samedi 29 décembre 2012

"Je déteste le piano. Surtout quand quelqu'un en joue" (Jimmy Durante).

Un titre un peu provoc pour ce billet, que l'in doit à Jimmy Durante, un humoriste très populaire aux Etats-Unis dans les années 1930-40 et, comble de l'ironie, lui-même musicien et compositeur. Il faut dire que la haine de la musique, et des instruments à claviers en particulier, est au coeur du roman dont nous allons parler maintenant. Un roman dépaysant, également, puisqu'il nous emmène au Brésil, dans la première moitié du XIXème siècle, l'époque à laquelle, de colonie, le Brésil va devenir Etat à part entière et commencer à construire son histoire propre. Découvrons donc un roman historique et, envers et contre tous, musical, "le Colonel désaccordé", d'Olivier Bleys (en poche chez Folio), auteur déjà apprécié avec "Pastel".


Couverture Le Colonel désaccordé


Napoléon  s'est lancé à la conquête de la péninsule ibérique et l'avancée de ses troupes semble inexorable. A tel point qu'en cet automne 1807, la cour du Portugal se sent en grand danger. Impossible de résister en nombre et en moyens aux armées impériales. Le Roi du Portugal décide donc de prendre le large, c'est le cas de le dire, en s'exilant pour sa colonie du Brésil. De là, il pourra garder un oeil distancié sur les manoeuvres européennes et pourra juger du bon moment pour regagner sa métropole.

Mais, si débandade il y a effectivement, c'est une débandade organisée et avec un certain sens des priorités. Disons-le : on ne laissera rien à l'envahisseur, donc on vide les bâtiments de l'intégralité de leur contenu (seul les miroirs resteront sur place, mais on prendra soin de les briser) et on embarque tout sur des bateaux prêts à traverser l'Atlantique.

Alors que ces préparatifs font rage autant que les batailles sur le sol portugais, le capitaine d'artillerie Eduardo Rymar est convoqué en urgence au palais royal. Voilà des mois que ce militaire exemplaire se languit d'une affectation à la hauteur de ses ambitions. Est-ce parce qu'il a perdu une jambe lors d'une bataille et qu'il doit recourir à une prothèse en bois qu'on l'a ainsi mis à l'écart ? Une possibilité que Rymar ne peut écarter mais qui le met en rage.

Alors, quand, sous des trombes d'eau, on vient le chercher pour lui confier une nouvelle mission, il court, il vole, persuadé qu'on va l'envoyer au front, envoyer quelques boulets bien sentis sur les soldats français. Mais pas du tout. C'est sur un bateau qu'est envoyé Rymar, flanqué de son fidèle aide de camp, le très débrouillard Querubim. Un des navires en partance pour le Brésil. La mission de l'officier artilleur sera de veiller sur sa cargaison comme sur la prunelle de ses yeux.

Rymar n'en croit ni ses yeux, ni ses oreilles. Ses rêves de guerre, d'odeurs de poudre et de son du canon s'envolent à nouveau. A la place, il va voguer pour le Brésil, qui, bien que principale colonie portugaise et décrite par beaucoup comme un eldorado, ne l'attire pas du tout. Il pressent qu'une nouvelle fois, on lui a assigné une mission mineure et ça le met en colère.

Et ce n'est qu'un début : lorsque Rymar découvre la cargaison qu'il va devoir escorter, il est au bord de la mutinerie. Dans les cales du Voador, nom du navire sur lequel ont embarqué Rymar et Querubim, a été installée avec le plus de précautions possibles, une douzaine d'instruments de musique. Des clavecins, des clavicordes, des pianos-forte, des épinettes, tous plus luxueux les uns que les autres. Des instruments de musique !!!

Or, s'il y a bien quelque chose que le capitaine Eduardo Rymar, officier d'artillerie de l'armée du Portugal, déteste, c'est la musique. Sa mère jouait du clavecin, c'est vrai, mais lui n'a jamais eu le goût de cette activité, que ce soit en jouer comme en écouter. Alors, l'envoyer au Brésil pour escorter des claviers à travers l'océan alors qu'on pourrait lui confier un commandement au front, c'est l'humiliation suprême.

