Pas de cowboy, mais des indiens, dans notre roman du jour. Et des jésuites, aussi. Avec une plongée dans une époque particulière de l'histoire du continent nord-américain, celle des missions cherchant à évangéliser les tribus indiennes. Le roman du jour a connu un immense succès critique à sa sortie, recevant, par exemple, le premier prix Littérature-Monde, remis l'an passé, lors du Festival Etonnants Voyageurs. "Dans le grand cercle du monde", de Joseph Boyden (désormais disponible au Livre de Poche), est un roman dur, violent, profond, envoûtant, épique où se rencontrent, se confrontent et d'affrontent deux cultures, non, plus encore, deux visions du monde. Mais, c'est aussi la découverte de trois personnages que tout sépare et qui vont, peu à peu, et malgré le tumulte les entourant, faire l'effort de se découvrir, de se respecter. Une fresque de près de 700 pages qu'il ne faut pas craindre d'ouvrir, car son souffle lyrique devrait vous emporter rapidement.
Nous sommes au tiers du XVIIe siècle (on n'a pas de repère chronologique, juste un indice historique, la mort de Samuel de Champlain, le jour de Noël de l'année 1635) et les grandes puissances européennes, que sont la France, l'Angleterre, mais aussi la Hollande, toutes trois puissances maritimes, cherchent à imposer leur domination en Nouvelle-France.
La guerre entre la France, catholique, et l'Angleterre, protestante, a cessé quelques années plus tôt, mais se déroule désormais sur d'autres plans, diplomatiques, commerciaux et religieux. La France, qui ne parvient pas à solidifier sa colonie, centrée autour de Québec, est à la peine alors que les contingents anglais, eux, sont en plein essor. Voilà pour le contexte historique.
C'est exactement à cette époque que la Compagnie de Jésus envoient des prêtres en Nouvelle-France, avec la mission d'évangéliser les tribus indiennes. Parmi les pionniers de cette mission, se trouve un Breton, de haute taille et à la foi profonde, le père Christophe. Il se rend seul, dans un premier temps, auprès des tribus huronnes, afin de leur porter la parole divine.
Une mission qui s'avère bien compliquée. D'abord, parce que l'hiver est particulièrement rude, cette année-là. Ensuite, parce que les Hurons sont en guerre avec les Iroquois. Enfin, parce que l'accueil réservé à celui que les autochtones vont aussitôt surnommer "le Corbeau", en raison de sa soutane noire, est pour le moins frileux.
Peu de Hurons s'intéressent à ce que raconte cet étranger, qui balbutie quelques mots de leur langue, souvent sans queue, ni tête, et leur parle de concepts qui les dépassent, comme ce "Grand Génie", dont il parle sans cesse et dont ils ont du mal à saisir le sens. Mais Christophe est un missionnaire né, il ne se décourage jamais et va s'accrocher auprès de ces ouailles pourtant peu coopératives.
Une persévérance que voit d'un mauvais oeil un guerrier Huron nommé Oiseau. Homme aguerri, qui n'est plus tout à fait jeune, déjà, il ne supporte pas la présence de ce Corbeau, dont il se débarrasserait volontiers à la première occasion. La manière dont cet étranger essaye d'embobiner ses amis lui tape sérieusement sur les nerfs, mais, pourtant, il ne se résout pas à tuer le Français.
Même lorsque certains Hurons commencent à accepter de partager son discours, Oiseau laisse faire, prenant sur lui. Mais, il espère que la présence du prêtre parmi eux permettra d'aider à l'intégration d'une autre étrangère, une enfant, dont le nom est Chutes de Neige. Elle a été faite prisonnière lors d'un accrochage avec un groupe d'Iroquois et, seule survivante, elle a été capturée.
La tradition indienne veut alors que le prisonnier, surtout s'il est jeune, soit éventuellement supplicié, si l'on juge cela nécessaire, avant de devenir ensuite membre de la tribu à part entière. Une forme d'adoption, qui, précisément, ici, prend tout son sens : si Chutes de Neige n'a plus de famille, Oiseau a vu la sienne également décimée auparavant. Un choc dont il ne s'est jamais remis.
Mais la demoiselle a du caractère. Elle a surtout une haine profonde qui brûle en elle, tout en sachant qu'elle ne pourra, seule, réussir à se venger, ou à fausser compagnie à ses nouveaux maîtres. Même si elle est très jeune, elle a de la jugeote et se rapproche du prêtre, comme si elle adhérait à son message, espérant que ce Corbeau pourra s'avérer un allié de circonstance.
Chutes de Neige, Christophe et Oiseau sont les trois personnages centraux de ce grand roman épique et en sont également les trois narrateurs. A travers eux, on va vivre un long moment au sein de cette tribu huronne, partageant les joies, les peines, mais aussi les événements marquants qui la touche : sécheresses, hivers rudes, épidémies, guerres avec les Iroquois, etc.
