mardi 10 juin 2014

Linda, la jeune fille au panier de fleurs...

Sans doute l'ai-je déjà dit, sans un ni amateur, ni véritablement connaisseur, j'aime les romans qui parlent de peintres et de leurs peintures. Et je les apprécie de plus en plus depuis qu'on peut facilement, grâce à internet, visualiser les tableaux dont on nous parle, lorsqu'ils existent, évidemment. Voilà pourquoi j'étais curieux de me lancer dans la lecture d'un polar historique paru dans une maison d'édition dédiée plus particulièrement à la jeunesse, dont certains titres m'ont déjà beaucoup intéressé. Ce livre s'intitule "Elle posait pour Picasso" et est signé Béatrice Egémar, chez Gulf Stream éditeur. Une plongée dans ce temps que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître, comme le chantait Aznavour, dans le Montmartre des artistes et de la bohême et le Paris populaire du début du XXe siècle...





Emile Sauvebois a 18 ans à peine, quand il arrive de sa Normandie natale pour conquérir Paris. Le garçon se rêve poète et espère bien faire son trou au milieu des artistes qui se rassemblent à Montmartre. En cet été 1905, il décide de louer un atelier de peintre dans une maison du quartier dont le modeste loyer ne grève pas trop son budget.

Cet endroit, on commence à l'appeler "le Bateau-Lavoir", selon le mot ironique attribué à Max Jacob. Une construction en bois composée d'ateliers dans lesquels les peintres espérant un jour percer viennent vivre et travailler. Un lieu précaire, certes, mais où il fait bon vivre, comme s'en rend rapidement compte Emile.

Puisque je l'ai déjà cité, Max Jacob est l'une des premières rencontres que va faire le jeune garçon. Et vite, il va nouer une amitié avec cet homme qui est l'un des plus "vieux" (il a presque la trentaine) à fréquenter l'endroit, bien qu'il n'y vive pas à demeure. Mais, en tant que locataire, Emile y fait la connaissance d'un certain nombre d'autres personnages, dont un jeune peintre espagnol, Pablo Picasso.

Arrivé depuis peu en France, il ne cache pas son ambition. Son atelier est rempli de dessins, de toiles, un vrai capharnaüm et sa peinture commence à se faire plus abstraite, à se détacher de l'académisme encore dominant, malgré les Impressionnistes. D'ailleurs, il ne s'entend pas avec un autre de ses voisins, Henri de la Puisaye, peintre lui aussi, mais on le dit pompier, car il ne s'éloigne jamais du strict enseignement classique et des canons en vigueur.

Chacun des deux vit avec sa muse, Picasso, avec Fernande Olivier, Henri de la Puisaye avec Jeanne. Mais, si le premier, lorsqu'il est bien luné, s'entoure d'une foule d'amis, souvent espagnols, comme lui, l'autre semble vivre en autarcie, isolé du reste de ses congénères. Deux personnalités différentes en tous points.

Picasso, Jacob, leurs amis, Emile, et d'autres, de passage, comme Guillaume Apollinaire, autre poète encore méconnu, vont se sustenter et s'amuser dans un lieu qui deviendra bientôt un des symboles de Montmartre, "le Lapin Agile". C'est là, dans ce cabaret que le lecteur fait la connaissance de Linda. Une jeune fille que Emile a déjà vue au "Bateau-Lavoir".

Il la croit modèle pour les peintres qui occupent les ateliers, mais Max lui explique que, si elle a bien posé une fois pour Picasso, nue et portant une corbeille de fleurs, son vrai métier est bouquetière, autrement dit, revendre des fleurs achetées tôt le matin et rassemblées en bouquets. Des informations qui lui seraient sans doute sorties de la tête si, quelques semaines plus tard, il n'avait appris la mort de Linda...

Tombée de la fenêtre de son appartement, située au quatrième étage d'un immeuble du quartier. Un suicide... Pourtant, cette histoire commence à tourner dans la tête d'Emile qui, depuis sa rencontre à Apollinaire, et surtout avec les textes de celui-ci, a renoncé à être poète mais aimerait encore écrire, un roman, pourquoi pas ?

