Le vampire. Je donne le mot d'entrée de billet, c'est fait, on n'en parlera plus, puisque jamais ce mot n'apparaît tel quel dans notre livre du jour. Et pourtant, c'est bien un beau roman vampirique que nous allons évoquer, sombre, profond, inquiétant, avec des thèmes forts autour de cet archétype littéraire. Et l'on s'intéresse encore une fois à la littérature argentine, si pleine de vitalité et qui n'a pas le complexe très français de se demander si fantastique et littérature (au sens un peu snob du terme) peuvent cohabiter. Pablo De Santis, dans "la soif primordiale", qui vient d'être réédité en poche chez Folio SF, nous emmène dans le Buenos Aires des années 50, celui de la dictature péroniste naissante. Et, dans ce décor désuet, va se tracer couleur sang le destin d'un jeune homme qui va devoir découvrir sa raison d'être, d'être éternellement. Après Leandro Avalos Blacha et ses zombies, voici donc le vampire made in Argentina...
Santiago est encore plus un adolescent qu'un jeune adulte lorsqu'il est embauché par le journal Ultimas noticias. Il a 20 ans, mais débarque de province et découvre l'immense capitale argentine. Aux côtés de son oncle, il a appris à réparer les machines à écrire. Voilà comment il a mis les pieds la premières fois dans les bureaux du quotidien.
A la mort, soudaine, d'un des collaborateurs, il se retrouve à devoir le remplacer. Un poste offert sans lui demander son avis, qu'il ne peut refuser. Sa tâche ? Réaliser des jeux, appelés cryptogramme, sortes de mots croisés parfois sublimement compliqués. Mais, aussi, tenir une chronique un peu particulière, intitulée "le monde de l'Occulte".
Santiago n'a pas plus de prédisposition pour entremêler les mots que pour le monde mystérieux qu'on devine sous le terme d' "occulte". Mais il accepte cet emploi si différent du précédent et qui l'émancipe de sa famille. Il n'imagine pas encore à quel point cette décision va peser lourd dans son existence...
Rapidement, à peine a-t-il pris ses fonctions qu'il va se rendre compte que ce poste est tout sauf anecdotique, tout sauf anodin. Que l'occulte auquel il ne croyait pas vraiment occupe bien des esprits. Celui d'un commissaire de police, peut-être le personnage le plus flippant du roman, d'ailleurs, celui d'un étrange fonctionnaire qui se présente comme travaillant pour le ministère de l'Occulte...
Des quelques lignes qu'on lui demandait de rédiger à la place du précédent chroniqueur, le voilà projeté dans un monde aux antipodes du sien, sombre et flou, dérangeant et dérangé. Le naïf jeune homme va en effet devoir quitter son calme bureau pour plonger dans un monde dont il ignore tout, à commencer par son existence.
Il est en effet devenu un parfait observateur pour ces personnages de l'ombre, celui qu'on ne peut soupçonner de rien et qui va pouvoir approcher et enquêter sur ceux qu'on appelle "les antiquaires" (c'est d'ailleurs le titre original du roman). Mais qu'est-ce donc ? De nos jours, on parlerait d'une légende urbaine, car rien n'accrédite l'existence de ces personnages.
Alors, pour en savoir plus, Santiago va infiltrer, avec l'aide des deux sinistres personnages qui veulent utiliser ses services, une sorte de cercle ésotérique, composé d'universitaires en grande partie, qui se réunissent pour évoquer la question que pose les Antiquaires... Une fois dans la place, Santiago pourra remonter leur piste.
Mais, cette soirée ne va pas se passer du tout comme prévu. Un vrai cauchemar, dont Santiago va revenir amoureux et muni d'une piste sérieuse pour retrouver un ou plusieurs de ces mystérieux antiquaires. Sans oublier une bonne cargaison de doutes, d'images horribles et de questionnements existentiels. Il est en marche vers son destin, sans vraiment l'avoir décidé, comme lorsqu'on l'a bombardé journaliste...
Et son entrée dans le monde des antiquaires sera irréversible...
En lisant "la soif primordiale", j'essayais de trouver quelques pistes de réflexion en vue du billet. Et je me disais qu'il fallait situer Pablo De Santis quelque part entre Anne Rice et Arturo Perez Reverte. Si vous permettez, je vais commencer par l'auteur espagnol, n'y voyez aucun manque de galanterie, c'est juste un peu plus facile pour la transition à venir.