La période, on va le comprendre rapidement, n'est pas la plus florissante pour les Hurons qui s'interrogent. A l'image d'Oiseau, pour certains, le bouc émissaire est tout désigné : le Jésuite. Son arrivée correspond à ces événements qui bouleversent la vie des leurs. Une raison de plus pour nourrir un ressentiment profond pour ce Corbeau...
Je n'entre pas plus dans le détail de l'histoire, car c'est sur la longueur qu'il faut la découvrir et voir comment s'articule la relation entre ces trois êtres qui n'ont vraiment pas grand-chose en commun. A part, et c'est loin d'être anodin, le feu intérieur qui les pousse à agir, envers et contre tout. Appeler cela la foi, pour le Français, ou l'Orenda, pour les Indiens ("The Orenda" étant d'ailleurs le titre original du roman).
L'Orenda, croit comprendre Christophe, c'est un peu l'équivalent de l'âme pour les Chrétiens. Mais, c'est à peu près la seule passerelle spirituelle que le prêtre réussit à établir entre sa vision du monde et celle de ses hôtes. Car, le postulat même de ces Sauvages, comme les appellent Christophe, empêche quasiment toute discussion dans ce domaine.
Oui, pour le Jésuite, comme pour tant d'Européens encore, il est encore difficile de croire que les indigènes rencontrés sur cet immense continent encore à peine exploré aient une âme. Et donc, que ce soit des humains à part entière, comme l'homme blanc... Des idées, hélas, qui vont perdurer longtemps.
Mais, face à lui, ces Indiens ont une vision toute autre : pour eux, tout être vivant à une orenda, humains, animaux, plantes... Au panthéisme des Jésuites, ils opposent une spiritualité qui place le vivant au coeur de tout. Et, là encore, il est bien difficile de s'entendre, quand, d'un côté, on se considère au service de la Terre, et que, de l'autre, on estime le monde créé pour le bénéfice unique de l'homme (sous-entendu, de l'être doté d'une âme).
On mesure l'abîme qui sépare ce Jésuite de ceux qu'il est venu convertir à sa cause. Et lui aussi, sans pour autant douter, mesure les efforts qu'il lui faudra accomplir pour parvenir à mener à bien sa mission. D'autant que, pendant qu'il bataille, la colonie de Nouvelle-France ne cesse de se réduire et le soutien qu'on lui apporte avec...
La mission (au sens architectural, cette fois) qu'il va parvenir à mettre en place pourra ainsi compter sur un personnel peu fiable et une communauté religieuse réduite à la portion congrue. De quoi lui mettre encore un peu plus de bâtons dans les roues. Christophe comprendra vite qu'il sera seul, ou presque, seulement épaulé par ce Dieu auquel il croit plus fermement que jamais.
Face à lui, Oiseau est sans doute aussi intrigué par cet étrange personnage qu'il est agacé par son action. Non, il ne l'aime pas. Je l'ai dit plus haut, l'envie de lui faire subir quelques tortures et de l'envoyer illico auprès de son "Grand Génie" lui traverse souvent l'esprit, sans qu'il passe pour autant à l'acte. On sent même qu'entre eux, va se créer, au fil des événements, une espèce de respect qu'il est difficile de décrire.
Oui, cette relation entre Christophe est Oiseau, un des moteurs de cette histoire, pourrait s'étendre ici sur des paragraphes et des paragraphes tant elle est complexe, fascinante jusqu'aux dernières pages. Elle ne va sans doute pas jusqu'à une amitié, n'exagérons rien, les différences vont demeurer jusqu'au bout, mais l'animosité première va s'atténuer nettement.
Quant à Chutes de Neige, elle aussi va, avec le temps, évoluer, elle aussi. En grande partie grâce à deux rencontres fortes, deux personnages secondaires qui sont pourtant très important : Petite Oie, qui a connu en son temps le même sort que la jeune fille, en étant faite prisonnière, et Porte-une-Hache, jeune guerrier, encore adolescent, impétueux et arrogant, relève annoncée de la génération à laquelle appartient Oiseau.
Un mot en particulier sur Petite Oie. Jamais le mot n'est prononcé, peut-être est-ce un abus de langage de ma part, dans ce cas, mille excuse, est une chamane. A plusieurs reprises, elle va défier Christophe, qui voit en elle une sorcière ou une magicienne plus que son homologue, alors que, d'une certaine manière, leurs rôles sont assez proches dans leurs camps respectifs.
Pour la jeune Chutes de Neige, en quête de repères et de modèles, elle va devenir une sorte de mentor qui va permettre à l'Iroquoise de naissance de mieux s'intégrer à la tribu huronne qui l'a recueillie... J'ai dit personnage secondaire, mais c'est un magnifique personnage que cette Petite Oie, fascinante, énigmatique, espiègle, mais aussi visionnaire...
Bien sûr, une grande partie de cette fresque repose sur la rencontre entre les deux cultures, celle de l'ancien monde et celle du nouveau, que les personnages doivent appréhender, ce qui n'a rien d'évident. On est dans un univers difficile, même si la vie en Europe, à cette époque, n'était sans doute pas moins rude, dans une petite paroisse bretonne.
