jeudi 20 décembre 2012

Oum el 'Izz, la Fière.

Surprise, il y a quelques semaines, une enveloppe  tamponnée Actes Sud dans la boîte aux lettres... A l'intérieur, un roman d'un auteur libanais que je ne connaissais pas. Tiens, curiosité en éveil, méfiance aussi un peu... Et pourtant, après lecture, je ne peux que vous conseiller la lecture de ce livre, publié il y a près de 40 ans, dans un contexte très particulier, par un auteur dont la vie est hors du commun et le destin tragique. On reviendra d'ailleurs sur ces aspects dans le cours de ce billet. Et bravo et merci à Actes Sud de nous proposer enfin "Dans les meules de Beyrouth", de Toufic Youssef Aouad, "oeuvre représentative de l'UNESCO" et vision du Liban de la fin des années 60, époque coincée entre deux conflits, la guerre des 6 jours l'année précédente et la terrible guerre civile qui déchirera le pays à partir du milieu des années 70.


Couverture Dans les meules de Beyrouth


Oum el 'Izz, c'est-à-dire la Fière, c'est ainsi que se surnomme, dans le cours du roman, son personnage principal, la belle Tamima Nassour. Et ce n'est pas usurpé, la demoiselle a du caractère. Née dans un village du sud Liban, à quelques kilomètres de la frontière libanaise, elle ne rêve que de la ville, que d'études à l'Ecole Normale, que d'émancipation.

Son père, Tamer, a quitté le Liban quand elle était bébé. Il est parti faire des affaires en Guinée, comme beaucoup de Libanais dans les années 50. Cela devait être provisoire, mais on comprend qu'il y a peu de chance de le voir un jour rentré au pays... La mère de Tamima, Amné, est peut-être la seule qui croit encore à ce retour. Confite en dévotion, elle vivote dans son village, quémandant de l'argent à son époux lointain, gardant le foyer en attendant son retour. Tout ce que Tamima rêve de ne pas être.

Tamima a un frère, Jaber. De la graine de voyou, détournant l'argent que Tamer envoie pour ses plaisirs personnels, réduisant sa mère et sa soeur à la portion congrue. Jaber, c'est une brute, un garçon qui voit d'un mauvais oeil les velléités d'émancipation de sa soeur alors que lui-même fréquente nombre d'"artistes" (comprenez prostituées) et n'hésitera pas à se payer une voiture de sport avec l'argent familial quand sa mère tire le diable par la queue et sa soeur est incapable de payer ses frais de scolarité...

Malgré tout cela, en cet automne 1968, Tamima laisse son village derrière elle pour s'installer à la ville et entamer ses études à l'Ecole Normale. Elle emménage dans une pension un peu glauque, tenue par Rose Khoury, gérante d'une société de taxi en apparence mais qui serait mère maquerelle que ça ne m'étonnerait qu'à moitié... Là, elle va rencontrer Ramzi Raad, poète, éditorialiste, dénonciateur des écarts politiques et religieux de son pays. Et le séduire, sans le vouloir. Mais il va la poursuivre de ses assiduités et en faire sa maîtresse, avant qu'on le prive de sa liberté pour avoir clamé ses idées trop haut et trop fort.

Car, c'est dans un climat bien particulier que Tamima devient citadine et étudiante. Comme dans bien des endroits à travers le monde, l'année 1968 au Liban est marquée par des manifestations estudiantines qui rassemblent les étudiants des quatre grandes universités de Beyrouth, qu'elles soient publiques, confessionnelles ou sous tutelle étrangère. Ajoutez à cela une radicalisation des revendications politiques et de tout le spectre idéologique, des clivages religieux entre catholiques et musulmans et une menace israélienne plus forte depuis l'année précédente, la guerre des 6 jours et l'annexion de certains territoires, et vous comprendrez que la cocotte-minute libanaise aurait bien besoin de faire retomber la pression...

Pourtant, si elle s'engage, participe aux réunions, devient même secrétaire de ces réunions étudiantes parfois passablement agitée, Tamima ne semble pas explicitement choisir un parti précis. Contrairement à son ami Hani Raï, issu de la communauté chrétienne maronite, qui d'emblée, se montre un des plus farouches défenseurs de l'unité du Liban, au-delà de tous les clivages, défenseur d'une société laïque, démocratique et apaisée.

Hani, ce sera l'amour de la vie de Tamima. Ils se rencontrent... à l'hôpital, lorsque la naïve Tamima, tout juste débarquée en ville, se retrouve prise dans une manif qui dégénère. Elle est blessée à la tête par un jet de pierre et découvre Hani à son chevet un peu plus tard. Ce sera un amour pur, sincère, mais qui vient se heurter à ces préoccupations politiques. Il ne s'épanouit guère, elle aime Hani, mais ne le comprend pas (et nous non plus, d'ailleurs), il est tout à son combat, il n'a pas, comme Tamima, choisi de laisser derrière lui son village, ses amis d'enfance, qu'il revient voir régulièrement, où il se ressource, sans elle, bien souvent.

