dimanche 16 février 2014

"Mais le jardin renaîtra (...) Il s'épanouira dans une palpitation insensée d'éventails".

Je ne sais pas si vous avez remarqué, mais j'ai parlé d'un nombre conséquent de romans liés au Japon, ces derniers mois. La plupart, écrits par des auteurs occidentaux, qui plus est... Je ne suis pas un passionné ou un grand connaisseur de la culture nippone, simplement l'exotisme (et ne donnez pas un sens de pacotille à ce mot, juste celui qui évoque des cultures différentes de la nôtre) est pour moi un bon matériau romanesque. Nouvelle expérience avec "le peintre d'éventail", de Hubert Haddad (chez Zulma), un roman profondément différent de ma première rencontre avec l'auteur, "Opium Poppy", mais envoûtant et fort. Et, même au plus fort du drame, la poésie perdure et se met au service d'une histoire très touchante.





Xu Hi-han est étudiant à Tokyo. Mais, avant cela, il a été, encore adolescent, homme à tout faire dans une pension située dans le nord-est de l'île de Honshu, la plus grande de l'archipel. Là-bas, à Atôra, il a rencontré celui qu'il considère encore comme son maître, bien qu'il ait choisi de le quitter, suite à un différend, pour rejoindre la capitale.

Hi-han a appris que cet homme, Matabei Reien, allait bientôt mourir et, redevenant un moment le disciple qu'il avait choisi de ne plus être, il se rend auprès de lui. L'occasion de recueillir ses dernières paroles. Le récit d'une vie étonnante qui a connu des hauts et des bas. Mais qui s'est réalisée à travers la préservation et la transmission des oeuvres de son propre maître.

Matabei Reien est né d'une mère japonaise et d'un père birman mais il a grandi dans un orphelinat, sa famille ayant été tuée dans un bombardement à la toute fin de la guerre. C'est après un drame personnel, survenu quelques jours avant le terrible tremblement de terre qui détruisit Kobe, en 1995, que l'homme, qui avait roulé sa bosse, a volontairement quitté la ville pour échouer à Atôra, au pied du mont Jimura.

D'abord client de la pension de Dame Hison, il finit par s'y installer à demeure. Plus qu'un client, plus qu'un résident, il devient l'amant de la maîtresse des lieux. Et s'habitue à la présence d'autres personnages fidèles aux lieux : l'homme d'affaires, Monsieur Ho, la vieille fille coréenne, Aé-Cha, sortie droit d'un conte asiatique, une vieille domestique mangée de rhumatismes qui aide comme elle peut Dame Hison, et qui sera, un peu plus tard, remplacée par Xu Hi-han...

Il découvre aussi l'existence, dans une masure située à quelques pas de la pension, d'un homme extraordinaire : Osaki Tanako. Le vieil homme vit là dans la plus grande modestie, se consacrant entièrement à l'entretien d'un jardin extraordinaire, onirique, et à son immortalisation sur des éventails qu'il peint avec art et soin, et sur lesquels il écrit un haïku pour chaque paysage.

Un trésor incroyable, dont Osaki a choisi de vivre chichement, sans aucune ostentation, malgré la qualité de son oeuvre bicéphale : le jardin et les éventails, les deux se complétant parfaitement. Matabei, fasciné, se rapproche du vieil homme et devient peu à peu son disciple, même s'il se contente d'écouter celui qu'il ne va bientôt plus appeler que Maître Osaki...

A la mort du vieil homme, Matabei, qui n'a plus de quoi payer son logement à la pension de Dame Hison, lui succède alors pour entretenir le jardin. Une mission humble, discrète, dans laquelle il cherche à pérenniser le travail de son maître mais aussi à l'observer avec un oeil neuf. Et, plus il arpente ses allées, plus il réalise à quel point cet endroit, qui semble hors du temps, un paysage comme on n'en imagine qu'en peinture ou en photographie, est magique, immuable, magnifique...

En devenant un simple employé de la pension, la vie de Matabei a changé. Monsieur Ho ne le voit plus, lui si affable, tandis que Aé-Cha continue de le saluer et de lui sourire. Mais, c'est surtout sa liaison avec Dame Hison qui est bousculée. Son nouveau statut y est sans doute pour quelque chose, mais les tensions et bientôt la rupture, sont dues à un dernier personnage dont je n'ai pas encore parlé : Enjo.

Elle est la protégée de Dame Hison. Une jeune fille plus qu'une femme, une sorte de spectre qui fait des apparitions dans le jardin et dont on se demande si elle n'existe pas que dans l'imagination de tous... Une jeune fille d'une beauté envoûtante qui évolue dans le jardin comme si elle en était une des divinités... Au point de fasciner Matabei, puis Hi-han... Tous ceux qui ont la chance de l'apercevoir, en fait...

