sujet potentiellement intéressant, Rose va assister à l'audience et découvre pour la première fois ce personnage qui va l'obséder tout le reste de sa vie : Claude Eatherly. Un homme encore jeune dont le visage et le mal-être apparent lui font un choc... Fascinée, Rose reste jusqu'au verdict, 3 jours de prison, une peine dérisoire pour un récidiviste...

Mais qui est donc ce Claude Eatherly, qui lui a fait si forte impression qu'elle en a raté la seule photo qu'elle a essayée de prendre de lui ? Rose est mariée à Lawrens, policier de son état. C'est vers lui qu'elle se tourne pour lui demander quelques renseignements complémentaires sur cet homme qu'elle aurait pourtant dû oublier dès le verdict prononcé...

Et là, elle découvre que la rumeur n'est pas totalement infondée, mais qu'elle enjolive sérieusement la réalité. Car si Eatherly fut bien aviateur pendant la seconde guerre mondiale, rien n'indique qu'il ait participé, comme on l'entend dire, à la mission sur Hiroshima. Eatherly, c'est un fondu, une tête brûlée, engagée à 22 ans, en 1940, dans l'armée de l'air. Il va y gagner pas mal de surnoms, comme "Buck" ou "le Skipper", mais surtout s'y forger une sacrée réputation de fêtard, d'amateur de jeu, d'alcool et de femmes... Ainsi qu'une réputation plus gênante, quoi que, de pilote complètement ingérable (il a, par exemple, largué une bombe sur le palais impérial à Tokyo, visant directement Hiro Hito alors que son état-major souhaitait préserver l'empereur, considéré comme modéré, et comme le dernier rempart face aux politiques et militaires nippons aux idées jusqu'au-boutistes)...

De plus en plus intriguée par cet homme, apparemment l'un des meilleurs pilotes de bombardier de sa génération (et on parle d'avions quasiment impossibles à piloter, c'est dire les compétences du type !), Rose décide d'en savoir plus, de comprendre comment, en quelques années, il a pu ainsi devenir cet alcoolo impénitent qui finit régulièrement derrière les barreaux pour des écarts de plus en plus dangereux...

Ce qu'elle n'imagine pas encore, c'est qu'elle n'est qu'au début d'une étrange relation qui va durer une trentaine d'années, jusqu'à la mort d'Eatherly, en 1978, et qu'elle n'est pas au bout de ses surprises concernant le pilote qui va, pendant ces années-là, connaître un destin pas franchement exemplaire, mais peu commun, il faut bien le reconnaître...

Car, entre deux arrestations en état d'ébriété, Eatherly va de plus en plus sortir du droit chemin. Il délaisse femme et enfants pour picoler, jouer, draguer... Fini par choisir l'internement dans un établissement psychiatrique de Waco destiné aux anciens combattants revenus traumatisés de la guerre. Cet endroit deviendra sa résidence secondaire, si j'ose dire, tant il y fera de séjours par la suite...

Et lorsqu'il ressort, c'est pour vite retomber dans ses travers, délaisser les jobs minables qu'on lui trouve pour reprendre ses mauvaises habitudes qui le conduisent inévitablement devant la justice. Pire, le voilà qui commence à déraper sérieusement, lorsqu'il entame une série de braquages de magasins, des braquages assez ridicules, à visage découvert, souvent pour des clopinettes, jusqu'au jour où il aidera deux pieds nickelés à braquer des bureaux de poste, ce qui est un crime fédéral et donc, de toute autre envergure aux yeux de la loi... Bref, Eatherly file un mauvais coton...

Son expérience de pilote de bombardier peut-elle expliquer à elle seule cette descente aux enfers ? Voilà ce que veut comprendre Rose qui va sacrifier sa vie, son couple, sa carrière à cet homme. Et pourtant, le journal pour lequel elle travaille le plus régulièrement va lui refuser longtemps toute publication sur le sujet. Une erreur aux yeux de Rose qui a payé cher un informateur pour récupérer un texte signé de la main d'Eatherly, en tout cas, c'est ce qu'on lui a affirmé, texte qui éclaire le rôle véritable d'Eatherly en août 1945 au-dessus de Japon...

