mercredi 18 décembre 2013

"Un retour de vieux instincts, de désirs rituels brûlants, de promesses charnelles durant quelques instants fugaces de musique et de séduction".

Ah oui, ça commence fort, je vous le confirme ! Je n'ai pas choisi ce passage au hasard : non seulement, il est la définition qui explique le titre du roman dont nous allons parler, mais il en est aussi, à mes yeux, un parfait résumé. Au menu, deux domaines dont on n'imagine pas de prime abord les points communs, le tango et les échecs, mais qui vont rapidement se compléter parfaitement pour sous-tendre la relation insolite d'une femme et d'un homme sur une période de quatre décennies. Avec "le tango de la Vieille Garde" (en grand format au Seuil), Arturo Perez-Reverte nous emmène dans une fresque historique sensuelle et violente où l'on se demande qui du Roi Noir ou de la Reine Blanche aura le dernier mot...





Max Costa, en cette année 1966, a passé la soixantaine et laissé derrière lui son lustre d'antan. Le voilà désormais chauffeur de maître, travaillant pour un notable suisse. Lui qui a toujours eu un mode de vie tourmenté, marginal et pas toujours honnête, le voilà rangé des voitures, si j'ose dire, nourri, logé, blanchi.

Il s'occupe du parc automobile de son patron et va pouvoir profiter quelques jours de la douce vie au soleil de Sorrente, son employeur partant en voyage pour plusieurs jours. Il en profite pour aller rendre visite à des amis, qui travaillent dans un des beaux hôtels de la région. Là, il découvre que l'établissement est en ébullition : il s'apprête à accueillir les championnats du monde d'échecs.

En cette période de guerre froide, ce choc est loin d'être anodin, car cette compétition oppose le champion soviétique, Sokolov, à un jeune maître très prometteur, le chilien Jorge Keller. Max ne s'intéresse guère aux échecs et l'importance de la rencontre n'y fait rien... Mais son intérêt va se réveiller lorsqu'il va apercevoir une femme, une cliente de l'hôtel...

Il en est certain, il connaît cette femme, il la reconnaîtrait entre mille. Pourtant, avant ce jour, il ne l'a vue que deux fois, et sur des laps de temps restreint. Une première fois en 1928, une autre en 1937... Oui, il y a près de 30 ans qu'il ne l'a pas vue, bien sûr, elle a vieilli, mais il est sûr de lui. Et, pour en avoir le coeur net, il va ressortir de la naphtaline le Max un peu escroc, un peu mauvais garçon qu'il a été et se faire passer pour un des clients de l'hôtel...

Et en effet, il ne s'est pas trompé, la femme est bien Mecha Inzunza, qu'il a connue tant d'années auparavant. Et ces retrouvailles inopinées vont raviver ce passé commun et montrer que cette relation pourtant épisodique, le mot est même faible, est peut-être la plus importante de leurs vies respectives...

En 1928, Max était danseur mondain sur un paquebot transatlantique. Comprenez : l'homme est engagé par la compagnie pour danser, le soir, avec les femmes seules ou dont les maris se sont pas versés dans cette activité. Et plus, si affinités, imagine-t-on... Et Max, en plus d'être un remarquable danseur, est un bel homme, plein de charme...

Alors qu'il travaille sur un bateau faisant le trajet entre l'Europe et l'Amérique du Sud, il fait la connaissance d'un couple originaire d'Espagne. L'homme s'appelle Armando de Troeye et est l'un des compositeurs les plus en vogue de l'époque en Espagne. Seul Manuel de Falla gagne plus que lui, dit-on.

Sa ravissante épouse l'accompagne. Elle s'appelle Mercedes, diminutif Mecha. Il va la faire danser, sous l'oeil d'un mari complaisant, et, le temps de la traversée, un jeu de séduction étrange se noue entre eux... Mais, Max les intéressent pour une autre raison : il connaît Buenos Aires, où il a grandi avant de partir s'installer en Europe.

Armando a en effet fait un drôle de pari : son ami Ravel vient de créer un boléro et lui, se moquant de son ami, lui a affirmé pouvoir faire un plus grand succès avec... un tango. Or, si cette danse est à la mode en France et en Espagne en cette fin de décennie, elle s'est assagie en traversant l'Atlantique. Elle n'a pas perdu de sa sensualité, mais de son indécence et Armando veut remonter à ses racines pour en saisir l'essence originelle.

Il va donc demander à Max de les guider dans les bas-fonds de la capitale argentine, là où se joue le tango le plus pur, dans des gargotes mal famées, entre des prostituées de troisième zone et des maquereaux irascibles... Max va accepter, mais aussi profiter de la situation... L'escapade donnera naissance à un morceau inoubliable, "le tango de la Vieille Garde", tandis que Max s'enfuira pour reprendre sa vie de gigolo ailleurs...