Ce que n'imagine pas Rymar, c'est que ce n'est là que le début de ses malheurs. Venu au Brésil pour un séjour qu'il espère court, il va devoir se fixer dans ce pays immense qu'il ne supporte pas : le climat, la chaleur, l'humidité, les animaux sauvages, le bruit, les gens... Tout exaspère Rymar, qui en plus, va devoir apprendre à vivre avec autour de lui des noirs, qu'ils soient esclaves venus d'Afrique, affranchis ou métis. D'emblée, il a pour eux un mépris souverain qui ne le quittera jamais, même après une trentaine d'années passée sous le soleil de Rio.

Une fois installé dans cette ville qui n'est pas encore la mégapole qu'on connaît aujourd'hui, les désillusions vont se poursuivre pour Rymar. Lui qui pensait que sa mission s'achèverait avec le débarquement des claviers et leur restitution à leurs légitimes propriétaires, va encore une fois déchanter. Sa nouvelle affectation ne le reverra pas au Portugal, ni même ne lui octroiera la tête d'un régiment en terre brésilienne. Non, on le laisse s'occuper des instruments de musique, avec le titre très honorifique de "conservateur de l'instrumentarium royal". Sa mission : prendre soin de tout ce qui, à la cour en exil, peut produire de la musique.

Une tâche qui va vite devenir très prenante, puisque le climat brésilien ainsi que les insectes locaux, réussissent mal aux bois européens dont sont faites les caisses des clavecins, par exemple. C'est donc à la tête d'un atelier de facteur d'instruments que se retrouve Rymar alors qu'il n'a ni le goût, c'est peu de le dire, d'entretenir ces objets, ni la moindre idée de comment on fait... Heureusement, Querubim, dont l'ébénisterie est l'un des passe-temps, va voler au secours de son officier. C'est lui qui va gérer l'atelier, recrutant les esclaves qui travailleront sur les objets et trouvant des bois locaux plus résistants qui donneront le change une fois les instruments remontés.

Une organisation quasi clandestine, dont Rymar, malgré sa rogne, n'hésitera pas à retirer tous les honneurs pour lui et lui seul. Car, Rymar n'est pas en disgrâce, contrairement aux apparences. Sa fonction de conservateur lui vaut même d'être logé au palais royal, des distinctions prestigieuses et un avancement qu'il n'aurait peut-être même pas eu en combattant les troupes napoléoniennes. Seul son épanouissement personnel est en danger ; Rymar déprime...

De moins en moins présent à son bureau, multipliant les frasques, parfois embarrassantes, se mettant à dos des personnages puissants et pas commodes, comme ce planteur dont il va tuer un des esclaves lors d'une de ses sorties, Rymar n'adopte pas la posture de l'officier qu'il affirme être, impeccable, dévoué et à cheval sur le protocole...

Alors, pour le remettre dans le droit chemin, le souverain va chercher à le marier... Là encore, c'est un Rymar pas convaincu qui apprend la nouvelle. Mais c'est un ordre. Et les ordres sont les ordres. Alors, Rymar se rend au bal et, malgré une conduite proche de la goujaterie, il finit par rencontrer la perle rare, Rosalia. Oh, ne parlons pas de coup de foudre, ce serait bien exagéré, mais la jeune femme semble, disons,  "compatible" avec les ambitions sociales et matrimoniales de l'officier.

Leur mariage sera heureux. Le couple va élever au Brésil ses trois enfants, Angelo, Zulmira et Horacio. Au Brésil, car les années vont passer sans que Rymar ne reçoive d'ordre de rentrer au pays... Pire encore, lorsque le souverain qui lui a ordonné de se rendre outre-Atlantique, lassé de la vie au Brésil, choisit de rentrer en métropole en le laissant derrière lui. Et ce n'est pas tout : Pierre Ier, qui est arrivé enfant dans la colonie, n'a lui, nullement envie de rentrer en Europe et va devenir le premier souverain d'un empire naissant. Rymar va donc devenir brésilien bien malgré lui...

