samedi 10 octobre 2015

"The only easy day was yesterday".

Lorsque l'on trouve un contexte original, pourquoi ne pas poursuivre l'aventure ? Je ne suis pas forcément fan de séries, mais, parfois, elles permettent de retrouver un univers qu'on a envie d'approfondir, de découvrir sous de nouveaux angles. C'est le cas avec notre roman du jour, deuxième livre mettant en scène des policiers aux tâches particulières : la brigade des rennes, qui travaillent en Laponie. Après "le dernier Lapon", il était intéressant de voir comment les deux personnages principaux, Klemet, le Sami taciturne, et Nina, la débutante originaire du sud de la Norvège allaient évoluer. Olivier Truc nous emmène pour cette seconde enquête au bord de la mer de Barents, aux limites du cercle arctique, dans un lieu qui pourrait être idyllique : "le détroit du Loup" (en grand format chez Métailié et désormais disponible en poche chez Points). Pourrait, car la zone fait l'objet d'une prospection pétrolière de plus en plus intense...



Quelques mois ont passé depuis la fin de l'enquête racontée dans "le Dernier Lapon". La nuit continue de l'hiver a laissé la place aux jours de plus en plus longs du printemps. En cette fin du mois d'avril, lorsque débute le livre, il fait jour un peu plus de 20 heures sur 24 et bientôt, le soleil ne se couchera plus... La nature revient doucement à la vie, les rennes migrent.

Descendus dans les montagnes plus au sud, les troupeaux commencent à remonter vers le nord, là où, bientôt, ils pourront refaire leurs forces dans de gras pâturages. Parmi ces lieux où les rennes vont passer l'été boréal, il y a l'île de Kvaløya, l'île aux Baleines, en français. Traditionnellement, les rennes s'y ébattent en liberté pendant plusieurs mois, se nourrissant en prévision d'un nouvel hiver.

Mais, depuis quelques années, ces transhumances ne sont pas très bien vues des populations installées sur l'île, en particulier dans la ville de Hammerfest, l'une des villes les plus au nord du monde. Voir des rennes partout, dans les rues, les jardins, les lieux publics, provoquant quelques désagréments et dégradations, ça agace. A commencer par le maire de la ville, Lars Fjordsen.

Cet homme, ancien ministre, mais aussi ancien dirigeant du directorat du pétrole, l'administration norvégienne qui chapeaute les questions liées à l'exploitation pétrolifère dans le pays, ne cesse de râler à propos de ces traditions, alors qu'il entend faire de sa ville et de toute l'île une référence, qu'on compare déjà à Dubaï ou à Singapour.

En effet, depuis le début du XXIe siècle, la prospection s'intéresse aux gisements en mer de Barents, dont les recherches ont montré qu'ils étaient particulièrement riches. Malgré la colère des associations environnementales, l'exploitation se développe et Hammerfest se veut en pointe dans ce secteur, bien plus avantageux pour la Norvège que les gisements de Mer du Nord, exploités depuis les années 1970.

Mais, malgré les gesticulations de Fjordsen, les transhumances ont commencé. Pour arriver sur l'île de Kvaløya, il y a des bacs, un pont, mais les troupeaux peuvent aussi traverser à la nage ce bras de mer qu'on appelle le détroit du Loup. Un lieu qui n'est pas seulement un passage. C'est aussi un lieu sacré pour la communauté sami, car s'y dresse un rocher qu'ils considèrent comme sacré.

La traversée à la nage, c'est ce qu'ont entrepris les troupeaux de plusieurs jeunes éleveurs samis, qui essayent de maintenir vivantes les traditions du dernier des peuples aborigènes d'Europe, malgré les difficultés que rencontre désormais l'élevage de rennes. Erik Steggo et Juva Sikku font partie de ce groupe et refusent de renoncer à ce mode de vie pour adopter d'autres méthodes, comme les fermes.

Alors que leurs bêtes se sont élancées dans cette courte mais dangereuse traversée, sans raison apparente, la panique les gagne. Ces animaux prennent vite peur quand quelque chose d'inattendu intervient, parfois quelque chose d'insignifiant. Les voilà qui, en pleine eau, se mettent à tourner, tourner, créant un tourbillon qui risque de provoquer leur noyade.

Erik, qui surveillait la manoeuvre sur un canot, essaye d'intervenir pour calmer les rennes, mais l'affolement est tel que l'eau est particulièrement agitée. Le drame semble alors inévitable. Des bêtes commencent à se noyer et Erik, dans la bousculade, est jeté à la mer. Le temps d'intervenir, il est trop tard : le jeune homme est mort dans sa chute, ainsi que de nombreux rennes...