Malgré tout, Matabei s'est enraciné dans ce lieu, dans ce jardin à l'ombre duquel il découvre un sentiment étrange. Non, ce jardin n'est pas l'image de la perfection. Il est l'image de l'harmonie ! Car, Matabei en est conscient, la construction à la fois élaborée et pourtant loin de toute symétrie, dans la liberté qui est laissée à la nature de se développer sans pour autant qu'y règne l'anarchie, n'a rien de parfait. Mais on s'y sent serein, en paix... En harmonie, comme les fleurs et les arbres entre eux, comme la faune, y compris les êtres humains qui y déambulent...

Or, s'il y a bien quelque chose que ne connaissent pas les personnages qui côtoient régulièrement la pension de Dame Hison, c'est bien la paix et l'harmonie. Leurs vies, on le découvre au fil du récit de Matabei, ne sont que chaos. Tous ont connu des échecs cuisants, des drames personnels qu'ils n'ont pu effacer de leurs mémoires, des aléas qui les ont conduits dans cette contrée aux allures d'éden. Sans doute le seul lieu capable de les apaiser...

Et puis, le chaos personnel devient un chaos général...

Matabei va alors se lancer dans une nouvelle quête, afin de restaurer l'harmonie perdue. Oh, il sait bien, pour diverses raisons, qu'il ne sera pas l'artisan de cette renaissance. Mais, il sait qu'il peut être celui qui transmettra à d'autres l'art de maître Osaki pour qu'un jour, cet art retrouve toute sa place et offre à d'autres cette sérénité inestimable. Et cela va passer par les éventails...

Je dois dire que Hubert Haddad m'a tout simplement sidéré ! Le mot est fort, mais ce qu'il advient dans "le peintre d'éventail", je ne l'ai pas du tout vu venir. Pourtant, les indices étaient là, dans l'histoire même de Matabei, qui colle tant à celle du Japon contemporain. Mais je n'ai rien vu venir du drame qui allait se produire...

Ensuite, commence véritablement un second roman, si différent du premier, et pourtant parfaitement complémentaire, comme le sont, en fait, le jardin et les éventails de maître Osaki. Ne voyez pas dans ce que je vais dire un simple cliché, c'est vraiment mon ressenti : ces deux parties sont l'alliance du yin et du yang.

Autre formule, pardonnez-moi, mais c'est encore là que ma réflexion m'a mené : du chaos naît l'harmonie. Tant que Matabei est resté dans le jardin, il a observé le lieu, il l'a "senti", il l'a compris, mais sans que celui-ci puisse déteindre sur lui. L'harmonie dont il a été le témoin ne l'a pas gagné pour autant.

Non, l'harmonie, il va la connaître quand il va, dans la situation la plus extrême, comprendre le rôle qui sera désormais le sien, le rôle que la Destinée lui aura assignée, peut-être. Là, dans un contexte diamétralement opposé à celui qu'il a découvert à son arrivée à la pension de Dame Hison, il va chasser ses propres démons, les fantômes qui le hantent, et accepter son sort, sereinement.

L'écriture de Hubert Haddad est pour beaucoup dans ces sensations. Elle est d'une douceur extrême, même dans les moments les plus violents de son histoire. Elle décrit l'indescriptible, que ce soit ce jardin, qui ne fleurit que dans l'imagination du lecteur, sur le terreau des mots du romancier, mais aussi ces éventails fabuleux, discrets et pourtant fondamentaux dans la trame de cette histoire.

Et cette tonalité poétique, Hubert Haddad ne la tient pas que dans la prose : "le peintre d'éventail" est jalonné de haïkus, ces courts poèmes typiquement japonais, positionnés à des moments souvent clés du récit, pour exprimer telle ou telle émotion, qu'on ne peut pas forcément verbaliser dans notre langage quotidien.

Ces haïkus viennent ajouter une touche de légèreté supplémentaire au récit, sans pour autant l'interrompre, le couper dans son élan. Non, ils lui appartiennent, à part entière, le nourrissent, l'enrichissent. Je ne crois pas que "le peintre d'éventail" soit un pur roman à la japonaise, mais une vision d'un Européen de ce Japon d'estampe, et, dans cette idée, les haïkus sont une touche japonisante supplémentaire...

Impossible de faire l'impasse sur une des thématiques fortes du livre : la relation qui s'instaure entre deux hommes autour d'une transmission. La relation entre un maître et un disciple. Dans "le peintre d'éventail", Matabei est à la fois disciple et maître, dans cet ordre, mais, que ce soit sa relation avec maître Osaki ou celle avec Xu Hi-han, tout cela est le fruit du hasard.

