mardi 17 décembre 2013

L'art français de la "guerre sale"...

Et tout d'abord, pardon à Alexis Jenni d'avoir quelque peu détourné le titre de son roman, prix Goncourt en 2011, pour servir de titre à ce billet. Pourtant, notre livre du jour a des thématiques communes avec cet autre roman, même si le traitement (et sans doute pas mal d'autres orientations) divergent. C'est un roman noir que je vous propose de découvrir, qui s'intéresse à un recoin sombre et méconnu de notre Histoire nationale. Et pas franchement glorieux, il faut bien dire les choses... J'ignorais complètement les faits racontés dans "Sur nos cadavres, ils dansent le tango", roman publié en 2011 aux éditions JIGAL, par Maurice Gouiran, et je suis resté comme deux ronds de flan... Mais il n'y a pas que ça, dans ce roman, qui est un vrai roman noir à la française, avec une intéressante galerie de personnages et une enquête délicate.





Vincent de Moulerin vient d'être abattu de plusieurs balles dans un parking souterrain de Marseille... Les premières observations des enquêteurs semblent aller vers un vol de voiture qui a mal tourné, la victime arrivant au mauvais moment... Mais, l'identité du mort est loin d'être anodine et il est difficile de ne pas envisager que ce meurtre ait eu d'autres motivations.

En effet, Vincent de Moulerin est un notable et un élu. Conseiller municipal, il a longtemps dirigé la société de gardiennage qu'il a créée au début des années 80, avant de la céder à son fils, Antoine, et de prendre une retraite bien méritée... Jusqu'à cette funeste rencontre. Forcément, ce crime met la cité phocéenne en ébullition, et les flics sont sur les dents.

Parmi eux, une jeune femme. Qui dénote, clairement, par son look autant que sa personnalité. Elle s'appelle Emma Govgaline, elle est entièrement vêtue d'amples habits noirs et portent ses cheveux, noirs aussi, très, très courts, presque ras, et sa peau est pâle... Pas franchement le look traditionnel de l'officier de police. De plus, elle semble quelque peu rétive aux questions hiérarchiques et n'a pas plus d'affection pour ses collègues que pour la ville de Marseille, qu'elle abhorre.

Et d'emblée, elle a du mal à adhérer à la piste des voleurs qui auraient éliminé un témoin gênant, alors que tout le monde a l'air de vouloir s'engouffrer là-dedans... Alors, elle va en revenir au b.a.-ba de l'enquête policière : plonger dans la vie de la victime pour comprendre qui aurait pu en vouloir à cet homme, au point de le cribler de balles...

Né en 1930, Vincent de Moulerin a fait l'Indochine, puis l'Algérie. Typiquement le genre de personnage que Emma ne peut pas encadrer. Disons les choses clairement : pour elle, c'est un facho... Une impression première que semblent confirmer les informations qu'elle glane ici et là. Avant de devenir un notable respecté, Moulerin a sans doute été tortionnaire puis proche de l'OAS et favorable à l'Algérie française... Pas un ange, loin de là.

Mais, cela ne suffit pas à expliquer le meurtre. Une vengeance est possible, certes, mais si longtemps après ? Alors, pourrait-il y avoir un lien avec ses affaires, son entreprise ? Là encore, rien ne saute aux yeux de l'enquêtrice, mais sait-on jamais... Et puis, apparaît un vide... Qu'a fait Vincent de Moulerin entre son retour d'Algérie et l'ouverture de sa société ?

Alors que ses supérieurs lui font comprendre que cette enquête est superflue et qu'elle doit rapidement y mettre un terme, Emma s'entête, de plus en plus persuadée que cet assassinat n'a rien à voir avec un vol raté. Et c'est auprès de la famille de la victime qu'elle espère remplir les blancs et trouver des réponses à ses interrogations... Et donc, des pistes pour démaquer l'assassin.

Désormais, c'est donc la veuve de Vincent de Moulerin qui se retrouve à la tête du clan. Eva est une vieille dame très digne dans la douleur et celle qui connaît le mieux le passé tumultueux de son époux. D'origine espagnole, elle reste pourtant peu prolixe face aux questionnements d'Emma. Le récit de son mariage est lisse et immaculé. Un peu trop, même...

