vendredi 17 octobre 2014

"Un puriste de la cuisine funèbre, un gourmet du post-mortem".

Je suis gourmand, je le confesse... Et j'aime bien aussi dévorer des livres dans lesquels la cuisine, la nourriture, la gastronomie jouent un rôle. Si en plus, il y a quelques recettes qui mettent l'eau à la bouche, alors, c'est encore mieux. Notre livre du jour est un polar où la nourriture est... l'arme du crime, sans qu'on y ajoute un quelconque poison, attention. Non, c'est avec des plats que l'assassin tue. Et pas n'importe lesquels. Au-delà de cet aspect gourmand, si on peut dire, le romancier, comédien, animateur télé brésilien Jô Soares nous propose avec "les yeux plus grands que le ventre" une véritable chronique de son pays à la fin des années 30, alors que vient de s'installer la dictature de Getulio Vargas. Folio réédite en poche ce polar complètement déjanté, drôle et plein de fantaisie, avec une galerie de personnages hauts en couleurs.





Automne 1938. Le Brésil s'enfonce dans la dictature de Getulio Vargas, qui s'inspire des idées fascistes européennes. Un régime policier est en train de se mettre en place sous la férule du sinistre Filinto Müller, admirateur des idées nazies, et qui est loin de faire l'unanimité, même parmi ses propres services.

C'est dans ce contexte que sont découverts quatre corps dans un parc public de Rio de Janeiro. Au premier coup d'oeil, on pourrait penser que ces femmes ont organisé un pique-nique. Mais, de plus près, ce sont bien quatre cadavres. Les victimes sont des femmes qu'on a placées là complètement nues dans une macabre mise en scène. Et elles ont un point commun évident : elles sont, disons les choses telles qu'elles sont, grosses.

A l'autopsie, surprise bien peu agréable, ces quatre personnes ont littéralement été remplies de nourriture jusqu'à ce que mort s'ensuive. Et chacune a eu droit à une recette particulière, des desserts typiques de la gastronomie portugaise. Voilà une curieuse manière de tuer son prochain qui laisse désemparés les policiers chargés de mener l'enquête.

Ils sont deux, ces braves flics, Mello Noronha et Valdir Calixto. Le premier, sorte de Colombo brésilien, époux d'une ravissante jeune femme passionnée d'opéra ; le second, véritable dandy toujours tiré à quatre épingles et, disons-le d'emblée, pas bien malin... La nature hors norme de ce quadruple meurtre les laisse plus que perplexe...

Ils vont alors recevoir un renfort capital. Euh, je m'emballe peut-être un peu... Parce que, lorsque l'homme se présente à eux, les deux policiers imaginent mal ce qu'il va pouvoir leur apporter. Ce monsieur s'appelle Tobias Esteves et il gère une des chaînes de pâtisserie les plus en vue de la ville de Rio. Il a reconnu les recettes qu'a utilisées le tueur pour assassiner ses victimes.

Mais, Tobias Esteves n'est pas que pâtissier. Non, il est Portugais, exilé au Brésil après avoir été viré de la police pour une mauvaise blague, quelques années plus tôt. Et, dans son pays natal, de l'autre côté de l'océan, c'était un sacré bon flic. Un peu artiste, un peu foufou, un peu bavard, un peu porté sur la digression et les raisonnements alambiqués, mais un sacré bon flic.

Le trio, un peu farfelu, je ne vous le cache pas, aura le soutien inattendu d'une jeune femme, Diana, véritable aventurière, bien plus téméraire et tête brûlée que ces policiers bien propres sur eux. A eux quatre, ils vont partir sur la piste d'un tueur pas ordinaire dont la traque va leur demander bien des efforts et surtout, une perspicacité inégalement répartie...

Allez, je le dis tout de suite, je me suis énormément amusé à lire ce polar, qui n'est pas que cela. Je sais que certains lecteurs ont du mal avec le mélange des genres et que rire avec un polar peut déranger, alors soyez prévenus. Sachez également qu'on connaît le tueur des les premières pages et qu'on le suis dans ses tribulations assez comiques, elles aussi, malgré l'horreur de ses actes.

Ceci étant dit, revenons à notre billet. Oui, je me suis énormément amusé à la lecture du roman de Jô Soares qui allie personnages gentiment décalés, situations absurdes, satire sociale d'un Brésil en plein essor, malgré la dictature. Plusieurs récits se croisent au long de ces 300 pages qu'on avale goulûment, le parcours du meurtrier et l'enquête des policiers pour interrompre ses méfaits.

