Le titre de ce billet est un extrait du titre "Brain Damage", un des derniers du mythique album "The Dark Side of the Moon", et on retrouve cette citation dans notre roman du jour. Elle m'a semblé bien résumer l'esprit de ce livre de près de 700 pages dans sa version poche, car elle s'applique à la totalité de ses personnages principaux. Pour moi, c'est une découverte, précision que je donne car "Police", de Jo Nesbo (désormais disponible chez Folio) est la dixième enquête de Harry Hole à paraître en France. Et, pour les obsédés du spoiler, sachez qu'il vaut mieux lire au moins "Fantôme" auparavant, car l'intrigue de ce livre découle directement, pour une bonne part, de cette enquête précédente. En ce qui me concerne, j'ai pris beaucoup de plaisir à lire ce roman noir, très noir, et je pense reprendre la série à son début. Car j'ai aimé le personnage ambigu de ce flic solitaire et cabossé qu'est Harry Hole, mais aussi le contexte d'une Norvège contemporaine qui n'a rien d'une carte postale...
La police d'Oslo est sur les dents : un de ses hommes est mort. Sorti pour une habituelle balade à vélo, il n'est jamais rentré chez lui. Et, lorsqu'on l'a retrouvé, le doute n'a pas été long avant de comprendre qu'il a été assassiné, de façon d'ailleurs très brutale. Rapidement, l'enquête va faire apparaître des faits assez troublants...
En effet, Erlend Vennesla a été tué sur un site qu'il connaissait bien : une scène de crime sur laquelle il avait travaillé des années plus tôt. Une affaire qui n'a jamais été élucidée. Pire encore, ce meurtre a été perpétré à la même date que le crime initial, comme un rappel macabre de cette histoire... La coïncidence est trop grande : la mort de ce policier a été soigneusement planifiée.
Directement visée, l'institution policière réagit aussitôt, du haut de la hiérarchie jusqu'au plus bas de l'échelle. En clair, c'est le branle-bas de combat : Gunnar Hausen, le chef de la criminelle de la capitale norvégienne s'attend à ce que son supérieur, Mikael Bellman, lui mette une sacrée pression. Car c'est bien la réputation de la police qui semble en cause dans cette affaire.
Pourtant, malgré les efforts consentis, l'enquête ne donne rien. Aucune piste, aucun indice solide, aucune intuition particulière... Une impuissance qui risque bien de passer rapidement pour de l'incompétence pure et simple aux yeux de la presse et de l'opinion si rien ne se produit rapidement. Mais, ce qui va arriver ne va pas redorer le blason de la police, bien au contraire.
En effet, après plusieurs mois, le tueur va se manifester à nouveau. Même mode opératoire : un policier tué sur une scène de crime non élucidé le jour anniversaire de l'événement... Effarés, les policiers réalisent qu'ils sont certainement face à un tueur en série qui a décidé de les prendre pour cible, de la plus cruelle des manières.
Une nouvelle fois, on se mobilise, au-delà même des services concernés. Par exemple, Katrine Bratt, désormais en poste à Bergen, et qui travaille pourtant sur un autre dossier, va fourrer son nez dans cette histoire de meurtres de flics. Et elle va réunir autour d'elles quelques-uns de ses collègues qui ont eu pour habitude de travailler avec Harry Hole.
Il y a là Beate Lønn et sa prodigieuse capacité à reconnaître les visages, Bjørn Holm et même le psy Ståle Aune, qui peine un peu à garder sa concentration, ces derniers temps, lorsque ses patients, même les plus étranges, viennent s'allonger sur son divan. A eux quatre, ils reforment une unité qui a fait ses preuves, mais qui n'a aucun mandat pour enquêter sur cette affaire.
