Je suis un garçon chanceux. Voilà 8 années (et j'espère beaucoup d'autres à venir...) qu'on me fait confiance pour animer à Epinal, lors des Imaginales, des cafés littéraires. L'occasion, chaque année, en mai, de faire des rencontres et des découvertes. Parmi celles de cette année, un jeune auteur argentin, Leandro Avalos Blacha, dont je vous ai déjà parlé sur le blog, avec qui j'ai envie de continuer la route. Voici un roman constitué de 5 chapitres qui sont en fait des nouvelles dans un univers commun, intitulé "Côté cour" et publié par une jeune maison d'éditions, Asphalte. Bienvenue dans un quartier typique, comme on en trouve beaucoup en Argentine, des maisons où vivent les classes moyennes avec, à l'arrière, des cours mitoyennes. Chez Leandro Avalos Blacha, c'est là que tout se passe...
Je vais donc vous présenter chacun des chapitres qui composent ce livre, bien sûr sans trop en dire à chaque fois, tout en dégageant certains thèmes, certaines impressions aussi que j'ai pu avoir à la lecture de ce livre. Je précise d'emblée qu'on est, certes, dans du fantastique, mais aussi dans la satire, on rit et on est mis assez mal à l'aise, mais que c'est agréable de ressentir toutes ces émotions quand on lit !
Nous sommes donc dans ce quartier, au-dessus duquel trône une antenne téléphonique appartenant à la société Phonemark. Peu à peu, on comprend que cette entreprise est une espèce de Big Brother qui s'est substituée à toute autre forme de pouvoir politique, économique ou administratif. Et, parmi ses activités secondaires, une dont nous allons parler plus en détails dans quelques instants, car elle est au coeur du livre.
Haydé et sa fille Fany vivent dans une des maisons de ce fameux quartier. De leur existence, on ne sait pas grand-chose, à part que Haydé commence à prendre de l'âge et que sa fille n'a pas vraiment de vie personnelle. On découvre aussi quelque chose qui surprend le lecteur, mais qui paraît tout à fait normal aux personnages, la présence dans la cour, derrière la maison... d'un prisonnier.
Il s'appelle Angel, on ne sait pas ce qu'il a fait, mais il est détenu dans cette cour, dans une cellule installée par Phonemark et on comprend vite qu'il n'est pas question de discuter cette décision. Comme tout cela est normal, on fait avec. Haydé ne se préoccupe guère d'Angel, laissant à Fany la tâche de s'occuper de lui. Nourriture, hygiène, vêtements, etc.
Sauf qu'au fil du temps, Fany est tombée sous le charme d'Angel, qui lui, n'a rien fait pour empêcher cela et joue le jeu. On adoucit comme on peut sa captivité, que voulez-vous. Oui, mais tout ça n'est pas prévu au programme. Et ces amours clandestines vont bientôt devenir un problème, un sérieux problème...
Commence une espèce de vaudeville délirant où l'amant est au placard qui va se régler de façon tout à fait surprenante. Sans doute la nouvelle la moins fantastique du livre, mais j'ai ri, j'ai ri ! J'ai lu cela dans un restaurant que les festivaliers des Imaginales connaissent bien, dans le fond, et je me gondolais tout seul en attendant qu'on apporte mes crêpes...
Dans une maison voisine vit Magda et son mari, Elmer, qui ne quitte pas la maison, jamais. "Mort aux yeux de la justice", nous dit-on. Bon. On comprend que cela implique que Magda doit, seule, présider désormais aux destinées du ménage. Un ménage qui comprend aussi des animaux, des chiens, surtout.
Et c'est peu dire que Magda fait l'admiration de ses voisins. Quel courage ! Et quel amour pour ses animaux ! Comme tous les habitants du quartier, des prisonniers, placés là par Phonemark, vivent dans la cour de la maison de Magda. Et elle les chouchoute aussi. Ah, ça, tout le monde est dorloté chez Magda et Elmer !
Mais faut-il se fier aux impressions ? Car, en y regardant de plus près, il se passe des choses étranges chez ces deux-là... Pour arrondir leurs fins de moins grignotées par la "mort sociale" d'Elmer, le couple a trouvé une solution particulièrement efficace... Mais franchement glauque... Et, avec Barbaro, leur dernier prisonnier en date, ils tiennent la poule aux oeufs d'or !
Enfin, poule, façon de parler... Une nouvelle bien plus gore et violente que la première, mais pas sans humour. Presque une fable, avec une morale, cette fois. Avec enfin un défi lancé à Phonemark, un pied-de-nez à l'autorité et une entorse aux règles strictement définies. Oui, Magda, c'est une rebelle !