Mais aussi une étonnante balade dans le Rio de Janeiro de cette fin des années 30, en tout cas, dans les activités auxquels s'adonnent les Cariocas pour se divertir. Ainsi, indépendamment de la question gastronomique, au coeur de l'histoire, on se promène aux courses, de chevaux, mais aussi automobiles, à l'opéra, on fréquente les quartiers chauds... Et l'on n'oubliera pas, eh oui, le foot !

En 1938, se déroule la troisième Coupe du Monde, sur le sol Français, et le Brésil, emmené par sa première star de couleur, le génial Leonidas, fait partie des favoris. Les jours de match, la vie s'arrête car tout le monde reste près de la TSF. Ce média en pleine ascension, qui rythme la vie quotidienne des gens, mais aussi ce roman, au gré de ce qu'on appelle encore des réclames.

La façon de mettre en scène ces événements et ces sorties rappellent d'ailleurs les films des années 30 et cela contribue aussi au côté amusant de la chose, tout en en faisant, par instant, un véritable roman d'aventure. Le chapitre consacré au football, d'ailleurs, utilise quasiment des techniques de montage cinématographiques pour raconter plusieurs actions simultanées.

Difficile de vous parler ici de tout cela, il faut se laisser emmener par la main dans ses pérégrinations où l'on croise, pêle-mêle, des prostituées, une cantatrice, un ténor et un orchestre nazis, un clown de très petite taille, un speaker au débit inégalable, un médecin qui aurait mérité le Nobel et encore pas mal d'autres personnages burlesques.

Mais, évidemment, l'édifice repose surtout sur les personnages centraux que sont les flics, le tueur et Diana. Je brûle d'envie de vous parler de ce tueur à la fois cuisinier émérite, mélomane et surtout, complètement cinglé, mais non, il faut vous laisser la surprise de ce bonhomme qui appartient au genre de tueurs littéraires dont on se souvient longtemps...

Je n'en dis pas plus, passons aux autres personnages-clés. J'ai comparé plus haut Mello Noronhes à Colombo, plus pour son apparence, disons, négligée, que pour son sens de la déduction. Et, pour poursuivre la comparaison, il est mariée à la ravissante Yolanda dont beaucoup semblent se demander comment ils ont pu se plaire. Enfin, surtout elles...

Un couple complètement dépareillé, mais par amour, Mello est prêt à tout pour sa belle et tendre, y compris endurer d'interminables opéras, qu'il déteste proportionnellement à leur durée... Côté boulot, c'est le chef. Et, loin d'être un mauvais flic, il est parfois un peu dépassé, un peu "vieille école". Et surtout, c'est un vrai brésilien, pur sucre, qui a quelques difficultés avec la dimension portugaise de son affaire, on va y revenir.

Calixto Valdir, c'est le beau gosse de la bande. Fringué en permanence avec élégance, il affiche une carrure d'athlète. Un bon mètre 90 et une musculature qui a de quoi attirer l'oeil. Pourtant, Valdir a deux gros défauts ; c'est un trouillard, qui rechigne toujours à partir sur le terrain, ce qui, avouons-le, est un peu gênant pour un policier de la criminelle, et surtout, il n'est pas très finaud...

Vous me connaissez, je suis un garçon poli et de bonne composition, donc, je n'écrirai pas que c'est un parfait crétin, mais je le pense fort. Plus sérieusement, Calixto Valdir est un important ressort comique du roman de Jô Soares, par sa naïveté, sa lâcheté, son incompréhension permanente qui crée les quiproquos... Et par d'autres éléments que je vous laisse découvrir...

Enfin, il y a Tobias Esteves, sorte de Pierrot lunaire, d'artiste fait flic, prompt aux digressions les moins appropriés alors que le temps presse et à l'esprit d'escalier menant dans des impasses. Dans son pays natal, le Portugal, il était l'ami de Fernando Pessoa et a fréquenté Aleister Crowley, rencontre qui est à l'origine de sa disgrâce, malgré ses évidentes compétences.