Reste un dernier homme dans la vie de Tamima. Il s'appelle Akram Jurdi, il est avocat, riche... et tombe au premier regard sous le charme de Tamima. C'est lui qui va trouver un emploi à la jeune femme, au syndicat du port, quand celle-ci à besoin d'un revenu en parallèle de ses études pour pouvoir joindre les deux bouts et être indépendante de l'argent paternel, que Jaber utilise le plus souvent à son profit.

Akram Jurdi, qui jusque-là ne s'est jamais engagé, rechigne même à le faire, croit-on deviner, va pourtant demander Tamima en mariage, laissant la jeune femme pantoise... Elle va décliner l'offre, elle trouve Akram Jurdi sympathique, elle lui est redevable pour l'aide qu'il lui apporte, mais pas au point de se marier avec lui... Indirectement, et sans que Akram Jurdi y soit pour quelque chose, cette histoire sera un des points de départ du drame qui va se nouer.

Car 3 soupirants pour une seule jeune femme, même en pleine période de libération sexuelle, ça peut poser problème dans une société comme celle du Liban, où la religion, en l'occurrence ici, l'islam, communauté dont est issu l'auteur, est très présente. Et, malgré les absences de Jaber, qui va aller rejoindre son père et régler ses comptes avec lui en Guinée, bien qu'il ne suive pas Tamima à la trace, le frère "protecteur" s'arrange pour toujours savoir ce que fait sa soeur. Il a pour cela une âme damnée, Hussein Qammouhi, espion patenté, volontiers violent, chargé de veiller à ce que Tamima ne déshonore pas toute sa famille.

Voilà, j'ai lâché le mot : déshonneur. Alors qu'on sent une rupture générationnelle entre les jeunes nés après 1945 et leurs parents, tenants d'une société plus ancrée dans les traditions ancestrales, la religion, dont l'influence est renforcée par les tensions avec Israël, avec la montée d'un certain nationalisme arabe. Et voilà comment Tamima va se retrouvée en danger. Une première agression de Qammouhi, qui manque la défigurer. Et puis, en fin de roman, une seconde, plus violente encore.

Une mise en danger dont on voit les rouages se mettre en branle peu à peu, comme un atroce engrenage dont on devine la finalité, et dont les conséquences seront terribles. Mais, la principale conséquence sera de faire sortir Tamima de sa réserve politique. On le comprend avec Hani, lorsqu'il trouve le journal de Tamima, qui a fui pour échapper au crime d'honneur que veut lui faire subir Jaber.

C'est d'ailleurs la dernière entrée de ce journal, bien plus longue que les précédentes, touchante et effrayante à la fois, qui conclue le roman, une fin ouverte, même si elle ne laisse pas beaucoup d'illusions quant à l'avenir de Tamima... Difficile de savoir comment Hani y réagira, mais la montée des milices chrétiennes au Liban dans les années 70 telle qu'on la connaît, ne laisse pas non plus beaucoup de place à l'optimisme.

"Dans les meules de Beyrouth" est, au-delà de l'histoire de Tamima, est d'abord une passionnante chronique de ce Liban en mutation à la fin des années 60. On n'est pas encore dans la guerre civile qui va ravager le pays, mais, en étant attentif, on en voit les prémices. On se rend compte, dans ces débats étudiants auxquels on assiste dans le roman, à quel point les positions des uns et des autres paraissent irréconciliables, même lorsqu'elles touchent à des sujets sociétaux, comme le mariage mixte (entre chrétiens et musulmans), encore interdit à cette époque.

A ce point, il convient de parler de l'auteur de ce roman, Toufic Youssef Aouad. Né en 1911, il fait une partie de sa scolarité chez les Jésuites. Dès l'âge de 15 ans, il publie ses premiers poèmes, avant de se lancer dans des études de droit. Devenu journaliste, travaillant aussi bien pour des journaux d'actualité que des revues littéraires, il publie un premier recueil de nouvelles en 1936, début véritable de sa carrière littéraire.

En 1941, sa vocation politique s'affirme lorsqu'il est arrêté par les autorités de Vichy (le Liban est alors protectorat français). Remis en liberté, il quitte son poste de journaliste et fonde un hebdomadaire à la fois politique et littéraire, aux idées ouvertement indépendantistes. Logique, donc, en 1946, de le voir devenir diplomate au service d'un Etat libanais devenu indépendant en 1943.

Pendant près de 30 ans, il contribuera à installer des représentations libanaises à travers le monde, tout en poursuivant une riche carrière d'écrivain dont le point d'orgue sera la parution en 1973 de ce roman "Dans les meules de Beyrouth", dont l'écriture aura pris près de 5 ans. L'année suivante, l'UNESCO choisit le livre pour faire partie de ses oeuvres représentatives, autrement dit un livre dont l'objectif est de promouvoir la traduction d'oeuvres publiées dans des pays à l'aura culturelle trop restreinte.