Aux côtés d'Eva, son fils, Antoine, l'héritier. Un homme plutôt discret et introverti qui ne semble pas avoir hérité de l'autorité naturelle de son père, ni de ses qualité d'entrepreneur. Antoine est marié à Cristel et ils ont un fils, Kevin, qui est un drôle d'oiseau... Agé de 13 ans, voilà plusieurs années qu'il vit reclus dans sa chambre, n'en sortant que très rarement, de la maison familiale encore moins, préférant au monde réel celui de Second Life, univers dans lequel il s'est parfaitement épanoui et a même commencé à faire des affaires, et bien d'autres choses encore...

Le clan joue, volontairement ou non, l'omerta, c'est donc ailleurs que Emma va devoir trouver les informations qui lui manquent pour étayer sa théorie, et plus encore, pour qu'elle soit assez solide pour convaincre des supérieurs plus que sceptiques. Patiemment, usant de contacts aussi officieux que bien informés, Emma va soulever le voile. Et quand elle va se retrouver en danger, elle va comprendre qu'elle est sur la bonne piste...

A partir de maintenant, soyez prévenus, nous allons parler de ce qui se trouve au coeur du livre. Certains pourront trouver que j'en révèle trop, ce qui est fort possible. Mais, la quatrième de couverture évoque le sujet et il me semble important, au-delà même du livre, d'évoquer ces questions qui nous concernent tous, nous citoyens Français... Il est donc possible, si vous ne souhaitez pas risquer d'être "spoilé" (c'est laid, ce mot, non ?), de vous arrêter ici.

"Sur nos cadavres, ils dansent le tango" va nous emmener en Argentine. Mais pas l'Argentine actuelle, non, l'Argentine dans sa période sans doute la plus sombre, celle de la dictature des généraux. Petit point historique : en mars 1976, une junte militaire menée par le général Jorge Videla (c'est lui, si je ne dis pas de bêtise, qu'on voit en couverture, ceint des couleurs du drapeau argentin) prend le pouvoir par la force et instaure un régime totalitaire d'une violence inouïe, dans le pays mais aussi dans toute la région, en participant à l'Opération Condor.

En 8 années, ce régime sera responsable de la mort de dizaines de milliers de personnes, dont un grand nombre n'a jamais été retrouvé. On les appelle "los desaparecidos", les disparus, en français. Et, durant cette période, toute forme d'opposition, plus encore si elle affiche des idées de gauche, sera traquée sans merci.

Ce que m'a appris Maurice Gouiran, et je ne pense pas que je serai le seul à découvrir cela grâce à lui, c'est que la France, notre cher et beau pays, a joué un rôle dans cette triste période. Oh, pas un rôle direct, rien à voir avec le soutien de la CIA à Pinochet pour renverser Allende, mais un rôle bien en amont.

Tout vient des "savoir-faire" élaborés en Algérie en matière de, appréciez les mots, ils sont "savoureux", guerre antisubversive... Comprenez, de répression du soulèvement et des velléités d'indépendance des Algériens (qui, eux aussi, ne l'oublions pas, n'ont pas toujours fait dans la dentelle...). Et, dans cette répression, c'est la partie comprenant "les interrogatoires musclés" et l'usage de la torture, parce qu'il faut bien appeler un chat, un chat, qui sont devenus le plus étonnant outil de promotion du "Made in France" à l'étranger...

La France a donc mis en place une véritable école de guerre antisubversive dans laquelle sont venus se former un certain nombre de sympathiques personnages, dont la plupart ont ensuite présidé aux destinées de leurs pays d'origine, appliquant avec zèle leur enseignement barbare... Parmi eux, Jorge Videla, justement, et la plupart des hauts gradés argentins qui formeront les juntes successives au pouvoir entre 1976 et 1983...

Ca secoue, quand on ne s'y attend pas trop, comme c'était mon cas.

La grande qualité de Maurice Gouiran, homme dont on ressent les engagements politiques très ) gauche à chaque ligne, est de parvenir à incorporer ces faits, et la dénonciation qui va avec, dans son roman noir sans que cela l'alourdisse, bien au contraire, car cela nourrit carrément la tension qui l'habite et son côté noir, très noir.

