Ah, les séries... Je ne suis pas forcément un lecteur de séries, j'aime bien picorer, lire un one-shot, changer d'univers, etc. Mais, parfois, on tombe sur des perles qu'on a envie, régulièrement, de retrouver. C'est le cas avec les enquêtes du Mandarin Tân, qui nous emmènent dans le Vietnam du XVIIe siècle, à la découverte d'intrigues mêlant savamment histoire, coutumes, traditions, noirceur mais aussi loufoquerie, par moment (et je ne parle même pas de cuisine, non, je n'en parle pas...). J'ai déjà évoqué sur ce blog les trois premières enquêtes de ce magistrat issu de la paysannerie, atypique, intuitif, spécialiste des arts martiaux, très bon vivant et plus superstitieux encore. Avec "l'aile d'airain", quatrième volet de cette série signée Tran-Nhut et publiée aux éditions Picquier, c'est un épisode très personnel de la vie du jeune homme, car elle va toucher à son enfance et à sa famille. De quoi assombrir un peu plus l'atmosphère, d'autant que le contexte du pays tout entier, lui aussi, n'est pas idéal.
Les tensions politiques sont fortes, dans le Vietnam que nous découvrons. Le sud du pays envisage de plus en plus sérieusement de faire sécession et, même si le nord concentre richesses et pouvoir, cela n'a rien de rassurant pour les dirigeants. La possibilité d'une guerre civile grandit et le mandarin Tân, qui vit au nord mais est originaire du sud, a voulu retourner dans son village natal avant que cela devienne impossible.
Mais la prudence lui dicte de choisir de voyager incognito, au grand dam de son fidèle ami, le lettré Dinh, que le faste n'a jamais rebuté, bien au contraire. Pas de palanquin, cette fois, Tân se veut discret au moment de retrouver sa mère sans que ses fonctions mandarinales dans le nord l'exposent à quelques dangers supplémentaires (les routes du pays n'étant pas toujours très sûres).
Après un voyage un peu plus mouvementé que souhaité, Tân arrive enfin dans son village natal, où vit sa mère, qu'il n'a plus vue depuis des années. Mais les retrouvailles vont prendre un tour un peu particulier. D'abord, parce que la mère du mandarin semble avoir perdu la tête et confond son fils avec son époux, disparu 25 ans plus tôt. La ressemblance est frappante, certes, mais tout de même...
Et puis, parce que le village est sous forte tension. La nuit précédente, le contremaître Loc a été attaqué en pleine nuit. Attaqué est un faible mot. Violenté serait plus juste. La rumeur veut qu'il ait eu le malheur de croiser une con tinh, un démon femelle, qui l'a séduit, abusé et vidé de toute substance, enfin, si vous voyez ce que je veux dire...
Depuis, le contremaître Loc est dans un état comateux qui ne plait guère à sa patronne, la bien peu aimable Madame Perle, que la situation rend plus acariâtre encore, car non seulement elle ne peut plus compter sur le travail de son employé, mais doit en plus le loger, le nourrir et le soigner à ses frais... Et ça fait beaucoup, dans un contexte économique pas facile.
Mais, au-delà du cas de Loc, l'inquiétude ne cesse de croître aux alentours : le contremaître est la sixième victime du démon qui semble hanter les nuits au milieu des bambous... Alors, les affaires politiques entre nord et sud, vous comprendrez que ce n'est pas franchement la priorité du moment, alors que des hommes vigoureux subissent fréquemment les derniers outrages...
Pourtant, l'affaire va prendre un tour plus retentissant encore lorsque, en pleine fête du village, Loc meurt dans des conditions aussi affreuses qu'inexplicables. Cette fois, c'est plus fort que lui, Tân, tout en essayant de conserver la discrétion qu'il s'est imposée, retrouve ses réflexes de mandarin et décide d'enquêter sur tout cela.
Toutefois, le jeune homme est habité par une autre motivation, plus profonde et intense que sa légendaire soif de justice : beaucoup de choses depuis son retour le ramènent à son père et à la disparition mystérieuse de ce dernier. Et si c'était l'occasion de découvrir ce qui a pu arriver à ce père pour lequel Tân nourrit autant d'amour et de respect, que de rancoeur.
Le voilà donc en terre hostile, sans véritable mandat, menant l'enquête, encore une fois, pour démêler la réalité et la légende, le présent et le passé, la vérité et le mensonge... Et trouver enfin l'apaisement et le réconfort en sachant avec certitude ce qui a pu arriver à son père, dont le départ soudain a nui à sa réputation et à celle de sa famille.
J'ai vraiment une tendresse particulière pour ce duo improbable que forment le mandarin Tân et le lettré Dinh, quelque part entre Sherlock Holmes et Watson, d'un côté, et Laurel et Hardy, de l'autre. Le tout à la sauce vietnamienne. Toujours aussi mal assortis, ils sont pourtant incroyablement complémentaires et leur amitié indéfectible leur permet de combler ces différences essentielles.
Comme je l'ai dit plus haut, Tân est issu d'un milieu paysan et ses manières, parfois, s'en ressentent encore, quand Dinh, lui, est aussi à l'aise dans les couloirs des palais et les salles d'archives qu'un poisson-chat dans un aquarium (avant de terminer poché au gingembre dans le sucre de canne... Ah, zut, on n'avait dit qu'on ne parlait pas cuisine...).
Tân, c'est l'impétuosité, l'adresse, l'intuition, la force, la détermination, tandis que Dinh est le savoir, l'élégance, l'orgueil, aussi, mais également, plus prosaïquement, l'un des principaux ressorts comiques d'une enquête où son acolyte va s'absorber entièrement dans sa quête d'identité, au point de prendre des risques insensés. Tout ce que fuit, habituellement, le lettré, dont l'action sera tout de même, comme toujours, et souvent malgré lui, capitale dans l'élucidation de ces histoires...
