lundi 14 octobre 2013

"Si l'aptitude de l'homme au fantastique occupait autant son imagination que son aptitude à la cruauté, les mondes, le visible et l'invisible, pourraient être très différents".

Voilà un roman à côté duquel j'étais passé et que j'ai rattrapé presque par hasard, après avoir vu un commentaire élogieux du camarade Jean-Claude Dunyach. Et si je me suis lancé, c'est parce que le sujet et plus encore le contexte de ce roman m'intriguaient. Je ne le regrette pas, même si nous avons là un roman exigeant, pas facile et plein de pistes de réflexion. Vous verrez, et la phrase que j'ai choisie comme titre en témoigne, que j'en ai dégagée une, qui m'a semblé la plus intéressante et la plus remarquable. Mais, ce genre de roman a, je pense, autant de lectures possibles que de lecteurs, ce billet ne sera donc qu'une réflexion personnelle, qu'on essayera, si, si, promis, juré, craché, dans sa longueur... En route pour le Golfe Persique, dans la capitale d'un pétro-Etat imaginaire au bord de l'implosion. Mais, cet Etat n'est pas la seule chose qui évoque l'imaginaire, dans "Alif l'invisible", de G. Willow Wilson (en grand format chez Buchet-Chastel), c'est même son thème central... L'imaginaire et le réel, leurs relations, leurs frontières... Mais il est aussi question d'héroïsme et de retour brutal à la réalité... Et là, on n'est plus du tout dans l'imaginaire...





Alif est un geek, un hacktiviste. Il vit dans un Etat (imaginaire) du Golfe Persique où les libertés, à commencer par la liberté d'expression, sont extrêmement contrôlées. L'outil informatique s'y est donc développé car il permet une certaine discrétion. Mais, si on se fait prendre, les sanctions sont alors terribles et il convient d'être particulièrement prudent.

Alif vit d'ailleurs en offrant à ces opposants, peu importe leur bord idéologiques, leurs ressources, leurs ambitions, un système de protection bien rôdé qui les protège de la censure et de la police d'Etat chargée de les mater. Une police qui plane sur internet et le cyberespace, perçant les pare-feux et repérant les adresses virtuelles de ceux qui contestent le pouvoir en place.

Dans le monde des hackers, on surnomme cette autorité virtuelle la Main. Un ennemi virtuel implacable qu'il ne fait pas bon avoir à ses trousses. Jusqu'ici, Alif, extrêmement doué, a réussi à le maintenir à distance de ses clients et de lui-même. Mais il convient de rester particulièrement attentif car la Main est un adversaire plein de ressources (dans tous les sens du terme)...

Alif, qu'on ne connaît que sous ce nom, son pseudo de hacker, est aussi un garçon comme les autres, IRL (dans la vraie vie, pour ceux qui ont un peu de mal, comme moi, avec le jargon geek). Il vit chez sa mère, a les mêmes voisins depuis l'enfance, dont Dina, une jeune femme de son âge, qui, par piété, a choisi de se voiler et lui fait souvent la leçon, à lui, le mécréant nourri de romans fantastiques occidentaux.

Mais Alif a une autre jeune femme dans sa vie, une demoiselle magnifique au nom sorti tout droit d'un conte oriental : Intisar. Il ont fait connaissance sur internet avant de se rencontrer et de nouer une relation amoureuse dans le monde réel. Alif est fou d'Intisar, il n'y a pas d'autre mot, et elle semble lui rendre son amour. Confiant, le jeune homme va déchanter brutalement...

Un jour, Intisar lui annonce qu'elle va se marier. Mais pas avec lui. Ses parents ont conclu pour elle une union avec un homme digne de son rang, qu'elle connaît à peine. Sidéré, Alif espère qu'Intisar va privilégier leur amour, quitte à s'enfuir loin d'ici. Mais la jeune femme accepte son sort avec fatalisme et demande à Alif de ne plus avoir aucun contact avec elle...

Après l'avoir sonné, la nouvelle ne décourage pas Alif qui met son talent de programmeur au service de sa passion amoureuse : il met au point un programme, sorte de cheval de Troie, chargé de surveiller tout ce que fait Intisar sur internet. Oh, pas le contenu, Alif est pudique, juste les sites qu'elle fréquente, les gens avec qui elle est en contact, etc.

Ce programme, Alif lui-même n'en mesure pas encore la puissance et l'efficacité... Pourtant, il va s'en rendre compte à ses dépens quand la Main va lancer contre l'opposition virtuelle une attaque d'envergure. L'attaque éclair est si efficace que Alif doit se déconnecter en catastrophe, libérant tout ses clients, sauf Intisar, et laissant à la Main, le contrôle de ce programme parfait...

