dimanche 17 mars 2013

"L’oubli est une science" (Félix Leclerc).

Surprendre. Je sais que ce mot n'est pas très en vogue auprès d'une bonne partie des lecteurs actuels, y compris mes camarades blogueurs. Mais, je me différencie, j'aime qu'un écrivain me surprenne, qu'il n'écrive pas toujours le même livre, qu'il me transporte dans des univers différents d'un roman à l'autre, qu'il m'emmène là où je ne l'attends pas... En voici un exemple intéressant, avec le nouveau livre de Régis Descott, "Souviens-toi de m'oublier", qui paraît chez Lattès, mais pas, comme les précédents ouvrages de cet auteur, dans une collection dédiée aux thrillers, mais bien dans la collection de littérature générale de cette grande maison d'édition. Et pourtant...


Couverture Souviens-toi de m'oublier


Iris est journaliste dans une grande station de radio parisienne. Elle vit avec Antoine, un avocat aux ambitions politiques affichées, qui espère bien profiter d'une prochaine élection comme député dans une circonscription de Normandie pour décrocher un portefeuille de ministre. D'une précédente union, Iris a un garçon, Thomas, âgé de 14 ans aujourd'hui, qu'elle a élevé seule.

Un soir, Antoine invite Iris à visiter une exposition de peinture dans une galerie de la capitale. Un évènement mondain s'il en est, mais qui, d'emblée, intrigue Iris. En effet, le style des tableaux exposés la met autant mal à l'aise qu'il lui rappelle quelque chose. Ces toiles représentent des singes incroyablement réalistes, aux expressions humaines, apparemment empruntées à des connaissances du peintre, ce qui leur donne un aspect tout à fait dérangeant...

Mais bientôt, Iris en est sûr, elle connaît l'homme qui a réalisé ces tableaux. Intimement, même. Et cela se confirme, lorsqu'elle l'aperçoit, entouré de personnes conquises par son talent, comme il se doit dans ce genre de vernissage... Oui, c'est bien Max. Max, qu'elle a connu quelques années plus tôt, lorsqu'il criait famine et qu'elle posait nue, pour paraphraser Aznavour. Plus prosaïquement, ils ont vécu une histoire d'amour passionnée qui a pris fin il y a plusieurs années, et elle posait alors régulièrement pour lui, qui était alors loin du succès qu'il semble maintenant avoir...

Iris décide d'aller le voir, bien qu'ils n'aient pas gardé de contact depuis leur rupture. Mais, surprise, lorsqu'elle salue Max, elle a l'impression qu'il ne l'a pas reconnue. Pas comme si le temps passé avait fait son oeuvre, non, véritablement comme s'il ne l'avait jamais vue auparavant... Désarçonnée, obsédée par le regards des singes peints qui semblent se moquer d'elle, Iris demande à Antoine de quitter la galerie au plus vite...

Mais le mal est fait, Max, qu'elle croyait avoir oublié, laissé derrière elle, a refait irruption dans son existence et ne quitte plus son esprit. Ce n'est pas qu'elle soit malheureuse avec Antoine, mais cette histoire-là n'a pas le côté passionnel de sa relation avec Max. Jamais Iris ne dit clairement qu'elle ressent encore de l'amour, du désir pour Max, mais sa réaction lors du vernissage la vexe, la fait s'interroger, l'aiguillonne... Comment peut-elle garder d'aussi forts souvenirs de cette liaison quand lui paraît ne même pas se rappeler de son existence ?

Antoine, lui, se fait provocateur... S'il ignorait la relation passée d'Iris avec Max, il a remarqué le comportement étrange de sa compagne à la galerie, son trouble manifeste. Et, quelques jours après ces évènements, voilà qu'Iris découvre dans son appartement... un des tableaux de Max, sans doute celui qui l'avait le plus dérangée quand elle l'avait découvert... Un chimpanzé à l'expression inquiétante et qui, cerise sur le gâteau, porte le nom... de Max !

Dans la série "cadeaux empoisonnés", Antoine a fait fort, sur ce coup-là, faisant un peu plus entrer le loup dans la bergerie. Iris se sent épiée par ce singe aux airs goguenards, elle ne supporte plus de le voir devant elle à chaque instant. Cet ersatz de Max la nargue, la torture, la remet sans cesse devant ses regrets quant à la fin de son histoire avec Max, et ravive sa blessure d'orgueil de ne pas avoir été reconnue par son ancien amant.