Suite à une discussion avec Max, qui se pique de pouvoir lire l'avenir, Emile est persuadé que Linda n'a pas pu se suicider et que, si elle est tombée de la fenêtre de sa chambre, c'est qu'on l'a poussée. Assassinée... Mais qui ? Et comment le prouver ? Le jeune homme, pas encore complètement au fait des us et coutumes de Montmartre et plus largement de la capitale, se lance dans une véritable enquête pour comprendre... Ou au moins nourrir son imaginaire et son inspiration.

Dans le Paris des artistes, mais aussi celui des Apaches, ces bandes de jeunes voyous qui vivent dans les Faubourgs et y font régner oh, pas la terreur, le mot est un peu fort, mais une loi qui est la leur et est en marge de la loi officielle et de la société. J'y ai vu aussi un clin d'oeil à "Casque d'or", même si Linda n'a rien à voir avec le personnage immortalisé par Simone Signoret.

Emile n'est pas un détective né, mais il est déterminé, il se prend à son propre jeu, celui d'une vérité qui n'a aucun fondement que le scénario qu'il s'est lui-même mis en tête. Alors, il fouine, bien aidé par Max Jacob, qui partage son intuition. Il fouille, questionne, collecte des pistes, des indices, fait des découvertes qui le surprennent, comprend qu'il ne savait pas grand-chose de ce qui peut se passer au "Bateau-Lavoir"...

Et, petit à petit, son idée d'un meurtre lui paraît de moins en moins saugrenue... Et la bouquetière devient aussi l'enjeu de son enquête. La connaître, même à travers la mort. Une sorte de fascination, de séduction, peut-être... Pourtant, Emile a rencontré la jolie Virginie et ça avance doucement mais sûrement entre eux, mais Linda l'obsède.

En plus des éléments concrets, le portrait qu'on lui fait d'elle, celle d'une "dure à cuire", l'expression revient plusieurs fois, ne colle pas avec le suicide. Mais à qui aurait profité le crime ? A un des habitants du "Bateau-Lavoir", où l'on se jalouse facilement, alors que tout se sait en si peu de temps ? Ou quelqu'un qui n'a rien à voir avec le monde des artistes auquel n'appartenait pas Linda ?

Je me suis laissé emporter dans ce voyage immobile dans le temps, dans cette époque fascinante de la Bohême. Me retrouver à la table du "Lapin Agile", dans ce Montmartre qui n'existe plus vraiment, de nos jours, malgré les efforts pour essayer de préserver ce quartier... L'esprit n'y est plus, ni celui d'Aznavour, ni celui de Vincente Minnelli, Gene Kelly et George Gershwin...

Oui, il y a chez le lecteur une certaine nostalgie pour ce coin de Paris où je ne suis plus allé depuis longtemps, que je connaissais mieux par les belles avenues qui y mènent que par la butte ou le tertre, d'ailleurs. Mais cela reste fortement évocateur d'une époque et d'un monde et le Montmartre actuel ne correspond plus vraiment à cela...

Par ailleurs, le choix par Béatrice Egémar de l'année 1905, de Pablo Picasso et du tableau particulier représentant le personnage de Linda, n'a rien d'un hasard, bien au contraire. Le peintre est alors encore inconnu, je l'ai dit, et sa période bleue n'a pas eu de succès. Le voilà dans cette période rose qui va le mener progressivement jusqu'au cubisme et aux "Demoiselles d'Avignon".

Mais le tableau pour lequel a posé Linda a aussi une importance dans la carrière de Picasso : c'est l'oeuvre qui va le faire remarquer par Gertrude Stein. La première à croire en lui, à défendre le cubisme naissant. On comprend bien qu'on est à une période charnière de l'histoire de l'art et qu'on va entrer, très bientôt, véritablement dans le XXe siècle, sur ce plan.

Alors, bien sûr, je suis un lecteur peu habitué à la littérature jeunesse, je n'y trouve pas toujours mon compte, mais j'ai pris ici énormément de plaisir à lire "Elle posait pour Picasso", évidemment pour ce contexte si particulier, pour la reconstitution méthodique de l'époque et des lieux, mais aussi parce que, dans le sillage d'Emile, on s'attache à cette bouquetière morte si jeune (dit comme ça, je reconnais que ça fait un peu chanson réaliste à la Berthe Sylva... Mais, le roman est moins larmoyant, promis !).