Ce retour sur ses terres natales éclaire finalement un peu mieux la personnalité de Tân. Malgré son intelligence et sa perspicacité, il n'a jamais su se défaire de sa peur profonde pour des croyances que Dinh qualifie volontiers de superstitions. Cela traversait les trois premières enquêtes, c'est encore plus fort pour ce quatrième volet, puisqu'on retrouve le creuset qui en a fait l'homme qu'il est.
Au contact de ses amis d'enfance, ceux qui sont encore là, particulièrement Khoang, auprès de qui le futur mandarin a appris tant de choses sur la nature qui l'entoure et l'observation des animaux et des plantes, on retrouve un Tân nostalgique. Un enfant qui a dû grandir sans son père, on revient toujours à ça, et sans comprendre les raisons de cette si lourde absence.
Le personnage de Tân prend de la chair au cours de ce quatrième volet, et je ne parle pas de sa corpulence, qui n'entrave en rien sa souplesse (qui me fait honte, moi, le gros lourdaud). C'est un nouvel éclairage qu'on a sur lui et son portrait se complète de plusieurs lignes à la fois. Les fragilités et les fêlures ressenties dans les premiers volets, ce côté parfois sombre, aussi, prennent aussitôt un nouveau relief. On les appréhende différemment.
Et puis, il y a ce contexte historique très important. D'ailleurs, je ne vais pas trop entrer dans les détails de cette partie, car elle est étroitement liée avec une partie de l'intrigue. Mais, on peut toutefois évoquer l'un des aspects les plus importants : la possible partition en deux du pays, entre nord et sud. Forcément, vient à l'esprit une autre partition du même genre, quelques siècles plus tard...
Tran-Nhut, à travers sa série installée au XVIIe siècle, évoque aussi en filigrane les blessures d'un Vietnam plus contemporain. La menace politique latente qui plane au-dessus de "l'aile d'airain" est une des composantes fortes de ce roman, ne serait-ce que par l'impression de danger imminent qu'elle instille dès les premières pages du livre.
Tân, qui n'est pas du genre à craindre le danger, cette fois, se jette dans la gueule du lion avant même d'avoir une enquête à dénouer. Avec son statut de magistrat du nord, le risque d'être considéré comme un espion au sud est grand. Et tout son bagout, son intégrité ne pèseraient pas lourd dans de telles éventualités...
Enfin, il y a, comme toujours, ce petit côté fantastique que Tran-Nhut sait parfaitement distiller dans ces histoires. Je parle de fantastique pour entretenir l'ambiguïté, peut-être celle qui est la plus marquée dans cet épisode-ci. L'action de la con tinh n'est pas seulement une rumeur, cette fois. Tân, lorsqu'il s'y trouve confronté, n'est pas aux prises avec sa peur viscérale entretenue par son éducation empreinte de superstition.
Non, le lecteur en est témoin, cette fois, c'est tout autre chose... Et, pour la première fois, c'est aussi ses peurs enfantines, qui ont soudainement rejailli, que va devoir affronter le mandarin. Il y a plus qu'une quête initiatique, dans cette aventure, mais quelque chose de l'ordre du rite de passage. La lecture des tomes suivants dira si tout cela a changé Tân, mais je ne crois pas qu'il sorte indemne de ce retour aux sources.
Là encore, par ce biais, et quelques autres, Tran-Nhut nous permet de découvrir les traditions, les coutumes, l'imaginaire collectif populaire du Vietnam en intégrant tout cela à son récit. Ces enquêtes créent une fresque fascinante et dépaysante à souhait qui font voyager le lecteur et lui en mettent plein les yeux, mais aussi les narines et les papilles.
Je ne voudrais pas terminer ce billet en vous laissant l'impression que ce roman est seulement sombre. Tran-Nhut est capable d'offrir une galerie de personnages hauts en couleur et de situations loufoques qui permettent de mettre un peu de légèreté dans un univers qui pourrait rapidement virer à l'obscur. C'est toujours amené avec finesse et avec drôlerie.
Ici, ce sont quelques scènes de baston pleines de surprises, dont l'une, dès les premières pages, façon Astérix et Obélix avec les Romains des garnisons proche de leur irréductible village. Mais aussi les facéties, rarement volontaires, du lettré Dinh, imprévisible, même pour lui-même. L'humour est sans doute plus discret que dans les précédentes enquêtes, mais il demeure et c'est parfait ainsi.
Comme lors des trois premières rencontres avec Tân et Dinh, j'ai passé un très bon moment, plein de couleurs et d'exotisme, mais aussi de tension. L'intrigue est bien tressée et les ramifications des enquêtes vont mener Tân à une série de révélations bien plus effrayantes qu'on n'aurait pu l'imaginer. Et surtout, aux réponses dont il avait besoin.
Et, si l'on a vibré et ri, on terminera sur une note d'émotion très forte où l'armure de ce géant débonnaire de Tân va se craqueler. N'en doutons pas, bien vite, il effacera ces lézardes pour se lancer dans de nouvelles aventures, mais aucune, probablement, n'aura plus la portée si spéciale de celle-ci, dans ce sud en proie à des ambitions désordonnées.
J'affectionne particulièrement les livres de Tan Van Tran-Nhut. Les derniers, pourtant, sont un peu décevants. Les premiers livres ont été écrits à quatre mains, par les deux soeurs Tran-Nhut, ceci explique peut-être cela...
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