Mais un seul être leur manque et tout semble dépeuplé... Alors que les critiques s'abattent sur la police et fustigent son incompétence, certains évoquent le nom de Harry Hole, bombardé sauveur providentiel, seul enquêteur capable de découvrir qui s'en prend aux flics d'Oslo. Sauf que Harry Hole n'est plus là...
Bizarre d'entamer un épisode d'une série dont l'un des éléments forts est l'absence du personnage central. Pourtant, est-ce le fait que je ne connaissais pas cette série avant, je suis parfaitement rentré dans cette histoire que Harry Hole habite, malgré lui, d'emblée. Même sans être là, et il flotte autour de cette absence une réelle ambiguïté, on ne semble parler que de lui ou presque.
Il faut dire, et pardonnez mon silence sur la question, mais ce serait trop en dire, que les raisons de son absence font partie intégrante de cette dixième enquête. Car les événements qui se sont déroulés à la fin du précédent roman, "Fantôme", ont des répercussions sur "Police". Reste à comprendre les tenants et les aboutissants de tout cela et à voir se dessiner des intrigues secondaires.
Elles sont assez nombreuses, d'ailleurs, ces enquêtes secondaires. On ne voit pas tout de suite le pourquoi de cette profusion, si ce n'est que l'histoire s'étale sur plusieurs mois et qu'il faut bien qu'il se passe quelque chose en attendant de nouveaux développements dans l'affaire centrale. Mais, peu à peu, on se frappe le front et l'on se dit : "Bon sang, mais c'est bien sûr" (oui, là, les moins de 20, 30 et même peut-être 40 ans sont largués, je sais...).
Oui, le point commun de toutes ces histoires en apparence secondaire, c'est qu'elles offrent des pistes viables pour trouver l'assassin des policiers... Comme dans un roman d'Agatha Christie, tout le monde devient potentiellement coupable, sauf qu'au lieu d'être rassemblé dans une pièce pour le débriefing final, il va falloir mettre la main sur les suspects, chose pas si aisée... Et en plus, il manque Poirot. Enfin, Hole...
Dans cette enquête très atypique, la construction joue un rôle très important. C'est une vrai mécanique d'horlogerie, vous savez, ces horloges astronomiques dont les rouages mettent également en marche des automates, des saynètes. Rien n'est anodin et les personnages qui s'animent sous nos yeux ont tellement de zones d'ombre qu'il est bien difficile de faire le tri.
"Police" est un roman très noir et très nocturne, également. Comme si la nuit semblait tomber pour de bon sur une capitale norvégienne gangrenée par bien des problèmes : violence, corruption, abus sexuels, incompétences manifestes, intrigues politiques... La liste des questions soulevées dans ces affaires est longue et inquiétante.
Mais, tous ces éléments qui semblent n'être au départ qu'un catalogue des maux endurés par l'institution policière d'Oslo, s'imbriquent peu à peu pour former une trame machiavélique dans laquelle les acteurs sont pris au piège comme d'une toile d'araignée. Et surtout, cela donne une tension qui va aller en empirant au fil des pages, des chapitres.
Et, avec la tension, monte le rythme. Ce n'est pas toujours le point fort des polars nordiques, ce n'est d'ailleurs pas forcément ce que recherchent ces auteurs, qui misent sur des dimensions plus psychologiques, mais ici, c'est différent. La dernière partie est menée tambour battant et emporte son lecteur dans un tourbillon.
Ou, plus exactement, dans une construction narrative qui essaye de retransmettre au lecteur la simultanéité des événements qui se déroulent en différents lieux sans qu'on tombe dans la confusion. Au contraire, tout est millimétré et l'on se croirait presque dans un épisode de "24 heures chrono", au point de se demander quand on va passer en split-screen, cette technique qui fait de l'écran de télé une mosaïque d'images.