C'est à Nice, en 1937, qu'il reverra Mecha. Plus d'Armando dans les parages, emprisonné en Espagne alors que la guerre civile y fait rage... Mais la belle espagnole n'a rien oublié des frasques de Max à Buenos Aires. Si l'attirance réciproque reste la même, le contexte a changé radicalement. Et surtout, au moment de la rencontre, Max est engagé, à contre-coeur, mais il ne peut faire autrement, dans une sale histoire...

Mecha, très en colère, est persuadée qu'il veut jouer les Arsène Lupin chez une de ses amies chères... Elle lui lance un ultimatum, il en sera tout autrement... Mais, Max et Mecha, loin des langoureuses figures de Buenos Aires, s'affrontent autant qu'ils se désirent... Difficile de savoir ce qu'ils pensent l'un de l'autre, tant ils restent, malgré leur intimité, avares en matière de sentiments...

Mais Nice sera le théâtre d'un drame et il faudra que Max choisisse une nouvelle fois la fuite. Pas d'autre alternative et Mecha comme lui pensent alors qu'ils ne se reverront plus... Jusqu'à la rencontre de Sorrente, presque 30 ans après... Beaucoup de choses auront changé, pas le lien entre ces deux personnages... Mais, désormais, Max est vraiment redevable envers Mecha...

Alors, il va devoir redevenir le Max d'avant, insouciant, séducteur, dégourdi et peu regardant sur la morale... Lui qui se croyait trop vieux pour ces bêtises, lui qui aspirait à une vie calme et rangée, jusqu'à ce qu'il voit la femme et que la flamme se rallume, il va se retrouver dans un sacré pétrin... Car Sorrente n'est pas que la capitale des échecs, elles fourmille aussi d'espions...

Je n'en dis pas plus sur l'histoire en tant que telle, car même si "le tango de la Vieille Garde" n'est pas à proprement parler un roman noir ou un polar, on y trouve quelques rebondissements clés au cours desquels la tension monte et met en équilibre précaire nos deux personnages. Mais, il faut parler de la forme du livre d'Arturo Perez-Reverte.

Car le récit, tel que je vous le propose ci-dessus, est un peu trompeur. En effet, Perez-Reverte n'a pas choisi une narration au fil de la chronologie, avec 3 parties qui se succèdent. Mais, il a mis en place une construction élaborée qui dévoile les 3 périodes en les entrecroisant, comme ces parties d'échecs jouées en simultané par un joueur contre plusieurs adversaires...

L'épisode de 1966 joue les fils conducteurs, il est présent tout au long du livre, tandis que les épisodes de 1928 et de 1937 se succèdent, à peu près pour moitié. Mais on comprend bien que tout est lié, et que, sans 1928, il n'y a pas de 1937 et donc, pas de 1966... Le romancier a cependant choisi de brouillé un peu plus les pistes et de donner du fil à retordre à ses lecteurs...

En effet, chaque chapitre alterne donc entre les époques, mais rien ne matérialise les changements. Juste un saut de paragraphe et un gros interligne. Ah oui, ça demande un peu de gymnastique mentale une fois qu'on s'est rendu compte du truc, mais c'est aussi un exercice assez virtuose et très réussi.

J'ai déjà comparé cette méthode au jeu d'échecs, qui est l'un sujets importants du roman. Il reste le tango. Et là aussi, je trouve que cette manière de faire, ajoutée à la confrontation permanente entre les deux protagonistes principaux, pourrait rappeler cette danse, ses passes à la fois langoureuses et syncopées, sensuelles et violentes.

Il y a une scène, dans la première partie du roman, où Max et Mecha dansent... Et ce passage met le feu aux pages. Sensualité, c'est évident, érotisme, à chaque lecteur son impression sur ce sujet précis, ma religion est faite ! Quant au "tango de la Vieille Garde", cette mélodie traverse aussi le roman, comme pour renvoyer Max et Mecha à leur rencontre première...

Tout au long des 530 pages de son roman, Arturo Perez-Reverte fait de son couple de personnages des danseurs de tango et des joueurs d'échecs... Quel point commun peut-il y avoir entre ces deux activités, une tout en mouvements et contacts, l'autre cérébrale, immobile et à distance ? Les réponses apparaissent dans le fil du texte.

Commençons par les échecs. Mecha dit à Max : "les échecs, c'est ça : l'art du mensonge, de l'assassinat et de la guerre". Tout est présent, dans le roman. Si le mensonge est un lien direct entre eux, Max est quasiment un menteur pathologique, tandis que je reste persuadé que Mecha joue admirablement de son savoir-faire en matière d'omission... La guerre et l'assassinat y sont aussi, mais ce sont les mouvements induits par les actes de l'une et de l'autre, exactement comme un mouvement sur l'échiquier est la cause d'autres mouvements parfois imprévus, jusqu'au sacrifice...

