jeudi 26 décembre 2013

"L'Histoire balbutie, tâtonne, et parfois c'est la légende qui finit par l'emporter. Elle se nourrit de ses lacunes..."

"Et c'est très bien comme ça", ajoute l'auteur de notre livre du jour. Ce qui me paraît un peu plus discutable, mais je n'ai pas l'ambition d'ouvrir une polémique ou un débat à ce sujet, juste d'un intéressant livre qui nous emmène sous la Terreur, suivre les derniers instants de personnalités marquantes de cette période, comprenez, leurs dernières heures jusqu'à la montée à l'échafaud. "Tu montreras ma tête au peuple", de François-Henri Désérable (en grand format chez Gallimard) n'est ni un roman historique, ni à proprement parler un recueil de nouvelles, mais "une première oeuvre littéraire", comme l'indique la quatrième de couverture. Avec, à la clé, cette question explicitée par la citation en titre : que retient-on de l'Histoire ? Des faits avérés et vus globalement ou de l'anecdotique, souvent sujet à caution ?





Ils s'appellent Charlotte Corday, Marie-Antoinette, Lavoisier, Danton, André Chénier ou encore Robespierre, par exemple... En tout juste une année, du 17 juillet 1793 au 28 juillet 1794, ils ont eu les "honneurs" du "Grand Rasoir National", autrement dit, de la guillotine. Tous ont été les victimes de la Terreur, que certains ont pourtant contribué à installer.

Chaque chapitre s'intéresse à l'un de ces personnages, sans véritable interaction avec les autres, même si, il me semble, l'ordre chronologique est respecté (oh, ça va, c'est Noël, je n'ai pas vérifié une par une, pfff...). Et chaque chapitre commence peu de temps avant l'exécution du personnage. Le lecteur les accompagne alors dans ce sinistre dernier voyage.

Chaque chapitre est mis en scène de façon différente, ce n'est pas juste un long catalogue d'horreurs, mais une remise en contexte au travers du récit, parfois par le personnage lui-même, parfois à travers des témoignages, sur le fait ou avec quelques années, quelques décennies, de recul.  On a des dialogues, des chapitres épistolaires, des monologues, à chaque fois avec un regard et un contexte différent. Mais tous relatent ces derniers moments, l'état d'esprit du personnage, les conditions de sa montée à l'échafaud et de son exécution.

Car, bien souvent, l'imaginaire collectif (quelle expression troublante, alors que l'on parle de faits historiques...) n'a retenu que ces attitudes, ces gestes, ces petites phrases, en omettant un contexte d'une violence inouïe, un pays dans lequel on s'envoie à la mort comme on se salue, ses pires ennemis comme ses meilleurs alliés de la veille, dans une spirale infernale, hors de tout contrôle.

A cet égard, le choix du titre, reprenant la phrase de Danton juste avant de s'allonger sous la lame fatale, est excellent. A la fois parce que nous la connaissons tous, on nous a raconté la scène en classe ou nous avons vu le film d'Andrezj Wajda, parce que le peuple versatile joue évidemment un rôle particulier dans ces moments précis, enfin, parce que Danton est le pivot du roman, le premier de ses enfants dévorés par une Révolution aux airs de Saturne...

Dans un des premiers chapitres de ce livre, on assiste au banquet des Girondins, une espèce de Cène républicaine qui se déroule à la Conciergerie, fin octobre 1793, à la veille de l'exécution des membres de ce parti jugé trop tiède par les franges les plus radicales du nouveau pouvoir en place. Le narrateur est l'un des geôliers qui surveillent ces étranges agapes.

François-Henri Désérable raconte ce banquet, dont on ne sait pas s'il a réellement eu lieu, mais fait partie de la mythologie issue de cette époque troublée. Et, au cours de ce repas, il entend les condamnés parler. L'un d'eux s'appelle Marc David Lasource et la phrase que répète le gardien dans son récit, fait bien après les événements, sera rejointe par la phrase de Danton, plusieurs mois après. Et si la phrase du truculent avocat est un constat, celle de Lasource est curieusement prémonitoire...

"Nous mourons parce que le peuple a perdu la raison. Nos accusateurs mourront le jour où il l'aura recouvrée".

Lasource a-t-il vraiment prononcé cette phrase sur l'échafaud (Désérable la "déplaçant" à la veille au soir) ? La chronique, elle, l'a pourtant retenue. Et elle n'est pas anodine, pas seulement dans sa signification globale, dans l'implication du peuple dans le folie de la Terreur mais aussi comme unique dépositaire du salut du pays...