Rien ne prédestine un homme comme lui, à l'histoire tourmentée, à la vie déjà bien avancée, à se retrouver dans cet endroit perdu, isolé dans le temps et dans l'espace, comme protégé des agressions du monde qui l'entoure. Mais surtout, rien ne le prédestine à la rencontre avec Osaki, à devenir celui qui va recueillir, si ce n'est les secrets du maître, au moins les clés de son oeuvre...

Mais, il va rester un long chemin à parcourir pour que cet enseignement implicite soit assimilé par Matabei, pour qu'il en mesure la portée, pour qu'il comprenne et maîtrise le savoir dont il est devenu le récipiendaire, presque involontairement. De même, sa rencontre avec Hi-han n'est en rien prévisible, ni même l'affection que le garçon va lui accorder, alors qu'il est devenu une ombre dans ce jardin...

De la même façon, ce que Hi-han va absorber, comme une éponge, au contact de Matabei, ne sera pas évident à ses yeux. Le jeune homme va quitter le nid, rompre avec ce maître pour aller quérir d'autres enseignements, plus orthodoxes, dans une université de Tokyo. Là encore, il faudra un déclencheur tardif pour qu'il comprenne le rôle qui est désormais le sien et surtout, qu'il mesure la chance qu'il a eu de connaître Matabei, de l'écouter...

Il y a d'autres aspects que j'aimerais aborder mais que je vais taire, pour ne pas trop en dire sur l'histoire, ne pas révéler ce que je vous ai volontairement caché. Je pense à la métaphore de l'éventail, le choix de cet objet n'étant, je pense, absolument pas anodin, pas plus que l'idée de peindre des paysages dessus. Mais chut !

"Le peintre d'éventail" évoque aussi les racines, celles qu'on rompt, volontairement ou par la force des choses, celles qu'on bouture ailleurs, dans un autre lieu que celui des origines. A la pension de Dame Hison ne vivent que des déracinés. Plus que cela encore, certains sont étrangers, comme Matabei, Aé-Cha ou Hi-han, ou vus comme tels dans un Japon parfois hostile à ceux qui viennent d'ailleurs. Ou des parias, comme Dame Hison elle-même...

La pension est un havre, pas seulement à cause du jardin ou des éventails de maître Osaki, mais simplement parce qu'on ne se focalise pas là-dessus, parce que, malgré les chicaneries, dont est friand Monsieur Ho, on se respecte et on s'accepte comme on est... Et, dans ce lieu qui respire l'harmonie, il fait bon poser son bagage et s'installer durablement... Enfin...

Mais, on croise aussi, brièvement, Miho Kei, une vieille femme seule, dans un contexte terrible et qui se montre pourtant accueillante, d'une immense gentillesse. Sa famille vit là depuis mille ans, dit-elle, elle ne connaît aucun ailleurs, aucun autre endroit, ses racines sont ancrées profondément dans cette terre au point que rien ne peut la déraciner, au sens propre comme au figuré, pourrait-on dire.

Elle est aussi une des incarnations d'une des impressions qui m'a frappé dans le roman de Hubert Haddad : la solitude terrible de tous ces personnages. Ils ne sont pas seulement en quête de paix et d'harmonie, mais aussi de compagnie, ai-je eu l'impression. Même à la pension, il n'y a guère de lien collectif, si ce n'est le moment des repas, pour le reste, on est seul dans sa vie, on avance seul, on se réalise seul... Et, pour ce qui est de l'histoire en elle-même, on finit seul...

Pas très optimiste, cette vision du livre, j'en conviens, mais croyez-moi, la paix et la sérénité qui émanent d'abord de maître Osaki puis de Matabei, sont un baume... Et l'on comprend que l'accomplissement n'est pas forcément dans un bonheur matériel ou social, mais bien dans le sentiment qu'on a rempli sa mission...

Et, puisque l'un des enjeux de ce roman, c'est ce jardin, dont on ne sait vraiment s'il a toutes les vertus dont le pare Matabei ou si sa mémoire, nourrie des peintures sur les éventails, l'a enjolivé, j'ai eu en tête les derniers mots d'une chanson, pas si éloignée, dans le fond, du roman de Hubert Haddad, "le jardin extraordinaire", de Charles Trénet :

"Pour ceux qui veulent savoir où le jardin se trouve,
Il est, vous le voyez, au coeur de ma chanson.
J'y vole parfois quand un chagrin m'éprouve.

Il suffit pour ça, d'un peu d'imagination !"

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