jeudi 15 octobre 2015

"Il y a un fossé entre nous et nos fils, un gouffre que même Lui, a dit Philippe en désignant la Bible, même lui n'arrive pas à combler".

C'est un pasteur baptiste qui parle ainsi, précisons-le d'emblée pour éviter tout malentendu. Bienvenue pour une lecture marquante, un roman qui a près de 40 ans, puisque publié en 1978, mais qui conserve non seulement toute sa puissance, sa violence, mais aussi sa résonance politique. Alors que les tensions raciales s'exacerbent de nouveau aux Etats-Unis, voici un roman ancré dans un moment-clé de la lutte pour les droits civils de la communauté noire : le tournant des années 1960-70. Mais, avec "Le nom du fils" (qui vient d'être réédité en poche dans la collection Piccolo, des éditions Liana Levi), Ernest J. Gaines abordait alors d'autres sujets forts, qu'on retrouve dans nombre de livres de cette époque ou évoquant cette période : la profonde rupture entre les générations intervenue avec la guerre du Vietnam et le développement de mouvements de protestation radicaux. Une confrontation qui peut remettre profondément en question plusieurs existences...



C'est le début de l'année 1970, il fait froid et la pluie tombe abondamment sur la Louisiane. Sainte Adrienne est une petite ville, paisible, sans histoire, où, depuis une dizaine d'années, un homme s'est fait une réputation de grand défenseur de la communauté noire et de ses droits civils : Philip Martin est le pasteur de la paroisse baptiste et son action est reconnu dans tout l'Etat.

Un jour, arrive un jeune homme qui va vite se faire remarquer. Sa maigreur, son allure dépenaillée, son visage tendu, son habitude de marcher longuement qu'il fasse nuit ou jour, qu'il pleuve ou qu'il fasse un froid saisissant. Logé dans une pension, il fait peur à sa propriétaire, Virginia, par son comportement qu'elle juge violent, mais aussi par ses cris, ses pleurs, ses cauchemars...

Petit à petit, ce garçon fait énormément parler de lui. Les jeunes de son âge, moins de trente ans, ont essayé de l'approcher, de l'inviter à leurs soirées, dans des bars ou les uns chez les autres... Le plus souvent en vain. Décidément, cet inconnu débarqué de nulle part n'est pas franchement sociable et son comportement alimente bien des conversations.

Sans oublier un détail, mais pas des moindres : il se fait appeler Robert X. Comme Malcolm X, qui rejeta son patronyme, considéré comme son nom d'esclave. Dans une ville où l'on est pus en phase avec le combat d'un Martin Luther King qu'avec les propos, jugés bien plus violent, de Malcolm X, cela ajoute au trouble qui entoure le nouvel arrivant.

Mais qui est donc Robert X ?

Incontestablement, le plus troublé par la présence de ce jeune homme à Sainte Adrienne, c'est le révérend Philip Martin. En le voyant, la première fois, il est... saisi. Je ne vois pas d'autre mot. Figé, reconnaissant Robert X sans l'identifier, mais comprenant que c'est pour lui que l'inconnu est venu jusque-là. Et que cela n'augure rien de bon.

Tout oppose ces deux hommes : Philip est un homme installé, respecté, jouissant d'une certaine renommée, on l'a dit, mais aussi un tribun apprécié qui, lorsqu'il prêche, sait toucher le coeur et l'esprit de ses fidèles ; Robert X, lui, semble sortir de prison, traîne avec lui une aura menaçante, dangereuse et ne fait rien pour se faire apprécier de ceux qui l'invitent et le fréquentent.

Cependant, en voyant la réaction du pasteur face à Robert X, on commence à se dire que l'inconnu n'est pas le seul à avoir des secrets... Petit à petit, le lecteur commence à se demander si la communauté de Sainte Adrienne sait vraiment qui est son guide, s'ils ont une idée de ce qu'a vécu Philip Martin avant de s'installer dans cette ville...

En quelques jours, la présence de Robert X à Saint Adrienne va complètement chambouler l'existence du pasteur. Pire, remettre complètement en question son action, tant religieuse que politique. Perdu, désarçonné, l'esprit obnubilé par la présence de ce garçon, Philip Martin se détourne des affaires en cours, agit même à l'encontre de ce qu'il mettait en place les jours précédents...

Par exemple, la pression qu'il entend mettre, avec toute la communauté, sur un des employeurs de la ville. Un homme blanc qui, fidèles aux idéaux de son père, embauche des noirs dans son commerce, mais refuse de les rémunérer... Une situation qui fait monter la tension à Sainte Adrienne et qui devait prochainement atteindre son paroxysme.