Ce n'est pas seulement le côté hispanique qui m'a évoqué l'auteur du "Tango de la vieille garde", dont l'action se passe en partie en Argentine. Mais plutôt l'atmosphère. La rue où vivent les Antiquaires m'a rappelé "le Club Dumas", lorsque le personnage principal se rend, si je ne dis pas de bêtises, je parle de mémoire, en Espagne, à la recherche de manuscrits.
Et c'est vraiment cette ambiance très spéciale, un peu désuète, poussiéreuse, comme si j'en sentais l'odeur, mélange de vieux livres, de vieux bois, d'encaustique et d'air un peu rance, entêtante, plus que désagréable, qui m'a ramené à Arturo Perez Reverte, qui a lui aussi, dans plusieurs de ses romans, ce côté ancien et couleur sépia.
Et puis Anne Rice. Là aussi, je ne voudrais pas que vous ayez une vision trop restrictive de cette référence (qui émane de moi, lecteur, je ne sais pas si l'auteur la revendiquerait). Evidemment, ce sont les vampires qui me mènent à elle, mais pas seulement. J'ai trouvé dans "la soif primordiale" pas mal de thématiques communes avec l'oeuvre vampirique de cette grande dame.
A commencer par l'ennui. La vie de Santiago est extrêmement routinière, lorsqu'on le rencontre et il n'a rien, a priori, d'un aventurier. Certes, les événements vont le bousculer et modifier en profondeur son existence. Mais ensuite, l'ennui va resurgir et devenir un ennemi potentiellement mortel, car il va le pousser à prendre bien des risques, à mener une vie dangereuse pour ne pas succomber à cette lassitude.
L'ennui, c'est le corollaire inévitable de la vie d'antiquaire. Parce que l'éternité, c'est long, surtout vers la fin. Ah, on me dit dans l'oreillette que ce serait une citation d'un certain... ? Woody Allen ? Connais pas... Hum... Oui, revenons à notre raisonnement, l'éternité, on s'en fait une image rigolote et excitante, mais point du tout, que nenni !
Surtout lorsqu'on est obligé de se faire discret, lorsqu'on est réprouvé, lorsqu'on inspire la peur et la méfiance. Les antiquaires le savent, leur subsistance dépend de cette discrétion, de leur aptitude à continuer à faire croire au grand public qu'ils ne sont qu'un mythe. Sinon, pas de mystères, on les jettera à la vindicte populaire et il faudra fuir... Ou pire...
Là où l'on rejoint encore Anne Rice et ses suceurs de sang, c'est dans le questionnement existentiel qui habite ces créatures : qui sont-ils, humains ou inhumains, monstres ou pas ? Comment envisager un rôle dans une société qu'on habite clandestinement, sous peine de devoir la fuir ? Comment, tout simplement, s'appréhender soi-même lorsque l'on devient un antiquaire ?
Il y a aussi chez Lestat et les autres vampires qu'il croise, ce questionnement profond, qui parfois, comme l'ennuie, peut concourir à ce qu'un humain qualifierait de dépression. Accepter l'état, son irréversibilité, tout ce que cela peut représenter en termes symboliques, mais pas seulement, car toute vie sociale devient extrêmement compliquée à gérer, hors du cercle des Antiquaires eux-mêmes.
Dans "la soif primordiale", on découvre ce changement d'état comme une véritable nouvelle naissance. De l'accouchement, dans le sang, jusqu'à la maturité, et même, peut-être, la mort. Toute une existence, ne parlons plus de vie, car de vie, il n'y a plus, que l'on suit étape par étape. L'enfance, si l'on peut dire, l'adolescence et même l'âge ingrat, celui de la rébellion, des rites de passage et de la mise en danger.
Ensuite, l'âge mûr, lorsqu'on prend conscience de ses responsabilités, qu'on devient adulte, prenant soin de soi, des siens... Bon, ma métaphore n'est pas tout à fait juste et ce qui se passe dans "la soif primordiale" est un peu plus compliqué, un peu plus accidenté que ce que je viens de dire. Reste que l'idée est là : on a quasiment un récit mélangeant le picaresque et le vampirique.