Sur place, la police des rennes intervient alors pour essayer de réguler la transhumance et éviter de nouveaux drames. Comprendre aussi ce qui a pu provoquer cette panique. Klemet et Nina, qui font équipe depuis l'hiver dernier, forment la patrouille qui arrive sur place. Il va leur falloir faire le constat de l'incident, mais aussi prévenir les proches.

Pour Erik, cela signifie sa jeune épouse, Anneli, à peine la vingtaine, elle aussi, et désormais veuve. Une jeune femme de caractère qui, malgré la douleur, malgré les coûts, malgré tout, entend poursuivre la transhumance et faire traverser vers l'île le reste de son troupeau. Juva, lui, est un témoin important.

Alors que les deux policiers, dont la mission est considérée comme secondaire par leurs collègues chargées de tâches de police plus classiques, remplissent leur rôle, un autre drame frappe alors la région du détroit du Loup : le maire de Hammerfest est découvert mort, dans cette même zone. Apparemment, son décès est dû à une chute accidentelle.

Mais, pour Nina, deux morts si rapprochées en si peu de temps, c'est suspect. Profitant de leur présence dans la zone, elle décide, avec Klemet, d'ouvrir l'oeil et de mener une enquête sur tout ce qui agite en cette période-clé, le détroit du Loup. Quitte à bousculer les uns et les autres, les tenants de la tradition sami et ceux de la modernité liée au pétrole.

Voilà planté le décor de cette seconde enquête de la patrouille P9 de la police des rennes. Encore une fois, Klemet et Nina vont se retrouver face au clivage croissant qui oppose, dans cette région du monde, la tradition et la modernité. Les Sames, ce sont ceux que nous appelons les Lapons, termes assez péjoratif, et nombreux sont ceux, en Norvège, Suède et Finlande, pour qui ce peuple est un caillou dans la chaussure.

Les discriminations qui touchent les Sames, les textes de lois, votés par les politiques de tous poils, nuisent à leurs modes de vie, le réchauffement climatique met également l'élevage en danger dans cette zone et les Sames sont la proie régulière d'attaques violentes de la part des mouvements d'extrême-droite qui gagnent en audience dans ces pays...

Mais, dans le cas présent, c'est la question de l'exploitation pétrolière qui menace aussi cette communauté, à qui on impose de se plier à un mode de vie occidentalisé. Entre menace pour l'environnement et boom économique dérégulé, il est fort à parier que si Hammerfest devient un Dubaï du Nord, les premiers à trinquer seront les Sames.

Indépendamment de ce que l'on peut penser de cela, "le détroit du Loup" est aussi l'occasion de regarder d'un peu plus près comment se fait cette exploration des gisements off-shores et comment l'humain, à travers ces plongeurs, des têtes brûlées qui prennent des risques insensés, y tient encore une place majeure, malgré la technologie gigantesque mise en oeuvre.

A moins de renoncer à leur culture ancestrale, comme l'a fait un des personnages que l'on croise dans ce livre : Nils. Ce jeune homme, ami d'enfance d'Erik et Juva, a tourné le dos à ses racines. Il ne se sent pas du tout Same et gagne (très bien) sa vie comme plongeur auprès des compagnies pétrolières. Il descend dans les profondeurs maritimes pour examiner les gisements et le matériel déployé.

Arrogant, séducteur, sûr de lui et de sa force, il se conduit comme une star. Et s'il est revenu dans sa région d'origine, c'est uniquement parce que c'est là qu'on lui demande de plonger, le reste, ça n'a aucune importance. A tel point qu'il n'a pas profité de l'occasion pour revoir ses vieux amis. Il ne les a pas ignorés, mais bel et bien oubliés.

Pourtant, alors que l'ambiance s'alourdit autour du détroit du Loup, il se retrouve malgré lui à faire le pont entre les deux mondes qui s'opposent. Et cela fait chanceler sa belle assurance. Se pourrait-il qu'il joue un rôle, même sans le savoir, dans tout ce qui se passe à Hammerfest et aux alentours, alors que son binôme de plongée et lui goûtent une certaine oisiveté entre deux plongées ?

Nils, c'est tout le contraire d'un autre personnage fort de ce roman : Anneli. La jeune femme, elle aussi tout juste entrée dans la vingtaine, est l'épouse d'Erik, depuis tout juste un an. Si jeune, et déjà veuve, la demoiselle va montrer toute la force de son caractère, dans ses moments difficiles. Loin de renoncer, elle entend reprendre le flambeau, poursuivre et assurer la transhumance du troupeau de son défunt époux.

Sans forcément être une traditionaliste forcenée, elle reste contre vents et marée attachée à ce mode de vie et à cet élevage en liberté des rennes. Pas question, pour elle, d'enfermer les animaux dans les enclos des fermes qui se développent à travers la Laponie. Il y a de l'orgueil chez cette jeune femme, mais aussi une violente colère contre le sort funeste.