Le voilà officiellement en fuite. Pas dans le cyberespace, non, dans la réalité. Il va devoir se cacher pour échapper à l'arbitraire du pouvoir qu'il n'a cessé de combattre à sa façon. Mais, sans le savoir, il a aussi mis celle qu'il aime dans une position délicate. Et, celle-ci, sans doute pensant se protéger, lui a fait parvenir un objet qu'elle voulait certainement mettre à l'abri. De son futur mari ? Possible...

L'objet en question est un livre. Mais pas n'importe quel livre, un livre ancien, manifestement. Un livre qui, outre sa valeur en tant qu'objet, doit aussi en avoir pour son contenu. En tout cas, un livre qu'Intisar a jugé suffisamment compromettant ou dangereux pour s'en séparer alors qu'elle travaillait dessus en vue de rédiger sa thèse... Il va devoir veiller sur le livre comme sur sa propre vie...

Et, comme il est moins à l'aise de ce côté-ci du réel, il va avoir besoin de soutien. Avec Dina, il va entrer en contacte avec un personnage étrange, une espèce de légende vivante sur qui courent tout un tas de rumeurs bizarres et inquiétantes : Vikram. On le surnomme même Vikram le vampire, surnom sorti d'une légende ancestrale... Engageant, non ?

Et si l'accueil est un peu particulier, au départ, force est de reconnaître que Dina et Alif vont trouver auprès de Vikram un allié de poids... C'est lui qui va leur présenter une américaine convertie à l'Islam qui va expertiser et authentifier le livre comme étant effectivement une pièce aussi ancienne que rare. C'est surtout lui qui va les protéger quand la Main va retrouver leur trace...

Mais, même Vikram ne peut rien face à la détermination et au pouvoir immense de la main. Sauvant le livre et les deux femmes, Vikram va devoir laisser Alif et le cheikh qui les as hébergés dans sa mosquée aux mains des autorités... Il faudra une nouvelle aide extérieur (c'est fou ce qu'on a d'amis qu'on ignore quand on a des relations essentiellement virtuelles...) pour les sortir d'un très mauvais pas et les fuyards devront alors se rendre dans un endroit que les gens du pays appelle le Quartier Vide.

Une zone abandonnée, située en plein désert, bien à l'écart du reste de la ville, au-delà même des champs pétrolifères qui font la fortune de l'Etat... Un endroit que tout être humain évite tant il y a de légendes qui courent sur ce lieu... En effet, on le dit habité par les djinns, des génies ou des démons, selon les cas. Des créatures, en tout cas, qu'il ne fait pas bon croiser lorsqu'on est humain...

Mais c'est ça, ou retomber à la merci de la Main, ce qui n'est pas plus engageant...

Je ne vous en dis pas plus sur l'histoire en elle-même, car si j'en dis plus, je vois déjà les banderoles barrées du terrible mot "SPOILER" brandies ici et là et les commentaires hargneux qui vont avec... Mais je vais essayer de vous parler d'un des thèmes centraux, à mon avis, de ce roman construit comme un conte des Mille et Une Nuits, plein de poursuites, de rebondissements, de moments de tension et de révélations...

Ce thème, c'est la confrontation du réel et le merveilleux, de la vie et de la légende, du quotidien et du conte. Enfin, quand je dis confrontation, j'emploie un mot inadéquat. Je devrais plutôt dire "cohabitation". Et si l'homme, dans sa volonté de pouvoir, avait, à un moment donné, oeuvré pour séparer la fade réalité de tous ses éléments merveilleux, relégués au rang de monde imaginaire, sans existence réelle avérée.

Que ce soit par le conte, en tout cas sa manière de le lire et de l'aborder bien après son écriture, que ce soit la religion ou même la philosophie, toutes ces activités humaines ont contribué à mettre à l'écart tous ces génies, esprits, démons et autres créatures peuplant nos légendes, en Orient, comme en Occident, d'ailleurs, parfois en leur conférant des côtés effrayants et redoutables. Un peu comme ce Quartier Vide, dont il est question dans le roman.

Et, d'une certaine façon, la différenciation que le monde moderne fait entre réalité tangible et cyberespace procède de la même mécanique, comme si ce qui relevait du virtuel ne pouvait être sérieux, utile. Alif est à cheval sur ces deux mondes, en témoigne sa double identité, Alif le hacker, et son état civil véritable, mais il va bientôt se retrouver aussi à cheval sur la frontière entre réalité et merveilleux, poussé par sa fuite et la présence dans son sac du fameux livre.

Alors, bien sûr, pour nous lecteurs, comme pour lui, personnage, vont se produire des événements que nous qualifierons de fantastique (genre dans lequel je vais ranger le roman de G. Willow Wilson). Certains personnages rencontrés dans sa fuite ont de quoi surprendre, car non, les djinns ne sont pas seulement des personnages légendaires. Ils existent !