Mais voilà, l'arrivée de Robert X va changer la donne. Désormais, il n'y a plus que lui dans la vie du pasteur. L'église, la cause, sa famille, tout cela est relégué au second plan, car il veut comprendre. Pas seulement ce que veut Robert X, ce qu'il attend de lui, mais ce qui l'a poussé à le retrouver et à inquiéter toute la ville...

Bien sûr, Philip connaît la vérité sur Robert X. Enfin, une partie, seulement. Il sait qui est ce garçon, au moins en partie. Ce qu'il a gardé en mémoire, mais qui demande à être rafraîchi. Néanmoins, ce qu'il va apprendre va encore aggraver son malaise, quand il va prendre conscience que tout cela est en parfaite contradiction avec son mode de vie actuel.

Allez, j'arrête de tourner autour du pot. Adversaires des spoilers, je vous préviens, je vais entrer un peu plus dans le détail, mais sans révéler le coeur de ce livre qui, sans être précisément un roman à suspense, contient pourtant des éléments qui accrochent le lecteur et le tiennent en haleine. Désormais, vous lisez ce billet à vos risques et périls !

La première chose à dire, mais je suppose que nombre d'entre vous l'ont déjà compris, comme ce fut mon cas en lisant le roman, c'est que Philip est le père de Robert X. On s'en doute rapidement, de par le titre, que ce soit le titre en VF, ou en VO ("In my father"s house", "dans la maison de mon père", titre qui a un côté cantique certainement pas anodin).

Oui, le lien de parenté entre les deux personnages centraux est assez évident, mais ce n'est que la partie visible de l'iceberg. Car, le révérend a la mémoire qui flanche... Voilà bien longtemps qu'il a laissé derrière lui cette partie de sa vie, au point de ne même plus se souvenir du véritable prénom de Robert X...

Et c'est là qu'on en vient au titre français : "le nom du fils". D'un côté, on a un père qui essaye, en vain de retrouver le prénom de celui à qui il a donné vie ; de l'autre, un fils qui maquille délibérément son identité, se présentant non seulement sous l'anonyme patronyme X, mais également sous un prénom qui n'est pas le sien...

Double rejet, double camouflet pour un père oublieux. Efficace, en tout cas, pour réveiller une conscience endormie, comme celle de Philip... Et le réveil est brutal : le pasteur est projeté plus de 20 ans en arrière, lorsqu'il avait lui-même l'âge actuel de Robert. Lorsqu'il était un homme différent et, on le comprend, bien moins respectable qu'il ne l'est devenu.

Philip Martin n'est pas au bout de ses (mauvaises) surprises. Mais, là, je n'en dis pas plus. Sachez simplement que ce qu'il va apprendre, peu à peu, est de nature à amplifier énormément la culpabilité qui a commencé à monter brusquement en lui au moment où il a posé les yeux sur Robert X. "Le nom du fils", c'est la descritpion de ce processus d'un homme luttant contre une culpabilité dévorante.

Revenons tout de même à la question politique. Robert X, c'est plus pour le jeune homme, une forme de provocation qu'un engagement dans un groupe d'activistes. Au contraire, on sent bien que les préoccupations de Robert sont avant tout personnelles et qu'en aucun cas, ne vient s'y mêler son statut d'homme noir dans une société encore profondément raciste.

Et, sur ce plan-là, Robert est bien plus en phase qu'il n'y paraît avec les jeunes de Sainte Adrienne que pour tout le reste. Alors que les aînés, pères et grands-pères, sont toujours aussi convaincus de la nécessité de mener une action politique forte pour poursuivre l'obtention de droits dont ils estiment manquer, et depuis toujours, les jeunes gens, eux, semblent bien moins intéressés par la cause.

Difficile, semble-t-il, de motiver les jeunes troupes à rejoindre les manifestations, les actions lancées par le groupe du révérend et soutenues par une grande partie de la communauté. En cela encore, on voit grandir le gouffre entre père et fils, entre hommes et femmes nés avant la IIe Guerre Mondiale et la génération suivante.

Voilà, on est raccord avec le titre de ce billet. Je ne voudrais pour autant pas donner une fausse impression de cette jeune génération. Le gouffre a deux branches, si je puis dire. D'une part, ceux, et ils semblent les plus nombreux à Sainte Adrienne, qui, effectivement, ne se sentent pas vraiment concernés par l'action en faveur des droits civils, mais d'autre part, ceux qui voudraient s'orienter vers le radicalisme et la violence.

