vendredi 18 octobre 2013

"L’humanité préfère à la vie des raisons de vivre" (Simone de Beauvoir).

Avant d'être (peut-être) panthéonisée, voilà Simone de Beauvoir appuyezsurlatouchelecturisée, si ça, c'est pas un honneur ! Bon, plus sérieusement, trouver cette citation pour en faire le titre est la partie la plus facile du travail qui m'attend. Car, voyez-vous, il y a des livres qu'on a envie de vous donner envie de lire, parce qu'on y a pris du plaisir, qu'on a eu des émotions, qu'ils nous ont fait réfléchir, mais qu'on ne sait pas trop par quel bout les prendre... Première raison, je pense que c'est le genre de roman qui a une lecture pour chaque lecteur. Ensuite, parce que l'univers dans lequel il se déroule est indescriptible en dehors de ses pages. Mais, ne nous décourageons pas ! J'ai choisi d'aborder un angle précis du roman du soir, un angle que vient illustrer la citation de Simone de Beauvoir, quelque chose qui m'a frappé, je vais essayer de vous expliquer tout ça clairement. Maintenant, je m'excuse platement dès cette introduction : je ne suis pas certain, mais alors pas certain du tout, de rendre justice à "Coeurs de rouille", le nouveau roman de Justine Niogret, publié au Pré aux Clercs, parce que c'est un récit beau, riche, fort, plein d'imagination. Une histoire tellement sombre et pourtant si pleine d'espoir...


Couverture Coeurs de rouille


Tout débute dans une maison. Un homme dort. Quand soudain, quelqu'un lui saute littéralement dessus et le réveille avec une brutalité extrême. Le dormeur, ainsi réveillé, s'appelle Saxe, l'assaillant se nomme Dresde. Et c'est donc avec des coups que débute leur relation, au coeur de ce roman. Il manque un élément à ma présentation : Saxe est un être humain, mais Dresde est un Golem. Comprenez un robot doté d'une grande intelligence, destiné, à l'origine, à servir d'auxiliaire aux humains.

On peut comprendre la surprise légitime de Saxe, après ce réveil tumultueux, mais ce n'est pas la seule chose qui a de quoi désarçonner le garçon. En effet, les Golems sont censés avoir disparu. Et depuis longtemps. Bien avant la naissance de Saxe, en fait. Les raisons ne sont pas très claires, à ce sujet, mais il semble que ce soit la réaction des Hommes à l'emprise croissante de ces robots intelligents sur la société...

En tout cas, les Golems ont été officiellement éradiqués, remplacés par d'autres robots, les Agolems, dotés des même compétences techniques et manuelles, mais pas de cette intelligence qu'on dit artificielle, qui faisait des Golems des équivalents mécaniques de l'homme, parfois des substituts. Les Agolems, pour faire simple, ne sont que des automates utilisés comme outils.

Désormais, les hommes vivent au milieu des Agolems, dans une cité fermée hermétiquement, en autarcie complète. On n'a ni repère chronologique, ni repère géographique, on sait simplement que cet enfermement, cette isolement du reste de tout ce qui peut exister est volontaire, imposé aux populations de la cité et impossible à rompre : l'unique porte de la cité donnant sur l'extérieur a été scellée.

Dans cette cité, tout est fabriqué, rien n'est naturel, pas même le climat. Les feuilles des arbres sont en métal, les animaux sont eux aussi des automates. L'homme est le seul être vivant, de chair et de sang, dans ce lieu assez sinistre, il faut bien le dire. Et encore, des hommes, on va peut en croiser au cours de cette histoire. Saxe est même le seul humain vivant que nous verrons.

Il n'a connu que ce monde clos, assez sinistre et confiné, qui peut vite devenir oppressant, étouffant. D'ailleurs, Saxe, qui n'a connu que l'usine dans laquelle il participait à la construction des Agolems, souffre de cela. Ce jour-là, s'il s'est endormi dans ce lit, dans cette maison abandonné d'un quartier vide de la cité, c'est parce qu'il fuit. Il fuit cette vie sans espoir, sans perspective d'avenir, sans espoir d'être autre que ce qu'il a toujours été, que ce qu'il a quasiment été programmé pour être...

Comme un robot, en fait.