Je dois dire que ce final m'a laissé haletant, car Nesbo fait feu de tout bois et parvient parfaitement à conserver ses atouts maîtres : les pistes sont toutes crédibles, les raisonnements cohérents et sans faille, les craintes justifiées, mais, comme dans ces jeux de labyrinthes où l'on doit suivre un chemin précis pour aller d'un point à un autre au milieu d'une multitude de sentiers, un seul fil d'Ariane mène à la solution, sans pour autant que les autres débouchent forcément sur des impasses.
Et puis, il y a Harry Hole...
Ah, que vous dire à son propos qui ne serait pas trop en dire ? J'ouvre un peu le bide du roman, là, alors, si vous craignez les spoilers, sans doute vous faudra-t-il sauter quelques paragraphes de ce billet... Oui, Harry Hole joue les Arlésiennes, mais vous vous doutez bien qu'on va finir par avoir de ses nouvelles...
En fait, tout concourt, c'est mon sentiment, à faire de "Police" un tournant dans la carrière de ce flic de littérature. A la fois sur le plan professionnel et personnel, mais aussi sur le plan humain. Ce personnage dégingandé, assez impressionnant avec sa haute taille et son visage si spécial, n'a rien des super-héros vitaminés de séries américaines.
Il n'est pas non plus juste un flic dont l'intuition est l'atout majeur. C'est quelqu'un qui donne de sa personne, qui va au charbon, qui prend des coups. Et qui en rend aussi. Mais, sans l'avoir connu auparavant, j'ai eu aussi le sentiment que c'était un homme introverti et tourmenté. Un solitaire qui n'aime pas la solitude, un être malmené qui essaye de prendre en main enfin son existence.
Et cela passe par des choix. Douloureux, comme ils le sont tous quand ils sont radicaux. Surprenants, aussi, parce qu'à contre-pied de ce que l'on croit connaître de lui. Mais, ce qui ne disparaît pas, ce sont les failles, profondes, du personnage, ainsi que ses zones d'ombre, car lui aussi en a. Et en cela il est un personnage intéressant, car il incarne le bien, pour faire vite, sans être monolithique et une incarnation de la morale.
C'est souvent le cas des enquêteurs scandinaves, et Harry Hole n'échappe pas à cette règle : il n'est pas parfait, il le sait et lutte contre des penchants qu'il lui faut en permanence maîtriser. Mais, là, dans ce cas précis, et l'on revient à ce qui s'est produit dans "Fantôme", il sait très bien qu'il a franchi, et sérieusement, la ligne jaune.
En quête de rédemption, Harry Hole ? Oui, d'une certaine façon. Mais surtout, il se sait pris au piège. Car il n'est pas le seul à savoir ce qui s'est passé et il sait que certains de ses adversaires ont la possibilité de le prendre au piège, de le faire tomber. A lui de trouver l'équilibre juste pour ne pas basculer et attendre le moment propice pour mettre à son tour en difficulté ces ennemis.
Non, Harry Hole n'est pas un ripou, il a agi pour des raisons qui, à ses yeux, étaient les meilleures. Et, pour être franc, on peut le comprendre. Mais, le résultat est qu'il se retrouve fragilisé, sur la touche. Un choix personnel qui va conditionner d'autres décisions très importantes. Il y a un avant et un après "Police" dans la carrière de Harry Hole. L'homme et le personnage aussi.
Au final, on a un roman où l'intrigue générale et le cas particulier du personnage central parviennent à se marier harmonieusement et le lecteur que je suis apprécie ce délicat équilibre. Il y a ce qu'il faut de noirceur sans pour autant étouffer toute lumière, il y a aussi la curiosité de voir comment Harry Hole entamera cette nouvelle étape de sa vie, de sa carrière.
Et puis, il y a l'envie d'en savoir plus, tout simplement, et de reprendre au début cette série. Histoire également d'avoir un autre regard sur "Police" et sur ce flic aux méthodes pas toujours orthodoxes mais à l'intuition sûre. Un personnage qui sait parfaitement qu'on ne fait pas d'omelette (norvégienne) sans casser des oeufs.
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