Non, elle est remarquable parce qu'elle utilise le mot "raison". Oui, je joue sur les mots, mais comme Lasource ou ceux qui ont placé ces mots dans sa bouche. Car ces années-là sont celles du culte de la Raison, avec une majuscule, cette fois, quand tout le monde semble plonger dans la folie, la déraison, donc...

Oui, le peuple. Il est omniprésent dans le livre, chaque exécution ayant lieu en public. Les fameuses charrettes qui acheminaient les condamnés de leur prison jusqu'à l'échafaud devaient fendre la foule. Les personnes transportées, le plus souvent, subissaient les insultes, les quolibets voire les agressions de ce peuple en furie, colère sans doute savamment entretenue, jusqu'à ce qu'elle devienne incontrôlable.

Pas étonnant, donc, que, juste avant d'être raccourcis et de quitter enfin cette folie, certains de ces personnages héroïques (oui, la plupart sont des héros déchus, adulés hier, haïs le lendemain) choisissent de s'adresser à ce peuple, dont tout le monde se revendique, à commencer par les juges qui les ont envoyés là, sans vraiment leur laisser d'espoir ou de moyen de défendre leur point de vue...

Là encore, il serait intéressant de savoir comment ces mots, ces derniers mots, ont été inscrits dans la chronique des événements. Sont-ils issus de témoignages directs (et fiables) ou sont-il le fruit d'une réécriture extérieure de l'Histoire, dont la IIIème République se fit une grande spécialité ? En jouant sur ces mots, ces faits, qui ont quitté l'Histoire pour entrer dans la légende, qui relèvent plus de l'image d'Epinal que de la relation précise des événements, il fait la démonstration de ce que dit notre phrase titre...

Finalement, qui peut dire, dans l'hystérie générale, ce que la voix, même de stentor, d'un Danton, a pu lancer à cet instant critique ? La légende a comblé les lacunes et nous a offert ces phrases, ces attitudes, ces situations qu'exploite Désérable pour nous raconter cette période à travers cette hallucinante succession d'exécutions (car, n'oublions pas que beaucoup furent collectives).

On est dans l'Histoire, mais on est dans la fiction. Désérable n'a pas choisi une fresque historique à la Dumas ou à la Balzac, sur le mode roman-feuilleton, mais l'idée est un peu la même : donnez de la chair, du vivant à des récits qui peuvent être aride parce que observés de manière d'abord pédagogique.

Alors, oui, on flirte entre fiction et réalité, c'est certain, mais on se rend compte à quel point ces anecdotes qui n'ont rien de faits historiques nous ont plus marqué que les faits précis, la date, par exemple, ou le contexte complet dans lequel les événements se déroulent. Un coupable ou un juge, parfois, sont à regarder avec des angles précis qui brouillent aussi la limite entre les bons et les méchants, pour dire les choses simplement.

Et, pour appuyer cette idée, un chapitre entièrement fictif vient se glisser au milieu des autres. Le personnage central est un personnage d'un classique de la littérature française et Désérable en profite pour saluer quelques romans qui, j'imagine, ont nourri son imaginaire. J'en évoque un, parce qu'il est contemporain et qu'il m'avait aussi bien plu, dans le parti pris choisi par l'auteur : "les Onze", de Pierre Michon (chez Verdier et en poche chez Folio)... Un roman qui a trouvé, pour moi, le compromis parfait entre Histoire et imaginaire, une découverte à faire.

Il me reste à parler de deux personnages. Le premier, c'est le seul à avoir son chapitre et qui n'a pas fini sous la lame. Et pour cause, dans sa famille, on se tenait à côté. Il s'agit d'un membre de la famille Sanson, la plus célèbre famille de bourreaux de l'Histoire de France. L'idée est remarquable, car comment gérer une période comme la Terreur où les exécutions deviennent une véritable industrie, où l'exceptionnel laisse la place au quotidien...

Qu'on le veuille ou non, tuer des gens, ça marque, forcément. Les Sanson n'étaient pas une famille de psychopathes, mais de fonctionnaires zélés, si je puis utiliser le mot de fonctionnaire... Ils avaient une charge héréditaire, il fallait l'honorer... Mais si la justice est aveugle, le bourreau voit, ressent, et la charge peut aussi lui peser...