Alors, ce jour-là, Saxe est parti. Avec une seule idée en tête ; quitter la cité. Bien sûr, il sait que c'est en principe impossible, mais c'est sa seule raison de vivre, vous voyez, on y vient. Rien à perdre, de toute façon, alors, pourquoi ne pas s'y atteler ? Peu importe les risques encourus, lesquels, d'ailleurs, puisqu'on ne sait rien d'une quelconque autorité dans la cité...

En chemin, il a donc décidé de faire une pause. Un peu de repos avant de reprendre sa marche, vers cette porte dont il ignore la position. Eh oui, avant de l'ouvrir, si c'est possible, il va lui falloir la trouver. L'espoir fait vivre, dirait-on, mais dans cette cité, cet adage peut-il encore avoir un sens ? Connaît-on encore ce mot : "espoir" ?

Voilà l'état ds lieux quand Saxe se prend une grosse baffe au réveil. Et c'est pas un steak de 250g, qu'il prend dans la tronche, le garçon, c'est une main de Golem, tout en technologie, métal et matériaux composite. Si ça ne vous endort pas pour le compte, ça vous ébranle un tantinet les idées, au moins le temps de souffler ces maudites 36 chandelles !

Pourtant, une fois les présentations faites, Saxe et Dresde vont se découvrir des points communs, des situations proches, à travers le bannissement, la nécessité de se cacher et le besoin de quitter la cité. Ils décident donc de faire la route ensemble, la Golem pouvant servir de guide à l'homme pour trouver la porte? Une fois devant, ils aviseront...

Se construit alors petit à petit une curieuse complicité entre les deux. L'homme, qui n'a jamais connu de robot de ce genre, est comme admiratif alors que la Golem, suivant son programme, inchangé depuis un bail, se met au service de Saxe. Mais, autre chose point. Amitié ? Tendresse ? D'autres sentiments si typiquement humains et que nous pouvons nomme aisément, nous lecteurs du XXIème siècle, mais qui constituent des découvertes pour ces deux-là ?

N'allons pas si vite en besogne. Ils sont en phase, oui, commençons par ça. Et, cette union de deux personnages si proches et si dissemblables à la fois, va se cimenter de manière encore plus rapide du fait de l'intervention d'un tiers. Un troisième personnage (qu'on découvre en fait en premier, dans un prologue qui met dans l'ambiance) au petit nom charmant : Pue-la-Viande...

Un autre Golem. Lui aussi a échappé à la destruction programmée de cette espèce invasive de robots. Un robot qui s'est mis à tuer. Aussi bien des humains que des animaux, quand il y en avait encore, en témoigne la peau de chien qu'il porte sur le dos, sans oublier ces Agolems sans cervelle qui lui offre des proies faciles. Or, Saxe et Dresde ont eu la mauvaise idée d'empiéter sur le territoire de Pue-la-Viande...

Et ça, le Golem, il n'aime pas... Les deux fuyards vont alors devenir ses cibles privilégiées. Il a bien l'intention de les rattraper et de leur faire un sort. Impitoyablement. Commence une poursuite dans les rues de la cité, dans ses sous-sols, aussi, car cette ville coupée de tout s'est construite par strates : à chaque époque, une strate, laissée dans l'oubli à l'époque suivante, et ainsi de suite...

Dresde et Saxe vont donc s'enfoncer dans ces territoires inconnus, dont ils ne soupçonnaient même pas à quoi cela pouvait ressembler (tandis que le lecteur du XXIème siècle y verra des lieux qu'il peut nommer), poursuivis par Pue-la-Viande, physiquement, mais aussi par la voix. Le Golem semble posséder le pouvoir magique de posséder d'autres robots inanimés, le temps de parler à travers eux... De quoi effrayer un peu plus les deux proies...

Je vous laisse suivre cette course-poursuite dans des lieux sombres, pas accueillants pour un sou, peuplés de créatures menaçantes, sentant se rapprocher ce Pue-la-Viande, déterminé à leur faire la peau (et la porcelaine, pour Dresde), à la recherche de la porte. Beaucoup de choses vont intervenir durant cette fuite, impliquant les trois personnages dans un incroyable tourbillon aux allures de thrillers science-fictif.