Il devient alors impératif de comprendre. Indirectement, de reconquérir Max, sans doute, mais d'abord et avant tout, de comprendre comment un homme qui fut si proche de vous peut se comporter comme s'il ne vous avait jamais vu. Et, dans cette situation, une seule solution : rencontrer Max et, face-à-face, chercher à briser cette attitude tellement arrogante et blessante...

Iris va le faire, puis ce sera au tour de Thomas, si malheureux de voir sa mère perdre pied, en colère contre cet homme qui refait du mal à Iris, alors que des années ont passé depuis leur séparation... L'adolescent ne comprend pas plus ce qui se passe dans cette affaire, mais lui aussi a posé, dans le temps, pour Max, il croit pouvoir le raisonner, peut-être... Mais Max ne reconnaît pas plus Thomas qu'Iris... En revanche, il se souvient de la soeur d'Iris avec qui il avait fait les Beaux-Arts ! Mais quelle histoire de fous !!

Rien n'y fait, même des preuves tangibles ne parviennent pas à modifier les choses : Max ne reconnaît plus Iris... Comment expliquer cela, il doit bien y avoir une raison cohérente à cela ? Iris en est au bord dans la crise de nerfs quand elle associe des faits apparemment sans rapport avec sa situation : Antoine qui a cessé de fumer du jour au lendemain sans ciller, sans rechute ni tentation ; et un des clients de l'avocat, accusé d'avoir commandité le meurtre de sa femme qui nie avec une énergie farouche, alors que la justice dispose de preuves incontestables...

Et si... Et si on pouvait non plus seulement refouler les souvenirs ou les habitudes qui nous font du mal ou nous embarrassent, mais carrément... les effacer ?

N'en disons pas plus, n'en révélons pas plus sur ce roman étonnant puisque c'est avant tout un roman d'amour, sauf que Régis Descott a choisi de le raconter comme un thriller, et même un thriller qui lorgne sérieusement vers le fantastique. En lisant la lapidaire quatrième de couverture du roman ("Iris et Max ont vécu autrefois quatre années d'amour fou. Mais aujourd'hui, Iris semble être la seule à s'en souvenir"), on pourrait se dire que "Souviens-toi de m'oublier" est une romance comme on en voit beaucoup, mais que nenni ! Point du tout !

Bien sûr, tout est sous-tendu par l'histoire de la passion éteinte entre Iris et Max qui pourrait rejaillir soudainement tel un volcan devenu trop vieux (eh bien, Brel après Aznavour, pour parler d'un roman dont le titre est une chanson de Gainsbourg, c'est pas mal !), à condition de comprendre les causes de l'étrange amnésie du peintre. On a le sentiment, en se mettant à la place d'Iris que ça n'est pas comme si son ancien amant l'ignorait ostensiblement, il ne le fait pas exprès, et pourtant, c'est terriblement blessant.

Mais le roman pose la question des souvenirs. Pas seulement les souvenirs amoureux, d'ailleurs, mais à travers eux, les évènements et les émotions qui y sont attachés. Des émotions qui peuvent être très positives mais qui, a contrario, peuvent aussi ronger l'esprit, même refoulés dans les méandres de notre mémoire. Un souvenir, ça peut être douloureux, lancinant, handicapant... Une obstacle pour passer à autre chose, pour tourner la page et reprendre son existence en regardant devant soi.

Alors, si l'on pouvait, d'un coup de baguette magique (à moins que ce ne soit en jouant les apprentis sorciers, allez savoir...), faire disparaître ces souvenirs néfastes du cerveau comme un fichier qu'on "drag-and-drop" du bureau de l'ordinateur jusque dans la corbeille, où il disparaîtrait dans le cyber-vide, avouez que cela rendrait grand service à bon nombre d'entre nous... Fini, les chagrins d'amour qui durent toute une vie !

Mais, en contrepartie, impossible de reprendre la relation où on l'avait laissé, puisque l'autre, une fois ces souvenirs effacés, n'a jamais existé et l'histoire commune non plus, par la force des choses. Il y a, dans le roman de Régis Descott, des éléments qui rappellent le film de Michel Gondry, "Eternal sunshine of the spotless mind". Des points communs mais un traitement très différent du sujet. La poésie et la folie douce de Gondry n'ont rien à voir avec la tension installée par Descott dans son roman, les questionnements d'Iris et ses découvertes assez déroutantes...