Le Docteur Braille vit également dans le quartier, dans une des maisons les plus anciennes et les plus vastes du coin. Et sa passion, son hobby, c'est de fabriquer des poupées... C'est beau, non ? Eh bien, en fait, là, pas vraiment... Car, pour réaliser ces petites merveilles qui composent son inestimable collection, le gentil médecin utilise des méthodes un peu spéciales...
Les têtes des poupées du Docteur Braille sont en effet de véritables têtes, appartenant à des morts que Phonemark fournit au médecin qui, de son côté, se charge de les réduire. Oui, le Docteur Braille est ce qu'on appelle un réducteur de têtes. Et, comme on meurt beaucoup, ces temps-ci, il a de quoi s'occuper...
Dans sa cour, des prisonniers, malades, ceux-là. Une maladie qui donne le teint verdâtre et des comportements plus très humains... Oui, la cour du Docteur Braille est remplie de zombies ! Et chez le bon Docteur, on prend bien soin de ces malades. Ils peuvent servir... C'est Dinastia, la gouvernante, qui doit s'en occuper, et ça n'a pas l'air de la déranger.
Moins que la présence dans la maison d'une autre personne. Une petite fille. Clara. La pupille du Docteur Braille, si j'ose dire. Il veille sur elle sur le plan matériel et met tout en oeuvre pour l'éduquer. Une importance que vit mal Dinastia, qui se démène pour tenir la maison et s'occuper des prisonniers malades, pas une mince à faire, quand la fillette, elle, joue les poupées vivantes et jouit d'un régime particulier...
Une sorte de huis-clos à 3 personnages qui, on le sent bien, ne peut que tourner mal et crescendo dans le côté fantastique. Non, rassurez-vous, je ne vous ai pas tout dit sur ce chapitre, qui démarre doucement avant de s'emballer et de devenir fou. Et la présence de ces poupées et de cette fillette, presque indissociables, indiscernables. Sans doute le chapitre le plus sombre de ce livre.
Vicky et Benito vivent dans une maison du quartier, toute proche de l'antenne de Phonemark. Et, comme tous les enfants, ils font des bêtises... Ce jour-là, c'est Benito qui a fait fort, en envoyant la poupée de Vicky, Clarita, de l'autre côté du mur. Dans la cour voisine qui, comble de maladresse et de malchance, n'est pas occupée...
Et voilà les deux enfants observant la pauvre Clarita gisant sur un tas d'ordures. Eh oui, pourquoi s'embêter, quand on n'a pas de voisin ? Autant tout balancer dans la cour vide, ça débarrasse à peu de frais... Mais, la poupée, elle, n'est pas un déchet, Vicky veut la récupérer, sauf que c'est impossible... Les deux enfants ne peuvent que regarder la pauvre poupée subir les assauts de la météo...
Jusqu'au jour où... Et voilà que, d'un coup, la cour inoccupée est transfigurée. Plus de décharge nauséabonde, mais un jardin qu'entretient... Clarita, qui a pris vie ! Oui, telle Pinocchio, la poupée argentine est devenue petite fille, sous les yeux ébahis de Vicky, Benito et de leur maman... Et comme ce n'est pas la seule chose extraordinaire qui se produit désormais dans la cour mitoyenne, les lieux vont vite devenir très prisés...
C'est la nouvelle qui introduit le merveilleux, dans ce livre. On en prend plein les mirettes et, comme les personnages, le lecteur reste bouche bée devant ce qui se passe dans cette cour. Sauf que les personnages, eux, vont justement s'emmêler et le spectacle va devenir un grand n'importe quoi, poussé par les plus bas instincts humains...
Comme le chapitre mettant en scène Magda et Elmer, il y a dans dans cette avant-dernière nouvelle une satire des spectacles qui fascinent les foules et sont capables de leur faire perdre toute raison, toute modération. Du pain et des jeux, pourrait-on dire, même si, ici, il ne s'agit pas tant de sport que de spectacle de rue.
Mais l'hystérie provoquée est la même dans les deux cas, et les conséquences de cette folie, comme si, d'un coup, la normalité était déchirée, oblitérée, fait que le quotidien n'est plus aussi morne. Quoi qu'il en soit, le lecteur est surpris, car son système de valeurs a bien du mal à se mettre en adéquation avec celui des habitants du quartier... Ils sont bizarres, ces gens, mais n'ont pas l'air d'en avoir conscience...
Reste une dernière nouvelle, assez atypique. D'abord, parce qu'elle est racontée à la première personne. Ensuite, parce qu'on sait que le prisonnier abrité dans la cour voisine est un tueur en série, un tueur d'enfants, alors que les motifs de détention, jusque-là, n'étaient pas mentionnés et n'avaient pas de réelle importance.