Pourtant, pour moi, "Coeurs de rouille" n'est pas un thriller, pas un roman de SF, pas un roman steampunk, pas un roman fantastique, etc. (je peux énumérer encore quelques genres auxquels rattacher le roman composite de Justine Niogret). Non, pour moi, ce livre a tout du conte philosophique, dans lequel on retrouve un certain nombre de sujets déjà présents dans les précédents livres de l'auteur.

A commencer par le besoin de connaître son passé, ses origines. La mémoire des Golems n'est pas factuelle, elle est utilitaire. Quant à celle de Saxe, elle ne remonte pas avant son époque et il ne sait rien de ce qu'il y a eu avant. Les origines exactes de la cité, le pourquoi de son isolement, les strates et leur sens, l'Histoire de ces lieux, tout cela est noyé dans le flou. Au point que le lecteur lui-même, comme je l'ai dit lus haut, n'a aucun repère, pas plus sur le plan géographique, d'ailleurs, même si... Mais n'en disons pas trop...

Les souvenirs sont au coeur du récit. Parce qu'apparaît l'idée que cette capacité est l'un des points qui différencient humains et robots. Pour ces derniers, ce concept n'a pas de sens véritable. Or, ces Golems sont increvables. Pas immortels, car, un jour, leur source d'énergie s'éteindra, mais leur durée de vie, si on peut employer ce mot, est d'une longueur sans commune mesure avec celle d'un Humain.

Alors, oui, les Golems sont utiles, forts, efficaces, indispensables au point qu'on a choisi de les faire disparaître, mais, malgré leur intelligence, toute artificielle, ils ne peuvent apprécier cette vie qui est la leur. Et surtout, au contact quotidien des humains, ils ont pu mesurer la vacuité de leur existence... Objets inanimés, avez-vous donc une âme ?, dirait le poète...

Tiens, allons plus loin, citons Lamartine jusqu'au bout : "objets inanimés, avez-vous donc une âme qui s'attache à notre âme et la force d'aimer ?" J'aurais presque pu en faire le titre de ce billet... Mais oui, l'amour aussi... On sent bien que ce sentiment intrigue Dresde... Elle a un élan de son coeur de métal vers Saxe, qui va se manifester par un dévouement de chaque instant. Mais, peut-on parler d'amour, de sentiment naissant ?

Sans doute pas, pourtant, le lien entre Dresde et Saxe, les agissements de l'une pour l'autre et la façon de Saxe de considérer Dresde, m'ont paru dépasser la simple relation entre un homme et une machine. Dresde va même aller bien plus loin que ce que lui impose le programme qui la régit. Alors ? Amour, amitié, je repose la question ? Et je vous laisse vous faire un avis.

Mais "Coeurs de rouille", c'est aussi le combat à distance entre Dresde et Pue-la-Viande. Combat physique, à distance, mais pas uniquement. Ce sont aussi deux visions de l'humanité qui s'oppose. Car, ne nous y trompons pas, s'il y a Dresde la gentille et Pue-la-Viande le méchant, tous deux courent pourtant après le même but : rapprocher les Humains et les Robots...

Ce qui change, c'est que l'une ambitionne de saisir ce qu'est l'humanité pour essayer de l'intégrer, tandis que l'autre cherche à transformer un homme en robot. En fait, on découvre le pourquoi de la quête meurtrière de Pue-la-Viande avec effroi, parce que ce qu'il poursuit est si absurde, pour notre raison, si fou que ça a de quoi nous glacer...

Pourtant, tout est là : devenir humains... Même Saxe, à sa manière, fait de chair et d'os, être humain à part entière, est dans cette quête. Comme si un Homme digne de ce nom ne pouvait vivre dans cette cité sans âme, elle aussi. Pour lui, c'est à l'extérieur de cette enceinte qui l'étouffe qu'il trouvera son humanité, il en est persuadé. Même si rien n'indique qu'il a raison, puisqu'on ignore totalement ce qui se trouve de l'autre côté des murs...

Je n'ai pas prononcé le mot, mais c'est un livre sur la liberté, finalement. Déclinée sous des formes diverses, des regards différents, des définitions, même, qui varient selon le regard porté dessus par les trois personnages centraux. Tous sont prisonniers, de la cité, de leur statut, de leur enveloppe, de leurs circuits, de leur carapace de porcelaine... Leurs différences sont bien plus minimes qu'on ne pourrait le croire... Même si Pue-la-Viande a une vision encore plus abstraite de sa liberté que les deux autres...