J'ai utilisé une métaphore informatique à l'instant, elle n'est pas innocente. Iris est une femme de notre époque. Son journal intime est sur son ordinateur, elle a ainsi pu l'agrémenter de photos, de vidéos, de liens divers et variés... J'ai trouvé cette idée amusante, même si je ne suis pas du genre à tenir un journal, mais surtout, je me suis interrogé : et si, déjà, nos souvenirs n'étaient plus conservés dans notre cerveau mais sur disque dur ou dans le cyber-espace ?

Il suffit de faire un tour sur Facebook et ses concurrents, sur les blogs, sur les sites personnels : les souvenirs s'y étalent librement. Certes, cela crée du partage, mais, pour moi, les souvenirs ont toujours été empreints d'une grande intimité et, si je sais bien que mon cerveau les enjolivera inévitablement, je préfère me souvenir, au sens psychique du terme, me faire du cinéma sur l'écran noir de mes nuits blanches (je tiens une thématique, je ne la lâche pas !).

Mais, que se passe-t-il si le disque dur crashe, si ces souvenirs entreposés de façon si virtuel et, paradoxalement, bien plus concrètement que des images mentales, disparaissent ? Que reste-t-il de nos amours et de tout le reste, alors ? A-t-on encore de quoi façonner ses propres souvenirs si on nous prive de cette matière première-là ?

Iris et Max, s'ils en arrivent là, vont devoir réapprendre à se connaître, à se plaire, à se fabriquer une nouvelles existence commune, de nouveaux souvenirs communs. Ce ne seront forcément pas les mêmes que lors de la première idylle. Mais eux-mêmes sont-ils tout à fait les mêmes, après quelques années loin l'un de l'autre, après de nouvelles expériences individuelles, de nouveaux souvenirs propres ? Bref, s'ils renouent, sera-ce la continuité de l'histoire initiale ?

Bon, ne nous embrouillons pas, restons focalisés sur notre roman du jour, ne partons pas dans des considérations trop complexes... Mais "Souviens-toi de m'oublier" pose, directement ou indirectement, toutes ces questions sur la mémoire et les souvenirs et notre relation à eux. Comment ils influent sur notre vie présente, ces fantômes d'un passé qui a pu laisser des blessures pas toujours faciles à cicatriser...

Quand je raconte tout ça, on se croirait dans un roman de science-fiction digne de Philip K. Dick. Il y a un peu de ça aussi, c'est vrai, sans l'hermétisme, sans la parano. Je crois que le propos de Descott est beaucoup plus simple que les questions philosophiques que se pose l'auteur culte de la SF mondiale à longueur de texte. Régis Descott se demande simplement comment on gère la fin d'un amour fou.

Iris a refait sa vie, comme elle l'avait déjà dû le faire après sa rupture avec le père de Thomas, dont on ne parle jamais. Elle est avec Antoine et vit à ses côtés une vie confortable et sûre, mais sans réelle passion, une sorte de train-train quotidien, sans véritable partage, c'est ce que j'ai ressenti, en tout cas. Mais, en échange, on se dit aussi que ce genre de relation, si elle s'achève un jour, fera peu de dégât, laissera peu de traces, à hauteur de l'enthousiasme qu'elle engendre...

Et si Iris avait justement choisi ce genre de vie commune pour ne plus souffrir comme elle a pu souffrir de sa rupture avec Max ? Antoine est un placebo, pour Iris, et lui, tout à ses ambitions, semble voir aussi son intérêt social, mondain, politique, dans cette histoire : elle fait bien à son bras, à ses côtés. Elle est belle, journaliste, talentueuse... Bref, pas vraiment la relation qu'on imagine durer jusqu'à ce que la mort les sépare, sans être mauvaise langue.

Max, et là, j'extrapole, puisqu'il ne peut pas parler de son ressenti à propos d'une relation qui n'a jamais existé à ses yeux, a sans doute bien plus violemment vécu la séparation avec Iris. Au point de changer tout dans sa vie, personnelle comme artistique. Les singes, ces tableaux qui semblent avoir fait son succès, ne sont apparus qu'en toute fin de la période passée avec Iris. Et il n'avait pas ce côté si impressionnant, dérangeant...