Là encore, le chapitre fourmille d'anecdotes étonnantes sur cette sinistre famille, mais joue aussi justement avec le coté légendaire acquis par cette lignée. Pourriez-vous citer le nom d'autres bourreaux, sous l'Ancien Régime, avant que les Sanson ne soit chargés de cette besogne, ou même, sous la République, lorsqu'on coupait encore la tête des criminels ? Moi, je n'en suis pas capable, mais les Sanson, oui, leur nom me parle... Mais là encore, c'est l'anecdotique qui prime sur l'essentiel...

Et puis, il y a un dernier personnage. Le seul qui traverse le roman de part en part. Si j'ose dire, puisque ce personnage, c'est la guillotine. Elle est l'objet emblématique de la Terreur, forcément, mais elle en est aussi le cliché, puisque Désérable ne cesse de jouer là-dessus. Elle aussi s'est incrusté dans notre culture commune, on sait tous qu'on la doit au bon docteur Guillotin, qu'elle a pour but d'humaniser l'exécution en ne passant plus par la case torture, qu'elle est un outil d'égalité entre les citoyens, etc.

Mais quel est encore et toujours la part de véracité dans tout cela et de propagande ou de belle petite histoire au sein de la grande histoire ? Cet émerveillement et cette symbolique si particulière fait oublier le rôle de cette machine qui sépare le corps des hommes et des femmes en deux... Le sang, les odeurs, les bruits... La guillotine, c'est aussi l'horreur...

A ce titre, le chapitre sur Danton est très intéressant. Danton est amené à l'échafaud entouré de ses amis, proches, comme Desmoulins, ou politiques. Tous vont être exécutés les uns après les autres et Danton sera le dernier à monter l'escalier, à s'allonger et à mourir. Avant lui, près d'une vingtaine de morts... Imaginez l'attente !!

Pas de torture physique, c'est vrai, mais assister à toutes ces exécutions en attendant son tour, mça doit quand même être incroyablement éprouvant... Garder son calme, sa lucidité et trouver encore l'audace (eh bien oui, on parle de Danton, si on ne lui colle pas le mot audace à un moment donner, on rate tout !) de lancer au bourreau de montrer sa tête une fois décollée, parce qu' "elle en vaut la peine", quel cran !

Le chapitre est ponctué de ce "Clic ! Clac ! Boum !" lugubre, presque scandé par le personnage qui se raconte une dernière fois avant de subir le châtiment qu'il sait injuste, en tout cas commandité par ceux qui ont dénaturé cette Révolution pour laquelle il a tant oeuvré. L'orgueil et le dédain de Danton devant sa mort annoncé contrastent terriblement avec le Robespierre décomposé, falot et lâche qu'on verra bientôt (c'est le dernier chapitre du livre) suivre le même chemin...

Mais là encore, peut-on se fier à ces images ?

Outre ces thèmes que je viens d'aborder et l'absence de monotonie qui aurait pu s'installer, grâce à cette narration variée et le côté "nouvelles" des chapitres, Désérable nous rappelle aussi que la Terreur n'est pas la Révolution, que cette période, qui a duré moins de deux ans, a fait sombrer dans le fanatisme une volonté de changer en profondeur la société pour la rendre meilleure.

Que ce soit les Girondins ou Danton, on les sent se dissocier de Robespierre et de sa clique, et pas seulement parce qu'ils connaissent leur sort prochain, mais bien parce qu'ils ne se reconnaissent plus dans ce pouvoir qui, seul, a réussi à corrompre l'Incorruptible pour lui faire perdre toute mesure, tout sens commun.

Même Charlotte Corday, première guillotinée du livre, rappelle cette divergence, assassinant Marat parce qu'il pervertit les idéaux de liberté, d'égalité et de fraternité qui présidaient initialement à la Révolution. Et, finalement, tout ce que nous avons dans ce livre, ce sont des idéaux qui divergent, s'opposent, s'affrontent et entament un bras de fer mortel afin de dominer sans partage...

L'Histoire balbutie, dit notre phrase de titre, elle bégaye aussi. Mais on a tendance un peu trop à l'oublier. Tandis que la postérité se souvient d'anecdotes à la véracité douteuse, se nourrit de la rumeur, du "on-dit". Et Désérable de finir son livre avec un exemple parfait que je vous laisserai découvrir, mais qui montre bien qu'en ces temps troublés, tout était possible. Même faire de son mensonge une légende vraie.

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