"Dans les meules de Beyrouth" sera donc aussitôt traduit dans diverses langues, mais il faudra donc attendre près de 40 ans pour pouvoir le lire en français. Pourquoi une telle attente ? Je n'ai pas de réponse à cette question, mais il est heureux que Actes Sud puisse permettre enfin de découvrir ce passionnant roman qui, 40 après sa parution, a encore une puissante actualité...

En 1975, Aouad prend sa retraite de diplomate, alors que la guerre civile commence à enflammer le Liban où il est revenu vivre. En 1989, il est tué dans un bombardement à Beyrouth, avec sa fille et son gendre, ambassadeur d'Espagne au Liban... Il reste considéré comme un des pères de la littérature de fiction dans son pays et une des grandes plumes contemporaines en langue arabe.

Au-delà des questions politiques et de la situation géopolitique difficile décrite dans le livre, le style de Toufic Youssef Aouad s'inscrit dans une longue tradition littéraire arabe, une littérature pleine de poésie malgré la violence du récit et des mots employés. Une poésie que Aouad explique être dans les gènes du peuple arabe, ce qui est une de ses qualités et en même temps, un de ses principaux défauts.

Voilà l'ensemble des arguments qui m'ont fait aimé ce livre, totale découverte pour moi. Je l'ai lu presque comme un livre historique, un témoignage sur cette période si spéciale, sur un pays avec lequel ma famille a eu des liens forts et dramatiques et qu'il me plairait fort de découvrir un jour. Un pays riche de culture et d'arts, un pays entre montagne et mer, aux paysages à couper le souffle, mais dont l'existence reste encore parfois aléatoire, coincé qu'il est entre Israël et la Syrie. Puisse-t-il un jour connaître une paix durable, une véritable stabilité politique et des certitudes quant à son indépendance !

Merci à Actes Sud de m'avoir permis de découvrir ce roman et de réfléchir à ce contexte, qui résonne encore dans notre actualité récente. Et j'espère que vous aurez également l'envie et la curiosité de découvrir l'oeuvre de Toufic Youssef Aouad.


4 commentaires:

  1. Bonjour,

    j'ai une bonne amie libanaise qui vit maintenant en France depuis 25 ans alors ce bouquin m'interesse.

    Sinon je lis ta chronique dont j'apprécie toujours autant l'écriture mais une petite chose me dérange : tu en dis trop sur le bouquin, tu "spoiles" beaucoup. Du coup j'ai " sauté " tout le début pour lire ce que tu as mis sur l'auteur.

    Ne te formalise pas quand même, je suis du genre à ne pas regarder les bandes annonces des films ni à lire les quatrième de couverture.
    et puis j'imagine que moi aussi je spoile dans mes chroniques, pas facile non plus de parler en se taisant

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  2. Fais-moi confiance, j'en dis peut-être beaucoup, mais pas plus que la 4ème de couverture du livre elle-même, qui fixe mes limites, lorsque je ne parle pas d'un thriller. J'estime ne rien spoiler dans le sens où rien ne remplace la lecture du livre elle-même. Par rapport à ce que je dis, il y a plein d'éléments que je choisis de laisser de côté. J'ai volontairement choisi d'angler mon billet sur Tamima, mais le livre est bien plus que cela, fais-moi confiance. Tout simplement, parce que je résume une histoire en prenant des largesses avec la narration.

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  3. Bonjour,

    Je découvre votre blog en googlisant le titre du roman et vous lis avec grand plaisir. Ravie de cette découverte pour vous. Je suis la petite-fille de l'auteur et l'initiatrice de ce projet de traduction et de publication de ce merveilleux roman. Projet que j'ai lancé il y a 15 ans, mais l'éditeur ne publiait que des contemporains. Je suis revenue à la charge en 2010 avec l'appui de Beyrouth Capitale mondiale du Livre. Voilà pour l'histoire. Projet que j'avais évoqué très tôt avec mon grand-père puisqu'aucune traduction française ne voyait le jour, à la différence des autres langues (Anglais, russe, allemand, chinois, hébreu et espagnol) .
    J'aimerais, si vous me le permettez, corriger quelques points:
    - Le roman a été écrit en 1969 lorsque mon grand-père était en poste à Tokyo. S'il n'a été publié qu'en 1972 c'est parce qu'il avait voulu changer d'éditeur et l'opération a été longue.
    - L'auteur n'est pas musulman, mais chrétien, masi cela n'a aucune importance.
    - Il est mort par la même violence qu'il a décrié dans ses écrits. C'était l'attentat contre l'ambassade d'Espagne au Liban, le 16 avril 1989.

    J'espère que le bouche-à-oreille fera connaître le livre et son auteur!!
    Merci

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  4. Je vous remercie pour ces corrections effectivement importantes. Merci aussi pour l'intérêt que vous avez porté à mon billet, je suis très flatté. J'espère aussi que le bouche à oreille permettra de faire connaître ce livre, qui le mérite et qui, je pense, reste d'une grande actualité.

    Pourriez-vous, si vous repassez, me laisser une adresse mail où vous joindre ? Rassurez-vous, elle ne sera pas publiée sur le blog. Merci.

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