Le climat, je l'ai dit, pose bien des problèmes durant cette période, et la gestion de l'intendance s'en ressent, obligeant les uns et les autres à agir en conséquence, jusqu'à, parfois, se mettre en danger. Les épidémies, apportées par les Européens, vont aussi s'abattre sur les Indiens, les affaiblissant notoirement à des moments-clés... Bref, au-delà des relations humaines, c'est tout le contexte dans lequel ils évoluent qui importe.
Enfin, les autochtones ne sont pas franchement pacifiques. Comme les Européens sur leur continent, les tribus indiennes se livrent d'interminables guerres qui prennent la forme de violentes escarmouches ou de furieuses batailles. Et la relation à l'ennemi et au vaincu est également assez impressionnante, tortures et humiliations précédant souvent la mise à mort.
C'est un constat. Les Européens, dans ce domaine, n'ont aucune leçon à donner, ayant suffisamment fait usage entre eux de la barbarie et de la violence. Mais, n'oublions pas que Christophe, un long moment, est seul, puis au sein d'une communauté très réduite et qui n'a rien d'une armée. Les missionnaires ayant subi la torture ont été assez nombreux, on en croise d'ailleurs certains qui ont gardé des séquelles aussi bien physiques que morales.
Il plane sur ce livre, au milieu du lyrisme, des paysages sauvages et grandioses, de l'envoûtement que peu susciter la découverte de la vie de ces tribus (la scène du Festin des Morts est par exemple, particulièrement impressionnante), une atmosphère assez souvent menaçante. On sent que la violence peut se déchaîner presque à chaque moment, en tout cas, lorsque le contexte le permet.
La dernière partie du livre est d'ailleurs féroce. Douloureuse, pour le lecteur, qui ne peut pour autant se détacher de cette histoire, qu'on suit fébrilement. Le destin des personnages va se jouer au cours de cette dernière partie, et sans doute pas comme on pourrait s'y attendre, parfois. Mais cela ne fait que renforcer la puissance de ce récit qui ne nous ménage pas.
Oh, bien sûr, un parallèle vient tout naturellement à l'esprit avec le film de Roland Joffé, "Mission", même s'il se déroule en Amérique du Sud et un siècle plus tard que le roman de Joseph Boyden. Mais, l'image de Jeremy Irons dans ce film m'a hanté un bon moment au cours de ma lecture, tant je trouve que son frère Gabriel se rapproche par bien des points de Christophe.
Les trois personnages centraux sont de magnifiques caractères, riches, profonds, ambigus, parfois, tiraillés aussi, en proie au doute, mais incroyablement courageux. Leurs relations respectives tout autant que leurs parcours individuels fait qu'on s'attache à eux, qu'on a envie d'avancer à leurs côtés, sans préjuger de ce qui peut les attendre.
Je sais que la question de la foi divise. Ici, elle est très présente, sous des formes différentes. Mais, d'une certaine façon, le roman illustre surtout l'impuissance de ce missionnaire sincère, humain, persuadé que seule sa conviction peut mener à la conversion. Face à lui, se dressent des racines profondément ancrées dans ce sol neuf pour lui. Et des traditions ancestrales qu'on ne déboulonne pas aisément.
"Dans le grand cercle du monde", c'est surtout la cohabitation, certes compliquée, de ces deux mondes si différents. Sans parler de métissage, évoquons les échanges qui vont se produire. Christophe a su gagner le respect de ces femmes et de ces hommes, par son dévouement, son courage, son entêtement, même. Et lui aussi a changé son regard sur ses interlocuteurs.
Chutes de Neige, Oiseau et le jésuite ont appris les uns des autres, se sont enrichis au contact de ceux qui étaient, encore il y a peu, des étrangers. Il y a certainement bien des enseignements, des leçons, peut-être même, à retirer de cette magnifique fresque historique, dont les thématiques fortes sont encore terriblement d'actualité et résonnent en nous au quotidien.
Ce livre est magnifique :D
RépondreSupprimerJe ne voulais pas le quitter, même si la dernière partie est terriblement éprouvante.
Supprimerle début de ton billet m'a fait penser au film Mission, sublime ! Je note ce titre car cela me semble passionnant et effectivement terriblement d'actualité
RépondreSupprimerOui, avec quelques différences, la géographie, le siècle, mais aussi le caractère du Jésuite, qui n'est pas tout à fait celui de Jeremy Irons. Il manque aussi un équivalent au personnage incarné dans le film par De Niro.
Supprimerà lire également du même auteur ' le chemin des âmes ' autre époque, le début du XXème , autre cadre, la guerre de 14 18 et le rôle des indiens canadiens dans la grande guerre. Epique, somptueux, confrontation de deux mondes, magnifique . Le même lyrisme , la même langue, simple, précise, évocatrice. Un auteur magique.
RépondreSupprimer