Non, Eatherly n'a pas bombardé Hiroshima, ni aucun autre site visé par l'arme atomique. En revanche, il faisait bien partie de l'escadre triée sur le volet (une quinzaine de pilotes) choisis en vue de la réalisation de cette mission ultra-secrète. Une escadre placée sous la houlette de Paul Tibbets, avec lequel Eatherly n'aura jamais d'atomes crochus. Malgré son indiscipline, Eatherly reste l'un des meilleurs pilotes de l'escadre et il s'attend à ce qu'on lui confie la mission pour laquelle il travaille depuis des mois. Mais, finalement, c'est Tibbets lui-même qui va s'octroyer le vol historique...

Eatherly, pourtant, n'est pas oublié. On va même lui confier un rôle majeur dans la mission : celui de précéder l'avion de Tibbets dans le ciel japonais, afin d'y faire des relevés météorologiques. Et c'est donc à Eatherly que revient la décision cruciale de donner à Tibbets ou pas, le feu vert. Le récit de ce vol météo est incroyable : le ciel est couvert sur la Japon, Eatherly pense à renoncer et à passer à l'objectif suivant quand les nuages semblent s'écarter, laissant juste ce qu'il faut de visibilité pour le largage d'une bombe dont Eathermy et son équipage n'imaginent pas encore les conséquences...

Eatherly va donc donner son feu vert et l'Enol Gay, quelques instants plus tard, va déclencher un cataclysme inédit sur Hiroshima... Et si c'était le fait de réaliser les conséquences de son acte qui avait à ce point tourneboulé Eatherly qu'il en soit devenu alcoolique et dérangé ? Voilà la thèse la plus plausible que croit entrevoir Rose Calter dans les années 50, décennie marquée par les débuts de la guerre froide et une course aux armements nucléaires qui fait froid dans le dos, quand on connaît les ravages causées par "Little Boy" (surnom ahurissant donné à la bombe lâchée sur Hiroshima)...

Bourrelé de remords devant l'horreur à laquelle il a contribué, Eatherly serait donc devenu fou, ou en tout cas, suffisamment déstabilisé mentalement pour tomber dans une déchéance de plus en plus critique... Mais voilà, avec la décennie 60, là où la menace d'un conflit nucléaire mondial se fait plus fort, d'autres éléments vont apparaître et remettre en cause cette idée...

Rose Calter va découvrir de nouveaux éléments sur la carrière après-guerre de Claude Eatherly, pas franchement reluisants et qui pourraient tout à fait contredire l'idée d'un traumatisme ayant immédiatement suivi le vol sur Hiroshima. Et puis, les postures publiques d'Eatherly vont devenir franchement dérangeantes. En effet, le pilote anonyme, pilier de tribunal, a fini par connaître une reconnaissance médiatique après son énième délit... Au grand dam de Rose qui, près de 10 ans après avoir flairé la bonne histoire, se voit déposséder du seul sujet qu'elle aurait voulu exploiter et ce sont d'autres qu'elle qui vont en tirer profit...

Mais cette célébrité soudaine va prendre un aspect bizarre quand Eatherly, soutenu par un intellectuel autrichien aux idées douteuses, le "fameux" Günther Anders, ex-époux de Hannah Arendt, qui va faire d'Eatherly un chantre du pacifisme, allant jusqu'à le surnommer "le Dreyfus de l'ère nucléaire"... Rose sait que Eatherly ne correspond en rien à ce portrait. Un doute naît alors dans son esprit : Eatherly est-il un manipulateur de génie dont le but ultime était de bénéficier enfin de la gloire et de la célébrité que Tibbets lui avait volées ?

Même si jamais Rose n'avouera ses sentiments, contradictoires, complexes, refoulés, on sent bien qu'elle est sous le charme de cet énigmatique personnage au pouvoir de séduction intact, malgré l'alcool, les traitements chimiques et les années qui passent. Alors, elle a bien du mal à envisager que Eatherly soit un menteur, un escroc, simplement assoiffé de reconnaissance...

Pendant les 10 dernières années de la vie d'Eatherly, elle ira le voir, retiré dans un coin paumé du Texas, essaiera de le comprendre, de lui faire avouer qu'il est bien l'auteur du texte racontant la mission météo au-dessus d'Hiroshima, qu'elle a toujours en sa possession, ce qu'il a toujours refusé d'admettre, de briser l'armure du pilote pour en faire sortir une vérité qui soit cohérente.