Enfin, on peut évoquer Nina, parmi les personnages centraux de cette histoire. "Le dernier Lapon" était plus centré sur Klemet, ce deuxième tome met en valeur la jeune femme, persuadée que cette succession rapprochée de drames est assez suspecte. Mais, on comprend aussi peu à peu que la situation a réveillé chez elle des douleurs anciennes...

Cette enquête, qui va avoir des ramifications inattendues et réserver bien des surprises, va lui permettre de renouer avec son passé familial. On va découvrir d'où vient Nina, jeune policière, tout juste sortie de l'école, qui a choisi, elle aussi, de s'éloigner de sa famille en prenant ce poste tout au nord du pays. Et l'on va comprendre qu'elle recherche un père absent...

Avec "le détroit du Loup", Olivier Truc se penche sur la question pétrolière en Norvège. Des enjeux politiques, économiques, écologiques majeurs, dont le journaliste parlait déjà en 2008 dans un article du Monde, un des journaux pour lequel il travaille. L'angle retenu alors était l'inquiétude des pêcheurs en mer de Barents, mais les questions posées étaient les mêmes que celles du livre, autour des éleveurs de rennes sames.

"Le détroit du Loup" permet de bien mettre en perspective tous les enjeux qui coexistent dans cette région, pourtant, a priori, l'une des plus hostiles du monde. Chaque personnage, ceux que j'ai évoqués, mais aussi d'autres, dont je ne vous ai pas parlé, incarne à sa manière un de ces enjeux forts, qu'ils soient liés aux traditions sames, à l'exploitation pétrolière ou autres.

Et, au fil des pages, au fil des événements qui interviennent, une évidence grandit : il y a là pléthore de mobiles pouvant pousser à tuer. Car, vous vous en doutez, même si tout débute par des accidents, en tout cas, en apparence, la violence va s'abattre sur le détroit du Loup pendant ces quelques semaines menant à l'été et à la plus longue journée de l'année (non, je ne ferai pas la vanne du "que faisiez-vous dans la journée du 12 mai au 31 juillet ?").

Je ne suis pas un spécialiste du polar nordique, même s'il m'arrive d'en lire, mais j'ai trouvé que l'écriture d'Olivier Truc se rapprochait de certains auteurs scandinaves ou islandais, par exemple. Une certaine austérité, c'est vrai, la rudesse du climat, des personnages et de cette région impressionnante et grandiose, comme en témoignent certains paysages aperçus dans ce livre.

L'intrigue est assez complexe, c'est vrai, la trame entremêlent différentes histoires, une mystérieuse correspondance intervient régulièrement, comme des interludes, entre les chapitres, sans qu'on puisse savoir de qui elle émane et quel rôle elle tient dans tout cela. La vérité va se révéler tardivement, renversant sans doute bien des théories échafaudées par les lecteurs...

"Le détroit du Loup" est à la fois sensiblement différent et dans la continuité du "Dernier Lapon". On retrouve ici moins les traditions que le mode de vie des Sames, au coeur du récit. Le nomadisme, devenu si rare dans notre monde moderne complètement sédentarisé et qui tolère mal ce genre de différence, devient de plus en plus difficile à vivre, en Laponie, et l'élevage n'est plus assez rentable pour ces éleveurs traditionnels...

La Laponie est un terrain de jeux très vaste, pour Olivier Truc, qui écrit en ce moment la troisième enquête de la police des Rennes. Ce vaste espace, désormais découpé par des frontières qui ne sont pas celles des Sames, administré par des lois qui ne leur sont pas favorables, grignoté de toutes parts par des intérêts extérieurs, permet de créer de nouvelles intrigues où, hélas, la communauté same sera toujours dans la ligne de mire...

On évoque souvent James Welch quand on parle d'Olivier Truc. Disparu en 2003, cet écrivain amérindien a lui aussi utilisé l'outil qu'est le polar pour évoquer les difficultés de sa communauté dans l'Amérique contemporaine. Mais, en lisant les deux polars du journaliste français, on songe aussi à Louise Erdrich, dans la mise en valeur des traditions d'un peuple qui risque de s'éteindre.

Le duo Klemet/Nina, dans ses différences, qui font aussi sa complémentarité, est en train de s'affiner. Ils apprennent à se connaître, le désir latent est bien là, mais Nina a, je pense, à l'issue de cette seconde enquête commune, su gagner le respect de son partenaire. Lui, le taiseux aux réactions parfois brutales, elle, la volcanique suivant son instinct, sont comme l'eau et le feu, mais ont de quoi voyager loin.


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