Pour le tango, autre citation, prise quelques lignes au-dessus de la (longue) phrase qui sert de titre à ce billet. Attention, je préviens d'avance que la citation n'est pas politiquement correct, MAIS, rassurez-vous, mon raisonnement va la démentir dans quelques instants. Bref, revenons à la citation : "Qu'était d'autre le tango dansé ainsi, sinon soumission de la femme ? (...) Qu'était-il d'autre, dansé à la façon de jadis, loin des salons et de l'étiquette, sinon, abandon absolu et complice". Suit la phrase de titre...

On est au coeur de la relation entre Mecha et Max : un jeu de soumission autant que de séduction. Mais, précisons-le, c'est Max qui pense la phrase ci-dessus, d'où l'allusion à la soumission de la femme. Et Mecha a du répondant et elle aussi, au moment opportun, essaiera de soumettre Max à sa volonté... Leur danse est aussi violente que sensuelle et va laisser bien des traces au corps et à l'âme...

Là encore, on est dans les points communs avec les échecs, dont le but est de soumettre le roi adverse, soit le mettre mat en le bloquant, soit pousser à l'abandon ou à la partie nulle (grande spécialité de Sokolov dans le roman, d'ailleurs). Les trois rencontres de Mecha et Max sont donc comme trois parties d'échecs simultanées où l'on essaye de se mettre mat...

Et, quand on croit que l'un ou l'autre a réussi, il y a un dernier sursaut, un dernier coup, in extremis, si ce n'est désespéré, qui permet de conclure au nul. Jamais Max ne soumettra Mecha, jamais Mecha ne soumettra Max. Ils sont indissociables l'un de l'autre, leurs trois brèves rencontres en quarante ans auront peut-être compté dans leurs vies plus que toutes leurs autres expériences...

Non, jamais ils ne parviendront à se soumettre, comme les deux danseurs qui finissent par se désenlacer, épuisés, grisés, échauffés, séduits mais pas vaincus... Comme deux joueurs d'échecs qui au bout d'échanges acharnés, de coups d'attaque audacieux, de défenses habiles, de sacrifices osés, d'agressivité latente, se séparent en se serrant la main sans qu'aucun des deux n'ait cédé...

Pour être franc, sur le coup, la fin du livre m'a laissé sur ma faim. Mais, j'avais commencé à esquissé ce raisonnement tordu que vous venez courageusement de lire... Alors, j'ai voulu laisser décanter quelques jours cette affaire et, au fil des réflexions, cette fin m'est apparue comme logique... Peut-être aurais-je préféré quelque chose de plus spectaculaire, dramatique...

Mais non ! Non, cela ne peut se terminer que sur une partie nulle, encore une fois. Parce que tout le parcours de ces deux-là montrent à chaque instant qu'ils ont, Mecha comme Max, chevillée au corps une qualité intrinsèque, qu'ils ont toujours privilégiée quelles que soient les circonstances : ce sont des êtres libres (nan, y a pas de numéro, dans cette affaire, bande de petits rigolos !)...

Et je n'ai pu m'empêcher de penser que cette rencontre de 1966 ne serait peut-être pas la dernière entre ces deux êtres magnétiques qui se repoussent autant qu'ils s'attirent... Ils sont au coeur d'une magnifique fresque, visuelle, riche et ambitieuse, une histoire d'amour au long cours qui ne se nourrit que de rareté, dans un XXème siècle montré comme on le voit rarement.

J'ai été emporté dans ce tango avec ce romancier que j'apprécie et j'en suis encore bouleversé, ébouriffé...

3 commentaires:

  1. Excellente chronique.
    Je rajouterai que Mecha et Max n'ont cessé de danser leur tango au cours des ses nombreuses années.
    J'ai l'impression que leur existence s'est déroulée au rythme du tango !

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    1. Merci ! En fait, je le dis brièvement, mais le vrai personnage intriguant du roman, c'est Mecha, dont on sait peu de choses, et rien de son rôle dans un certain nombre de situations... On en sait bien plus sur Max et c'est pour ça que j'ai insisté sur ce point : dans leur tango, ce n'est pas lui qui conduit... Le personnage fort, c'est elle... Nous, pauvres hommes, sommes toujours menés par le bout du nez :-D

      Pour les insultes, laissez vos messages, je modère :-p

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  2. 100% d'accord avec ton analyse de ce livre, qu'une collègue de travail m'a prêté parce que ça parlait d'échecs.
    Je suis aussi restée sur ma faim, concernant la fin de cette partie entre Max et Mecha.

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