Mais que penser au final de ce garçon bravache et à l'orgueil démesuré ? A vous de vous faire un avis en lisant ce roman. Un roman passionnant car s'il tourne autour de cette relation de 30 ans entre Rose et Claude, relation contrariée et contrariante, en pointillés et pourtant toujours d'actualité, c'est aussi l'occasion pour Marc Durin-Valois de retracer un demi-siècle d'Histoire, marqué par l'avènement de l'atome et sa maîtrise (certes, parfois toute relative...).

Comme si l'on regardait le monde évoluer à travers le petit bout d'une lorgnette nommée Claude Eatherly. Un homme entraîné malgré lui dans le vent de l'Histoire et qui cherche à trouver sa place malgré le tourbillon qui l'a emporté... Un homme complexe, difficilement définissable, une personnalité étrange qui ne se révèlera jamais jusqu'à son dernier souffle... Une mort elle-même qui ajoutera au mystère : Eatherly a succombé à un cancer de la tyrrhoïde... A-t-il été irradié au cours de ses missions ? Si longtemps après les faits ? N'est-ce pas une ligne de plus à ajouter à sa légende ?

Quant à Rose, cette rencontre changera sa vie jusqu'à son dernier souffle. Elle qui rêvait d'être une photographe de presse connue et reconnue, de travailler pour les plus grands journaux américains, qui n'envisagea jamais d'écrire des articles, juste de les illustrer par ses clichés, a tout sacrifié pour décrypter l'énigme Eatherly... A moins que, secrètement, elle soit tombée éperdument amoureuse de ce bonhomme imprévisible, sans jamais oser franchir le pas d'une relation dont elle serait forcément sortie malheureuse...

Mais, il y a un signe étonnant du trouble que suscita chez elle l'aura d'Eatherly : jamais, malgré maintes tentatives, elle ne réussira, en 30 années, à prendre une photo d'Eatherly ! Comme si sa simple présence paralysait ses compétences... Que des clichés ratés, surexposés, en surimpression... Pire, elle prendra même certaines photos en sachant pertinemment qu'il n'y a pas de pellicule dans son appareil...

Enfin, dernier point très important, soulevé par Durin-Valois : on ne peut espérer comprendre Eatherly sans se pencher sur Tibbets, comme s'ils étaient les revers d'une même médaille. Le jour et la nuit. L'attitude d'Eatherly tout au long de sa vie est l'exact contraire de celle de Tibbets, qui revendiquera toujours ce qu'il a fait à Hiroshima, qui adoptera des positions très belliqueuses après le 11/9/2001, qui restera un guerrier dans le pire sens du terme jusqu'à sa disparition, en 2007, à plus de 90 ans...

Et si c'était l'antipathie, pour ne pas dire la haine, ressentie par Eatherly envers Tibbets, héros d'une Nation pour avoir commis un des pires crimes de guerre qui soit, qui pouvait expliquer sa vie chaotique ? Ou une forme de jalousie, Eatherly n'ayant jamais digéré de ne pas avoir été choisi pour piloter le bombardier portant "Little Boy" ? Voilà toute l'ambiguïté du personnage : on se demande tout du long, et encore après la lecture, si Eatherly est sincère quand il dénonce Hiroshima ou s'il le fait par rancune...

Une chose est certaine, la nuit pendant laquelle il survola Hiroshima afin d'y collecter les informations météorologiques nécessaires à l'accomplissement de la mission atomique, le changera pour toujours. Comme tant d'autres, qui subirent les terribles conséquences de cet acte de guerre épouvantable. Ce fut sa dernière nuit, comme le dit Durin-Valois en titre de son roman. Une nuit dont il n'émergera jamais plus vraiment. Une nuit dans laquelle il s'enfoncera toujours un peu plus.

Pour reprendre un titre d'un fameux dessin de Goya, "le sommeil de la raison engendre des monstres". Est-ce la raison d'Eatherly qui s'est endormie ou est-il un des monstres engendrés par la folie des hommes ?


2 commentaires:

  1. Voilà un commentaire qui reflète parfaitement la teneur de ce beau roman!

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  2. Merci, Patryck ! Si vous avez retrouvé l'esprit de ce roman dans mon billet, alors j'en suis ravi et j'espère qu'il donnera envie à d'autre de se plonger dans ce beau roman, comme vous dites. Je ne peux qu'être d'accord avec ce qualificatif.

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