La seconde partie du roman se concentre sur la vie de famille, somme toute très bourgeoise, de Rymar et des siens. Et, petit à petit, Eduardo se met en retrait et c'est Angelo qui devient le coeur du roman. Pendant que son père rumine ses désillusions tout en montant en grade, qu'il a complètement délaissé l'atelier tout en conservant son poste de conservateur et qu'il joue les tyrans domestiques en interdisant sous son toit tout ce qui peut émettre des sons, ou pire, produire de la musique.

Au fil des ans, cette lubie va devenir une vraie maladie, les oreilles de Rymar refusant d'entendre tout bruit sans que leurs tympans n'en souffrent. A vrai dire, le seul son qu'il tolère, c'est celui de son arme, avec laquelle il lui prend de temps en temps de tirer par ses fenêtres, ameutant tout le quartier. Une manière très personnelle, sans doute, de remplacer ces canons qui lui manquent tant.

Mais, Angelo, lui, n'est pas du tout sur la même longueur d'ondes. Il faut préciser qu'Angelo est le fils de Rosalia. Elle l'a eu avant de rencontrer Rymar et celui-ci, malgré son dépit de découvrir les cachotteries de son épouse, l'a adopté sans broncher et a même nourri pour lui les plus ambitieux projets. En fait, Eduardo verrait bien Angelo faire la carrière militaire qu'il n'a pu lui-même réaliser...

Alors, il va l'envoyer dans la plus grande académie militaire de Rio, une des premières écoles de ce genre au Brésil (auparavant, les élèves officiers devaient se rendre au Portugal pour étudier). Mais Angelo, s'il est bon élève, a découvert ce que son père considérerait comme un poison s'il savait : l'amour de la musique. A l'académie, Angelo a ses meilleures notes dans les matières qui ne sont pas les plus liées à l'art militaire. C'est en intégrant la fanfare de l'école militaire qu'Angelo va enfreindre le plus terrible des tabous familiaux. Un camouflet de plus pour Rymar qui va alors délaisser Angelo pour reporter ses espoirs sur Horacio, son dernier né.

Mais Angelo n'en démordra pas et persévérera. Se dessinant, par-là même, le destin exactement contraire de celui de son père. C'est ce qui est passionnant dans le roman d'Olivier Bleys. Cette deuxième partie, qui va de 1822 à 1836, est le récit en miroir de la vie d'Angelo qui, totalement involontairement, va devenir un homme à l'opposé de son père.

Passionné par la musique, dont il rêve d'apprendre à jouer, se piquant même de vouloir composer des chansons puis un concerto pour piano, l'instrument même qui fait faire des cauchemars à son père depuis son départ du Portugal. La musique sera le fil rouge d'une vie qui va s'écarter irrémédiablement du chemin tracé pour lui par son père depuis ses tendres années.

En effet, s'il obtient son diplôme de l'Académie et en sort avec un grade de lieutenant, il va vite prouver son incompétence à mener des troupes. Il faut dire que l'époque est propice aux accrochages, puisque le Brésil naissant doit faire face à la volonté des esclaves de s'émanciper, y compris par la violence, tandis que le nouveau pouvoir doit s'assurer qu'il règne bien sur l'ensemble d'un territoire incroyablement vaste. Il y a du pain sur la planche pour les régiments brésiliens récemment créés pour se substituer à l'armée portugaise.

Bien vite redevenu simple soldat, c'est sans entrain mais avec bien plus d'efficacité, une efficacité mortelle, que Angelo poursuivra son anonyme carrière militaire. Autre différence, c'est dans des conditions très spéciales, aux antipodes du bal de cour dans lequel son père rencontra sa mère, que le jeune homme va tomber amoureux.