En jouant sur les flash-back pour nous révéler petit à petit des événements clés de l'histoire, Maurice Gouiran nous fait revivre la folie paradoxale d'un pays tiraillé entre cette sanglante dictature et son patriotisme exacerbé au cours d'une inoubliable Coupe du Monde de football. Une partie du roman qui s'avère aussi bouleversante que le reste, autour de la famille de Vincent de Moulerin, semble dénué de toute émotion... Et ce sont, hélas, des faits terribles et qui se sont effectivement produits à cette période, que l'on va voir apparaître...

Je reviens à la partie contemporaine du roman, parce qu'il y a deux personnages qui sont très intéressants : Emma, la lieutenant de police, et Kevin, le "cyber" petit-fils de la victime. J'ai trouvé beaucoup de points communs entre ces deux-là, en particulier leur rébellion et leur rejet de la famille et de l'autorité très militaire qui y régnait.

Ces deux-là n'ont jamais été heureux dans leur famille, c'est ailleurs qu'ils vont s'épanouir. Dans la marginalité, sous des formes sensiblement différentes, c'est vrai, mais le fait est là. Emma a ensuite, contre toute attente, y compris les siennes, choisi la voie de l'ordre, en entrant dans la police. Mais sans jamais se départir de sa personnalité provocatrice et hors norme. Qui peut dire ce que deviendra Kevin, en grandissant ? Suivra-t-il un parcours du même acabit ou rompra-t-il plus encore avec son carcan familial ? Difficile à dire, même si j'ai une petite idée là-dessus (mais je sors alors du strict cadre du livre).

Et pourtant, ces deux-là, si loin, si proches, vont n'avoir que très peu de relation l'un avec l'autre au cours du roman. Non que je les imagine lier une amitié, ils sont quand même très différent, sans oublier leur âge. Mais ce parallélisme, au sens strict, ces trajectoires qui ne se rejoignent jamais, sont aussi au coeur de l'intrigue.

J'ai beaucoup aimé la construction de ce polar noir, au dénouement assez surprenant. Emma est un flic complètement atypique, tandis que ses collègues semblent réunir tous les stéréotypes du genre. Mais, dans son originalité, il y a aussi sa manière d'agir, de travailler, d'échafauder des hypothèses et de les étayer... Pas si facile, ce travail de fourmi, et pas seulement parce qu'il lui faut agir vite, pour ne pas déplaire un peu plus à des chefs pointilleux...

Mais c'est aussi sans doute cette personnalité qui va permettre le dénouement de l'affaire, de façon assez inattendue. Je crois vraiment que c'est d'abord son travail de fond, sa persévérance qui vont payer, mais également, ce côté iconoclaste. Sans parler même de compétence, je ne crois pas qu'aucun de ses collègues aurait pu obtenir de tels résultats en agissant comme les flics de base qu'ils sont...

Pour finir, une précision chronologique. J'ai précisé que "Sur nos cadavres, ils dansent le tango" avait été publié en 2011. Ce n'est pas pour rien. D'abord, parce qu'on est encore sous la présidence Sarkozy. Ce n'est pas fondamental, mais quelques allusions, dans le cours du roman, nous le rappellent, et cela ne vous étonnera point, venant d'un auteur aussi engagé que Maurice Gouiran.

Mais, plus important, c'est le climat qui règne à Marseille à ce moment-là. On est dans les premiers temps de cette période que nous traversons encore où les assassinats se multiplient dans la ville. Règlements de comptes, guerres de territoires entre trafiquants, résurgences des pratiques des truands d'antan... En marge de l'affaire "Vincent de Moulerin", d'autres crimes violents viennent rappeler aussi cette réalité marseillaise...

Il ne s'agit pas alors de stigmatiser une ville (je me suis d'ailleurs demandé tout au long du livre ce que Maurice Gouiran, lui-même natif d'une commune proche de Marseille, pensait vraiment de cette cité...), mais juste d'utiliser une certaine actualité afin de brouiller les pistes, mais aussi d'éloigner Emma de son enquête personnelle, car on a d'autres chats à fouetter...

L'écriture de Maurice Gouiran est sans doute moins lyrique que son éminent compatriote Jean-Claude Izzo, lui aussi remarquable auteur de roman noir, mais j'ai découvert un écrivain que je ne connaissais pas (merci Paco, pour le tuyau, au passage !) et nul doute que cette lecture m'aura donné envie de poursuivre ce voyage livresque en terre marseillaise.

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