Ah, je ne peux hélas pas en dire beaucoup plus, mais la question amoureuse, disons plutôt les questions sentimentales, sensuelles et sexuelles, sont posées dans le roman de Pablo De Sentis, et de différentes façons. Une nouvelle fois, comment ne pas penser à Rice, même si, chez l'Argentin, la sexualité perd de l'ambiguïté qui l'habite chez l'Américaine.
Pas d'homosexualité latente, pas de tentations pédophiles, mais des questionnements, là encore. Car, et on est bien bien loin des bluettes "twilightées", la question de la relation à l'autre quand cette autre est bien vivante se gère de manière bien plus délicate. Amour ou sexe, amour et sexe, tout cela est intimement lié à l'état dans lequel se trouve la créature et à la fascination que cela exerce.
Et, toujours comme chez Rice, la question de la transmission se pose. Peut-on infliger ce qui a toutes les allures d'une malédiction à quelqu'un, même si cette personne le réclame ? Toujours des questionnements presque philosophiques qui ramènent à la qualification de l'état vampirique. Maladie ou malédiction, le mal est là, dans ces deux cas.
A moins, et l'on arrive au titre de ce billet, d'un questionnement spirituel, quasi religieux autour de cet état. Je n'entre pas dans les détails, mais un personnage, à la fois secondaire et pourtant clé de ce roman, allie ces différents aspects et s'interroge sur la possibilité que ce soit un bienfait, une bénédiction. En tout cas, en tant que manifestation surnaturelle, elle revêt les attributs du sacré... Intéressante réflexion...
Il ne nous reste que la question de la soif à aborder. Je rappelle que j'évoque Anne Rice à titre personnelle et que les liens que je fais sont des thématiques explorées à leurs manières par les deux auteurs, n'allez pas croire que De Santis a sucé le fluide de son inspiration chez la romancière américaine.
La soif, donc, puisqu'elle sert de titre à la version française du roman. De façon assez étrange et très bien menée, elle n'apparaît que doucement, elle s'insinue, insidieusement dans le récit, et en plusieurs étapes. Pablo de Santis utilise un artifice, mais il est tout à fait justifié parce que, justement, il permet aux antiquaires de demeurer au coeur de la société sans qu'on soupçonne leur présence.
Mais, la soif n'est pas tarie. Elle est tapie (quel sens de la formule ! Mais d'où sors-je tout ça ?). Et, à la moindre inattention, elle ressort. Elle se glisse dans la curiosité, dans la pénurie, dans la peur, aussi. Elle se répand dans le corps sans vie et l'envoûte pour le pousser à commettre le pire, l'irréparable, l'inconséquent, l'acte qui créera le danger...
Expérimenter, non seulement l'assouvissement de la soif, mais aussi la volonté pour qu'elle ne devienne pas pire qu'une addiction, car le mot est bien faible, voilà ce qu'il faut parvenir à faire. Dans cet ordre et quoi qu'il se passe. Faiblesse interdite, sinon, on bascule dans autre chose, on sort du cadre des antiquaires, on se révèle dans la partie la plus sombre de son état.
Entre recherche d'une raison de continuer à exister, d'accepter son nouvel état et les contingences qui l'accompagnent, la discrétion qu'il faut conserver, le regard des autres, les mythes qui alimentent ce regard, les risques que l'on encourt au quotidien et la maîtrise de son inextinguible soif, tous ces éléments vont contribuer au dénouement du roman de Pablo de Santis.
Un roman qui propose une fin ouverte. Ah, tiens, voilà longtemps que je n'avais pas râlé un peu. Je vois souvent des lecteurs se plaindre des fins ouvertes. Et pourtant, quel bonheur pour un lecteur, c'est à lui d'imaginer la suite, d'imaginer sa suite des événements. Vous avez carte blanche en fonction de la réception qui est la vôtre du texte, pour décider du contexte dans lequel évolueront les personnages que vous venez d'accompagner. Ne soyez pas passifs, élaborez votre vision du récit !
Ici, fin ouverte, donc, et, pour moi, plongée dans les plus profondes ténèbres. Le texte ne fait que suggérer, mais je ne vois pas de happy end possible à "la soif primordiale". Pourquoi ? Parce que les éléments concourent à cela, il n'y a pas d'échappatoire, simplement, pour reprendre notre métaphore, la fin d'un cycle, la fin d'une existence.
Mais pas la fin de tout.
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