Au cours de son parcours de remise en cause, parcours intérieur autant que géographique, Philip Martin va croiser ces jeunes si différents, dont certains feront basculer la décennie à venir, en se démarquant nettement du Flower Power. Le pasteur sent le pouls de son monde et l'entend s'accélérer. Il entend la colère monter et se refuse à suivre ce chemin-là, au contraire de certains de ses proches, d'ailleurs.

Enfin, il y a un aspect qui m'a rappelé une scène biblique : le sacrifice d'Isaac par son père, Abraham. Commandé par Dieu, cet acte terrible est finalement interrompu in extremis quand un ange vient retenir le bras du patriarche, nous raconte le livre de la Genèse. Un acte barbare, en apparence, la mise à l'épreuve d'une foi, aussi.

Ici, ce n'est pas tout à fait pareil, d'abord parce qu'il n'y a ni autel, ni poignard, ou alors, au sens figuré. Et le sacrifice, on se dit qu'il a peut-être déjà eu lieu, des années plus tôt, sans que quiconque ne retienne le bras du bourreau (là encore, je parle par métaphore). Mais, l'arrivée de Robert X à Sainte Adrienne place pourtant Philip Martin dans une situation complexe : son fils ou sa cause ?

Quoi qu'il choisisse, il semble certain que le pasteur sera perdant. Soit il choisit la cause, cette lutte qu'il mène avec efficacité et dans laquelle il entraîne une communauté unie et décidée, et il abandonnera une deuxième fois ce fils et ne pourra pus se regarder dans une glace. Soit il choisit son fils, et c'est toute son existence actuelle qui volera certainement en éclats, ébranlant profondément sa cause...

Difficile de savoir, à la lumière de ce que l'on sait de lui, si l'on trouve Philip Martin sympathique ou pas. Imparfait, c'est certain, mais la première pierre, tout ça, on connaît le refrain... La dichotomie entre son passé et son présent est flagrante et c'est évidemment ce qui dérange. Pourtant, on voit poindre dans cette évolution un élément fort : la maturité.

Entre les deux époques, Philip Martin a changé, complètement. Il est devenu adulte, lui qui ne l'était pas quand il a engendré Robert X. Ce même Robert X qui semble, pour sa part, avoir été propulsé bien trop brutalement dans cette même maturité, au point de la vivre terriblement mal. Et, lorsqu'on découvre pourquoi, on le comprend plus aisément.

Mais, cela pose une question intéressante : chaque génération ne connaît-elle pas ce passage si délicat de l'adolescence à l'âge adulte, de l'irresponsabilité à la responsabilité ? Et, dans ce cas, la jeunesse de 1970 n'est-elle pas tout simplement en retard dans cette évolution ? Avec la maturité, comme ce fut le cas pour Philip Martin, sans doute comprendra-t-elle la nécessité de l'engagement. Mais c'est une autre histoire.

Ernest J. Gaines, né au début des années 1930, dans ce même Etat de Louisiane, a connu, dès l'enfance, le dur travail dans les plantations. La Grande Dépression était passé par là et le début de sa biographie ressemble à un roman de Steinbeck... Pourtant, c'est à un autre grand écrivain de cette génération qu'on le compare : William Faulkner.

Pourtant, on pense à quelqu'un d'autre en lisant "le nom du fils" : à Toni Morrison, évidemment. Gaines et la Prix Nobel sont de la même génération et tous deux parlent avec force et détermination de cette communauté qui est la leur, et des difficultés qu'elle traverse dans ce grand pays. L'écriture de Gaines est sans doute moins poétique que celle de sa consoeur, mais la puissance du récit est tout aussi présente.

"Le nom du fils" est un roman court et dense, moins de 300 pages, qui voit deux personnages se livrer tout entiers. Robert X sait parfaitement où il va, comme mu par l'énergie de son désespoir. Philip Martin, lui, va devoir réexaminer toute son existence, ses priorités, sa foi, ses sentiments... Et choisir de continuer, malgré tout, dans l'épreuve, ou de baisser les bras...

C'est un roman qui ne laisse pas indifférent, car le parcours de ces deux hommes est marqué par la violence et la peine. Par le combat, universel, pour l'accomplissement de soi, quête qui n'aboutit pas toujours, on le sait. On aimerait que ces deux hommes se comprennent, s'amadouent, se retrouvent. On comprend rapidement que c'est certainement impossible... Mais c'est aussi là que réside la force de ce roman.

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