En pleine jungle, loin de tout, dans des conditions moins que confortables, que je vais vous laisser découvrir, Angelo, toujours grâce à la musique et à la présence providentielle d'un piano dans ce no man's land, va faire une rencontre qui changera sa vie et celles des siens radicalement... Confirmant que sa destinée, une fois qu'elle a bifurqué, prendra des chemins de traverse bien surprenants, qui lui feront connaître le danger auquel son père rêva toute sa vie d'être confronté sans y parvenir.

"Le Colonel désaccordé" m'a fait voyagé, dans le temps bien sûr, mais aussi dans ce Brésil qui garde cette magie, cet exotisme onirique, ce mystère, même, qui fascine beaucoup de monde. Et puis, malgré le véto mis par Rymar, comment ne pas penser que ce roman est habité par la musique. Par le son du piano, qui va remplacer peu à peu le clavecin et ses dérivés à cette période ; par le son du clairon, pratiqué par Angelo dans la fanfare de l'Académie.

Mais ce livre est porté par deux personnages magnifiques. D'abord Eduardo, espèce de Don Quichotte militaire, chargeant non pas des moulins à vent mais des instruments de musique, épaulé par son fidèle Querubim, qui en endure, des coups de gueule et des coups bas ! Eduardo est le parfait militaire, il a tout pour faire une grande carrière, mais entre sa mutilation et d'autres raisons, qu'on lui cache, il va rester en rade, si je puis dire... Il n'y a pas que du Quichotte en lui, il y a aussi du Drogo, le lieutenant du "Désert des Tartares", de Buzzatti, qui attend désespérément l'ennemi...

Et puis, en face, il y a Angelo, à la sensibilité exacerbée, qui va découvrir la musique par hasard, sans l'entendre, juste en voyant une partition qui va éveiller une passion dévorante. Malgré l'interdiction paternelle, la curiosité d'Angelo sera la plus forte et sa vocation musicale, loin de faire de lui un virtuose ou un grand compositeur, va émailler sa vie, l'embellir mais aussi le conduire dans des situations périlleuses.

Angelo, né à Rio, s'émancipe du carcan familial en même temps que le Brésil se libère de la tutelle portugaise. Le parallèle est lui aussi remarquable. Et, comme le roman se termine de façon très ouverte, on ne peut préjuger de l'avenir de la famille Rymar, marquée par le destin et la musique, que ce soit pas sa haine ou son amour pour elle.


Je ne puis finir ce billet sans vous proposer d'écouter de la musique brésilienne, évidemment. S'il y a des Eduardo Rymar, parmi vous, ne cliquez pas, je vous en conjure ! Pour les autres, prenez plaisir à écouter ces deux morceaux choisis en lien direct avec le roman d'Olivier Bleys :

- il a dédié "le Colonel désaccordé" à la musicienne Chiquinha Gonzaga, dont voici une des oeuvres, "Atraente".
- et puis évoqué la musique classique au Brésil, c'est forcément penser à Heitor Villa-Lobos. Olivier Bleys cite à la fin de ses remerciements la Bachiana Brasileira n°5, dans un version jazz interprétée par Wayne Shorter...


Voilà qui, je l'espère, suffira à compenser la provocation du titre de ce billet...


2 commentaires:

  1. voici un roman qui me plairait, d'abord pour l'époque puis par le dépaysement mais surtout parce que je n'ai pu m'empêcher de sourire en lisant ton billet. je ne suis pas sûre que l'humour soit très présent mais l'acharnement dont est victime Rymar m'a fait sourire ! Je dois dire que le titre est bien trouvé et donne envie de découvrir ce colonel. Merci pour la découverte et les petits pépites musicales ;)

    RépondreSupprimer
  2. Non, ce n'est pas un roman comique, si l'on peut parler ainsi. Mais il y a des moments qui font sourire, du fait des personnages dont certains peuvent prêter à sourire ainsi que certaines situations qui sont gentiment absurdes. Et, sur l'acharnement, c'est aussi Rymar lui-même qui s'auto-détruit par son entêtement à vouloir faire la guerre.

    RépondreSupprimer