Oui, on s'attache à ce destin tragique et on veut savoir. Même si cette dure à cuire en est venue à se défenestrer, on voudrait comprendre pourquoi ! Un chagrin d'amour, qui dure toute une vie (ah non, pas Berthe Sylva, cette fois, je dirais Rina Ketty, entre autres... Ce billet sent bon son 78 tours, voire son cylindre pour gramophone, dites donc !) ou une histoire de famille ?

Quant au meurtre, on a envie de coincer le monstre qui a mis fin à une existence, certes modeste, peut-être vouée à un destin de toute façon tragique (je vous renvoie aux annexes en fin de roman qui vous en diront plus sur certains aspects du livre), mais qui valait mieux que de finir démantibulée sur le pavé parisien...

L'intrigue est bien menée, plein de clins d'oeil, j'en ai cité un plus haut, mais Béatrice Egémar joue avec l'époque et les références historiques, littéraires, artistiques qu'on peut en avoir, brouille les pistes à merveille. On est aussi dans une époque où s'épanouit (passé simple) le "roman populaire", comme on dit, et "Elle posait pour Picasso" est dans cette veine.

Si de jeunes lecteurs ont envie de découvrir cette époque pas forcément toujours bien connue, souvent oubliée dans les programmes scolaires ou placée en fin d'année et donc régulièrement sacrifiée, il y a là une bonne entrée en matière. Car, je l'ai dit plus haut, cette période est aussi importante politiquement, avec la loi de 1905 mais aussi les grandes manoeuvres diplomatiques qui vont conduire à la boucherie de 1914, que sur le plan artistique, où toutes les disciplines vont connaître de grandes mutations...

Mon prochain polar/roman noir/thriller, rayez les mentions inutiles, sera sans doute bien différent, plus corsé, parce que c'est aussi ce que j'aime. Mais, je ne sors pas de cette lecture sans rien, comme cela m'arrive parfois avec une littérature jeunesse dans laquelle je me sens déphasé, vieux et c... Oh, oui, je peux bien l'écrire, tiens, vieux et con, là.

Mais j'ai également adoré les textes poétiques que cite Béatrice Egémar. Bon, avec Apollinaire, elle ne prend pas de risque, mais elle m'a rajeunit de... ah, quand je vous dis que je suis vieux... de quelques décennies, quand j'apprenais les mots du poète au collège... Quant aux autres textes, plus que les mots en eux-mêmes, c'est leur histoire, racontée dans les annexes déjà mentionnées, qui m'a bouleversé...

Là aussi, il y a matière à ce que l'imagination vagabonde et crée des histoires. Béatrice Egémar a ce talent, simple en apparence et si complexe en vérité, de s'emparer de ces faits, anecdotiques, sans grande importance, et de s'en servir pour tisser une aventure romanesque, un suspense, une histoire qui tient en haleine. Que demander de plus ?

On est loin des salons de la Belle Epoque dont nous parlions ces derniers jours, loin des frasques et des scandales politiques, dont nous devrions reparler bientôt, et qui font aussi partie de cette époque. On est dans l'art, et l'art en train de se faire... On s'est penché par-dessus l'épaule de l'ombrageux Pablo Picasso, quelques instants, juste le temps de voir un génie naissant à l'oeuvre.

Et, cela aussi, c'est le pouvoir d'évocation du roman... Faire revivre dans un cadre moins formel qu'une biographie des personnages réels et leur donner vie sans les extirper complètement de leur contexte véritable, mais en suscitant leurs actes et leurs conséquences, avec vraisemblance, mais en prenant aussi la liberté qu'offre l'imaginaire... Et je lis aussi pour cela, pour qu'on me prenne par la main et qu'on m'emmène ici ou là, faire ces rencontres si spéciales...


Comment envisager de ne pas finir en vous montrant Linda. La Linda dessinée par Picasso, portrait que, paraît-il, elle n'aimait pas... Je ne pense pas m'être trompé de toile. Et je reviens à l'émotion évoquée en début de billet, que provoque internet en nous offrant cette possibilité inouïe de visualiser les oeuvres d'art dont on nous parle dans les livres... Alors, je me tais, et je vous présente Linda...



1 commentaire:

  1. D'ordinaire je n'aime pas les romans jeunesse, mais là tu me donnes très envie de me plonger dans celui-ci.

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