Depuis son exil dans l'ancienne colonie d'outre-mer, il ne se consacre plus qu'à son héritage gastronomique, cette chaîne de pâtisserie qui appartenait à un oncle et dont il a fait un des endroits les plus appréciés de Rio. Mais, quand il découvre dans le journal les "armes" employées par l'assassin pour commettre ses crimes, il vient spontanément apporter son aide.

On sent bien que le travail d'équipe, en tout cas pour son activité policière, n'est pas forcément son fort. Tobias est un instinctif, un peu trop presque, car ses raisonnements alambiqués ont tendance à perdre tout le monde... Y compris lui-même... Pourtant, nul doute que c'est un bon flic, comme Mello, mais que cette affaire si peu ordinaire, fait ressortir certains de leurs défauts les plus marquants.

Mais le rôle de Tobias, c'est aussi de faire le trait d'union entre le Portugal et le Brésil. Jô Soares insiste sur les différences notables entre l'ancienne puissance coloniale et son ex-principal joyau, devenu indépendant depuis un peu plus d'un siècle. A travers la gastronomie, on découvre des différences culturelles fortes, au point d'être à la fois une vraie interrogation et un début de piste pour les enquêteurs.

J'ai laissé Diana à part, parce qu'elle n'est pas policière et que son parcours est très différents de ceux qui vont devenir ses acolytes. Petite fille riche qui ne vit que pour le risque et les émotions qu'il procure, elle est prête à tout, y compris à braver le danger. Et avec ça, un sacré caractère, qui ne supporte pas l'échec.

On la verrait volontiers damer le pion à Indiana Jones, cette jeune femme qui n'a pas froid aux yeux, quelles que soient les circonstances, et voudraient bien montrer qu'une "faible" femme peut tout à fait en remontrer aux plus machos. Elle est indéniablement l'atout charme du moment, et pas seulement pour sa silhouette. Non, cette fille-là, mon vieux, elle est terrible ! Et on la suivrait au bout du monde en se sentant protégé...

Mais, elle est aussi, avec Yolanda, l'épouse de Mello, un des rares personnages féminins de ce livre à correspondre aux canons actuels de la beauté, où le plantureux, pour ne pas dire plus n'est guère en vogue. Oui, je parle de notre époque, pas de celle où se déroule le roman. Et il est certain qu'en choisissant de martyriser des grosses, il n'y a rien de péjoratif dans ce mot, je le précise, Jô Soares piétine allègrement le politiquement correct.

C'est la goinfrerie dont se moque l'auteur, pas de l'obésité en elle-même. La corpulence des personnages, dignes des oeuvres de Botero, lui permet de forcer encore le trait et d'appuyer sa caricature. De jouer aussi sur les contrastes et les nuances. Pour ceux ou celles qui s'inquiéteraient, à titre personnel, et je ne suis pas mince, au contraire (mais je ne suis pas une femme, c'est vrai), je n'y ai vu ni mépris, ni misogynie.

La présence dans le roman du clown nain, pas épargné lui non plus par la plume acide de Jô Soares mais qui est un personnage attachant, au grand coeur et plein de courage, montre que l'auteur manipule les différences pour mieux créer le décalage. Maintenant, oui, il est fort possible que ce roman puisse être mal perçu. Personnellement, j'ai énormément ri.

"Les yeux plus grands que le ventre" est un roman plein d'érudition, en particulier sur la société brésilienne de la fin des années 30, parfaitement rendue. Mais c'est aussi une vraie comédie policière qui ne lésine pas sur la caricature pour parvenir à ses fins. C'est grotesque et même grand-guignolesque, par moments, et je suis assez friand, si j'ose dire, vu le sujet central, de ce genre de littérature.

Mais c'est aussi un roman plein de fantaisie et de trouvailles qui créent des scènes parfois totalement absurdes ou délirantes, à l'image de la scène à l'opéra, digne des productions des Zucker-Abraham-Zucker, créateurs de la série de films "Y a-t-il un flic...", autour du personnage incarné par Leslie Nielsen.

Et puis, il y a quelques recettes qui, une fois revenu à un contexte plus traditionnel et surtout à des proportions plus justes, ont de quoi mettre de l'eau à la bouche. Voilà une culture culinaire dont j'ignore tout. Et que je découvrirai volontiers. En particulier un chariot de dessert particulièrement alléchant... A consommer avec modération... Enfin, on essaiera !

1 commentaire:

  1. Je viens de terminer la lecture de ce roman érudit et farfelu ! Jô Soares signe encore une vraie pépite !

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