Dans son aventure, Alif va franchir et même déchirer le rideau qui sépare réalité et merveilleux et faire se rencontrer ces deux mondes séparés depuis si longtemps. Une révélation pour lui, qui a toujours été fan de récits fantastiques venus d'Occident mais qui a aussi été élevé dans cette culture orientale, à la mythologie si riche. Une révélation qui va le sauver puis dont il va devoir tirer partie pour arriver à ses fins : faire vaciller le pouvoir qu'il combat depuis des années et qu'il rêve de voir tomber...

Là encore, la fiction va rejoindre la réalité, puisque sous les yeux d'Alif et de ses comparses, vont éclater les révolutions arabes. La réflexion sur ce qu'est l'héroïsme, ses manifestations et sa reconnaissance publique est d'ailleurs un des autres aspect intéressants du roman. Je ne peux pas trop en dire à ce sujet, puisqu'on parle là de la dernière partie du roman. Mais, il y a alors comme un brusque et douloureux retour à la réalité.

En entremêlant l'univers des contes orientaux, les questions politiques contemporaines dans les pays arabes, la question religieuse omniprésente, mais bien loin des extrémismes qui menacent partout, en y ajoutant une dose d'humour et une autre d'amour, on se retrouve avec, en main, un livre qui s'inscrit dans la lignée des grands contes orientaux et place Alif l'Invisible aux côtés des Sinbad, Aladin ou Ali Baba (même si Intisar n'est pas vraiment la Shéhérazade de ses rêves).

On ne peut pas ne pas s'arrêter sur le pseudo d'Alif. C'est la première lettre de l'alphabet arabe, sa valeur est 1 et il symbolise l'Unique. Il sert aussi à moduler tous les autres caractères calligraphiques. C'est dire si c'est un signe fort, loin d'être anodin dans toute ses significations. Même sa forme, verticale, peut aussi nourrir diverses interprétations.

Pour être franc, j'ai moi-même une interprétation de ce pseudonyme en relation avec le roman. Je ne peux pas l'expliciter ici, là encore, cela en révélerait trop sur l'histoire de ce livre... Dommage, j'aimerais bien la confronter avec celles d'autres lecteurs... Mais, là encore, j'y vois la confrontation de la réalité et du merveilleux, s'incarnant dans un garçon au destin extraordinaire.

Un mot, aussi, de l'auteur de ce roman. G. Willow Wilson a publié "Alif l'invisible", son premier roman, alors qu'elle a tout juste 30 ans. Américaine, elle a étudié l'histoire et l'arabe et très tôt, elle s'est passionné pour cette civilisation. Elle a vécu un certain temps au Caire où elle a travaillé pour des médias locaux et américains.

Elle s'est convertie à l'Islam alors qu'elle faisait ses études à Boston. Je me suis demandé, en lisant "Alif l'invisible" ce qu'il y avait d'elle dans le personnage de la convertie qu'on croise et qui a un rôle très particulier dans cette histoire. Et si je me suis posée la question, c'est qu'elle est assez agaçante, la dame, dans le livre... En tout cas, le portrait parfait de l'occidentale pas encore complètement débarrasser de ses habitudes culturelles ancrées dans son caractère, son éducation...

Mais cette double culture lui permet de parler de la situation des sociétés arabes en plein bouillonnement d'une manière originale et pertinente. En nous emmenant au coeur des révolutions qui agitent aussi bien le Maghreb que les pays du Golfe persique, comme à Bahrein, elle nous montre aussi que le plus dur commence sans doute, comme nous pouvons le voir en ce moment...

Des totalitarismes tombent mais d'autres sont déjà prêts à prendre la place, profitant de la soif de liberté légitime qui a animé les peuples. Et, en mettant en parallèle le réel et le merveilleux, on réalise ce que cette civilisation a perdu en repoussant à l'arrière-plan la riche culture qui réside dans ses légendes et ses mythes. On doit pouvoir même élargir ce constat au monde entier : partout, on manque de rêve, de merveilleux, d'échappatoires à nos soucis quotidiens, de soupapes de sécurité qui permettent d'évacuer la pression...

Or, partout, dans toutes les civilisations, dans toutes les cultures, ces outils existent, djinns et génies là-bas, korrigans, lutins, trolls ou elfes ailleurs. Tout ce qui peut réenchanter nos vies tombées dans les dogmes, les matérialismes, les nihilismes. Des outils qui ont aussi une incroyable force de subversion pour contrarier les pouvoirs établis et oppressants et qui leur ont valu un jour, d'être séparés de nous par le biais de la fiction...

Et s'il suffisait d'y croire ?


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