Je le redis, j'ai choisi de développer cet angle-là en particulier, parce que c'est celui qui m'a passionné, tenu en haleine jusqu'au bout de "Coeurs de rouille". Il y en a sûrement beaucoup d'autres, encore le spectre de la mort, de la finitude de l'être, même quand il est robot, qui était déjà très présent dans les précédents roman de l'auteure. Mais je ne le développe pas, c'est assez complémentaire de ce que j'ai déjà dit, puisqu'une des caractéristique de l'humain est d'être mortel.

J'ai retrouvé avec plaisir l'écriture de Justine Niogret, son incroyable sens de la description et de la métaphore. Peu d'écritures sont plus visuelles que la sienne, et même au coeur de l'obscurité, comme c'est le cas ici, elle nous montre à voir. Oui, l'expression juste, c'est celle-là : montrer à voir. C'est ce qu'on me disait de faire quand j'ai commencé la radio, quand tu parles de quelque chose, tu dois montrer à voir. Justine Niogret écrit, mais elle réussit cela à merveille.

Mais, en lisant "Coeurs de rouille", et en entamant ma cogitation en vue de l'écriture de ce billet, je me disais qu'on était dans la lignée de "Gueule de Truie". Et, patatras ! Je découvre dans une interview que la romancière a donnée au site Elbakin.net que, non, non, il y a rupture avec le roman paru au printemps dernier... Ne serions-nous pas d'accord ? L'avis de l'auteur et du lecteur divergeraient-ils ?

Pourtant, j'ai retrouvé dans l'épopée de Dresde et Saxe la même atmosphère sombre et dangereuse, pleine de symboles et de réflexion que j'avais vus dans la quête de Gueule de Truie et de sa jeune compagne de voyage. Idem pour la sensation tenace que cette course est sans espoir... Ah, la voilà peut-être, la vraie différence : l'espoir !

"Coeurs de rouille" a beau être un roman où le noir domine, recouvre tout petit à petit, on est en fait comme dans un tunnel. Sauf que la sortie et donc la lumière, sont derrière la fameuse porte... Alors, oui, il y a une porte à ouvrir, c'est un espoir concret, aussi mince soit-il, ce qui fait une grosse différence avec l'univers sans issue de "Gueule de Truie".

Roman après roman, Justine Niogret confirme son talent, la qualité de son style, son imaginaire très personnel et envoûtant. Difficile de transmettre cela dans un billet, sur un blog, il y a tant de choses que ne pourront passer que par la lecture. Oh, je sais bien que ce livre a de quoi dérouter, qu'il déplaira sûrement à certains lecteurs, que d'autres en sortiront, comme moi, avec plein d'interrogations en tête et pas forcément beaucoup de réponses...

Mais j'aime aussi ça, quand un auteur ne me mâche pas le travail, qu'il me pousse à faire fonctionner mon cerveau pas du tout robotique, mes méninges tout ce qu'il y a de plus biologiques... Et, avec le conte philosophique, forcément, on ne doit pas s'arrêter au simple récit tel qu'on le lit. Non, on doit aller au plus profond de soi chercher du sens, des interactions avec notre vie, avec ce que nous sommes...

Et déjà, l'envie de retrouver Justine Niogret aux commandes d'un autre roman revient... "Mordred", bientôt, comme une évidence...

2 commentaires:

  1. Bon ben, il n'y aura pas vraiment de débat avec moi. Désolé...
    Je suis totalement d'accord avec ta chronique. D'ailleurs je ne sais pas comment tu as fait. Pour moi, ce fut très dur de mettre des mots sur ce que j'ai ressenti suite à cette lecture. Même ce que j'ai écrit ici ou là ne me plaît pas vraiment.

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    1. Merci, d'abord ;-)

      Ensuite, je te confirme qu'il y a des billets plus faciles à écrire que d'autres et que celui-là fait partie des très difficiles... J'ai laissé la lecture décanter quelques jours, j'ai ébauché des phrases dans ma tête avant d'essayer de mettre un fil conducteur en place. Ensuite, c'est du trapèze volant : on se jette dans le vide et on espère ne pas s'écraser au sol ^^

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