Le narrateur est un enfant et on comprend vite que quelque chose ne va pas chez lui. Un état qui vaut des ennuis à sa famille, venue vivre chez la grand-mère, faute d'une autre maison. Phonemark est encore passé par là... Mais, malgré tout, l'harmonie règne dans cette famille, ce qui n'est pas le cas de celle qui vit dans la maison voisine.
Là, la grand-mère, Olga, doit faire avec une famille qui se comporte comme des Huns... La maison est un territoire conquis, transformée en logement de campagne pour le régiment familial qui fait comme chez lui, à tel point que la pauvre Olga est reléguée à la cave, sous la cour, là où se trouve la cellule du prisonnier...
Et ces jeunes vandales, parents et enfants, de laisser à l'abandon cour, grand-mère et prisonnier, ce qui n'est pas sans choquer la famille du narrateur, dont la grand-mère, Hilda, est une amie de longue date d'Olga. Mais il n'est pas dit que cette situation honteuse pourra perdurer... Olga n'est pas la victime résignée de son odieuse famille...
A plusieurs reprises, dans ce billet, j'ai parlé de normalité. C'est vraiment quelque chose qui m'a frappé. Quoi qu'il se passe, même le plus extravagant, les zombis, les tueurs dans la cour, Phonemark et sa politique totalitaire, les comportements quotidiens des uns et des autres... Rien ne semble surprendre les habitants de ce quartier.
Le lecteur est là, oscillant entre interrogation inquiète et sourire ironique, devant ces choses qui lui paraissent bizarres mais qui ne choquent que lui. Un exemple ? Vous aurez noté que les poupées sont souvent présentes dans le livre, avec des rôles parfois inattendus. Mais, avant même cela, au détour d'une phrase anodine, on découvre que la poupée de Vicky, la fameuse Clarita... porte "une calvitie parfaite"...
C'est à ce genre de détails infimes qu'on se dit qu'on est quand même dans un endroit bizarre, qu'on ne maîtrise plus bien où est la limite entre notre réalité et celle où évolue ce petit monde... En lisant, je pensais à la série "Twilight Zone", "la Quatrième dimension, pour le titre français. J'ai eu la possibilité de parler de cette analogie avec Leandro Avalos Blacha... qui ne la connaissait pas !
Quand je vous dis que tout est bizarre, là-dedans ! Et, si l'on retrouve beaucoup d'éléments déjà présents dans "Berazachussetts", le rythme, l'ambiance générale, le ton de "Côté cour" sont totalement différents. Reste le côté satirique très acerbe, propre à l'auteur, qui nous parle de son pays sans faire aucune concession et met, avec talent et avec les outils que lui fournis le fantastique, le doigt sur ses failles profondes, qu'elles soient politiques ou sociétales.
Bien sûr, on classera Leandro Avalos Blacha parmi les auteurs de "(mauvais) genres", le fantastique, l'horreur, et c'est vrai qu'il s'en sert avec brio. Mais c'est pour moi un véritable auteur de littérature générale. Un satiriste, un auteur de contes philosophiques, un portraitiste fin qui a capté l'âme argentine dans tous ses travers, comme un La Bruyère croquant la société de son temps dans ses "Caractères".
"Côté cour" est un livre extrêmement déroutant. A aucun moment, on ne s'attend à ce qui va se passer. On est désarçonné par cette société où ce qui nous choquerait, nous amuserait, nous troublerait, nous questionnerait en temps normal, ne suscite rien... Et, sur ce doute, ce vacillement, il nous emporte et nous bouscule un peu plus, nous prend sans cesse à contre-pied, manie horreur, angoisse, merveilleux ou cynisme avec adresse.
Une découverte, oui, je le redis. Asphalte devrait publier cet été un nouveau livre de Leandro Avalos Blacha, je vais m'y intéresser, évidemment, en attendant qu'il revienne en France, lui qui parle et comprend déjà très bien notre langue. Et je suis sûr que, bientôt, il ne reviendra pas seulement en auteur de genre mais en star littéraire.
Et, pour patienter, ou mieux découvrir cet écrivain, voici l'entretien qu'il a donné lors des Imaginales, il y a quelques semaines, à Epinal. Merci à ActuSF pour la captation, Jessica Diaz Quiroga assure les traductions simultanées français/espagnol et espagnol/français. Et votre serviteur, un peu groupie aussi, mène la discussion... Les décors ne sont pas de Roger Hart et les costumes ne sont pas de Donald Cardwell...
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