Avant, il peignait surtout des nus et ne semblait pas courir après la gloire et le succès. Son bonheur avec Iris devait le combler, pas besoin d'entretenir une cour d'admirateurs ou de monnayer cher son travail pictural. En mettant en avant l'artiste, c'est comme si l'homme s'était effacé en même temps que les souvenirs douloureux. Comme si la passion avait été si forte, qu'elle lui était intrinsèque et que sa personnalité originelle avait suivi le même chemin que ses souvenirs...

Un autre Max, changé par la force des choses, sous peine de se voir détruit, consumé par les derniers feux d'un amour fou, vécu de façon si intense que le vide qui suit la rupture n'en est que plus insondable. Dans le Max que nous montre Régis Descott, on ne voit plus que l'artiste (assez agaçant, d'ailleurs) et très peu l'homme. Il faudra attendre les dernières pages pour le découvrir, en partie, telle que Iris l'a connu.

Une fois qu'Iris a découvert ce qu'a fait Max, commence une course-poursuite qui va la mener en Inde, à Bénarès. Etonnant, ce choix, d'ailleurs. Là où tant de pèlerins viennent procéder à des ablutions dans le Gange. Des pèlerins qui croient à la réincarnation... Je me suis demandé si ce choix était un hasard de la part de l'auteur... Car, que cherche Iris, si ce n'est la réincarnation de l'homme qu'elle a tant aimé ?

En le retrouvant, elle doit pouvoir espérer lui insuffler leurs souvenirs communs pour qu'il redevienne le Max d'antan et relancer une histoire d'amour qui, malgré tout, n'a jamais cessé. Les réveiller d'un sommeil aussi profond que celui d'une Belle au Bois Dormant, sans garantie que le baiser suffise... Mais l'amour, le vrai, fût-il passion, fût-il fou, peut-il vraiment passer ?

La construction du roman avec un rythme et des ressorts de thrillers, y compris la partie que j'ai volontairement laissée dans l'ombre, permet, outre une certaine originalité, de donner du fond à une histoire d'amour qui peut parfois en manquer, quand ça se résume simplement au scénario d'un soap opera. Et le lecteur, qui lui aussi a bien dû connaître des revers amoureux, s'identifie à Max comme à Iris dans les façons de se reconstruire après...

Mais, cette construction particulière permet aussi à Régis Descott d'inscrire ce roman différent de ce qu'il a fait jusque-là, dans la continuité de ses précédents romans. Explications ! J'ai découvert cet auteur avec "Pavilon 38", un thriller ayant pour cadre un hôpital psychiatrique... Je n'ai plus raté un seul de ses romans suivants, qui ont confirmé cet attrait pour la folie. A chaque fois dans des univers différents, le XIXème siècle ou un futur proche effrayant...

Ici, on est sur une histoire d'amour... fou, forcément. Et ce sont les conséquences de cette folie que l'histoire de "Souviens-toi de m'oublier" examine. Mais, m'a-t-il semblé, ce n'est pas la seule façon, toute tarabiscotée soit-elle, de rattacher ce roman étiqueté littérature général à l'oeuvre composée essentiellement de thrillers de Régis Descott.

J'en mets deux en avant, celles qui m'ont paru les plus évidentes. D'abord, la peinture, qui était déjà au coeur d' "Obscura", un thriller historique sur un tueur en série aux temps des impressionnistes. La représentation, l'image étaient au coeur de l'intrigue, comme elles le sont ici aussi, de manière plus virtuelle, à travers les souvenirs, ceux qu'on a en tête, comme ceux qu'on a sur pellicule ou sur fichier informatique.

Et puis, ces singes, dès les premières pages, m'ont intrigué... Pas le fait qu'un peintre fasse fortune en peignant des singes, non, on en a vu d'autres, mais le fait que tous insistent sur les expressions très humaines qui se dessinent sur les traits simiesques des tableaux de Max. Et puis, je me suis rappelé "L'année du rat", le précédent roman, où, dans une société post-apocalyptique, évoluait des hommes croisés avec des animaux... Et les singes de Max, ne sont-ils pas encore une marque d'anthropomorphisme ?

Voilà pourquoi, que vous soyez des amateurs de thrillers que le mot romance fait fuir ou, au contraire, des amateurs de romans de littérature générale ou de romans d'amour, que le mot thriller effraye, dans tous les sens du terme, vous ne devez pas craindre de tenter l'expérience "Souviens-toi de m'oublier".


Merci à LivrAddict et aux éditions Lattès pour le partenariat organisé autour de cette lecture.


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