lundi 21 septembre 2015

"Une milice bien organisée étant nécessaire à la sécurité d'un État libre, le droit qu'a le peuple de détenir et de porter des armes ne sera pas transgressé" (Deuxième amendement de la Constitution des Etats-Unis).

Voilà une phrase qui a fait énormément couler d'encre ces dernières années, depuis, particulièrement, le drame de Columbine, cette fusillade meurtrière orchestrée par deux élèves dans leur lycée à la fin des années 1990. Ce deuxième amendement qui autorise donc chaque citoyen américain à porter une arme, comme au temps du Far West et donc, implicitement, à s'en servir... Notre roman du jour aborde ce thème à sa façon, en s'inspirant d'un véritable fait divers, mais pose aussi d'autres questions fortes. "Alabama Shooting", de John N. Turner, publié aux éditions de l'Aube, est un roman noir plus qu'un thriller, dont le personnage central est une femme dont il va falloir percer les mystères, les secrets et, dans la foulée, les motivation. Et, sans tomber dans le cliché qui veut que tout soit "la faute de la société", il est certain que la question de la place de la femme se pose clairement dans ce livre. Une découverte au final troublant...



12 février 2010. Une fin de journée comme les autres, à l'université de Huntsville, dans l'Alabama. Enfin, non, pas vraiment comme les autres, en fait. L'établissement est envahi de véhicules de police, du SWAT, l'unité d'intervention d'élite, et d'autres voitures aux gyrophares perçant la nuit qui tombe... Une drame s'est produit, ici.

Un drame comme, hélas, les Etats-Unis en connaissent régulièrement depuis une vingtaine d'années, maintenant. Une fusillade sanglante en plein coeur de cet établissement universitaire. Quelqu'un s'est introduit dans un des bâtiments et a ouvert le feu, laissant derrière lui plusieurs corps sans vie, et d'autres personnes plus ou moins grièvement blessées. Sans parler des traumatismes...

Dans la confusion, une femme est interpellée. Elle ne se trouve pas à l'intérieur du bâtiment, mais elle attend tranquillement à un arrêt de bus. Elle ne montre aucun signe d'agressivité, au contraire, elle semble surprise lorsque le policier qui vérifie son identité lui demande de la suivre. Elle ne résiste pas mais paraît ne rien comprendre à ce qui se passe. "Hébétée", se dit-elle...

Mais Joan Travers est bien la principale suspecte du drame qui s'est déroulé à l'université de Huntsville. C'est elle que les survivants désignent comme la personne qui a tiré sur les professeurs de l'établissement et en a tué trois. Un bilan qui aurait pu être bien plus lourd encore si l'arme utilisée ne s'était pas enrayée...

Malgré ces témoignages accablants, Joan Travers nie farouchement ce qu'on lui reproche. En fait, elle paraît n'avoir aucune conscience du drame qui s'est joué à Huntsville ce jour-là, et encore moins d'y avoir pris une part active... Cette journée s'est comme effacée de sa mémoire. Enfin, c'est ce qu'elle affirme lors des premiers interrogatoires.

Mais ses déclarations ne pèsent pas lourd devant l'ampleur du drame, l'émotion que de tels actes ont immédiatement provoquée et les témoignages apparemment incontestables qui la désignent. Alors, on ne la met pas seulement dans une salle d'interrogatoire, on lui fait comprendre qu'elle n'est pas prête de ressortir de là et que c'est la prison qui l'attend, jusqu'à son procès.

Incompréhension totale de Joan Travers qui nie, avec force, toutes les accusations portées à son encontre. En vain, cependant, car personne ne semble enclin à la croire et à remettre en cause sa culpabilité. La présomption d'innocence ? Aucune chance qu'elle s'applique à elle, c'est comme s'il y avait eu flagrant délit et que l'affaire était déjà réglée...

Malgré tout, il reste à comprendre le pourquoi de ce pétage de plomb. Déterminer les véritables motivations d'une femme de 45 ans, mariée, mère de 4 enfants, diplômée de Harvard, professeur de neurosciences, qui a sorti une arme sur son lieu de travail pour abattre ses collègues comme on tire sur des pigeons d'argile...

Eh oui, pour une fois, ce n'est pas un ou plusieurs élèves qui ont agi violemment pour faire passer leur mal-être adolescent en dégommant leurs camarades de classes. Non, c'est un professeur qui a craqué, et de la pire des façons, bien qu'elle refuse de reconnaître sa participation à ce massacre, que ce soit devant les policiers ou même face à son avocat commis d'office.

En fait, Joan Travers ne formule, et avec force, qu'une seule demande : voir ses enfants, ses trois filles et son petit dernier, Keith, enfin un garçon, elle qui en voulait tant un ! Une demande, évidemment, refusée par les autorités qui se heurterait, de toute manière, à la colère de Richard, le mari de Joan, qui ne veut plus entendre parler d'elle...

Que s'est-il vraiment passé à l'université de Huntsville, Alabama, ce 12 février 2010 ? Le lecteur n'en sait rien, il n'est arrivé sur place qu'après les faits. Et la seule personne qui puisse lui expliquer refuse d'avouer, se retranchant vers une espèce d'amnésie pas très crédible. A moins que... Eh oui, Joan Travers a des allures de coupable idéal. Alors, que s'est-il passé ?

Cette journée du 12 février va devenir le pivot du roman, qui alterne des chapitres antérieurs et ultérieurs au drame. Avec, comme maîtresse de cérémonie, enfin, comme narratrice, Joan Travers elle-même. Dans l'intimité, si on peut dire, de sa cellule, lors de ces interminables journées de détention où elle se laisse aller au désespoir, la principale suspecte entreprend de se raconter.

Et, pendant que d'autres enquêtent, statuent sur son cas, essayent de l'aider (le personnage de l'avocat, convaincu de la culpabilité de son encombrante cliente mais décidé, coûte que coûte, à lui éviter l'injection létale, est un protagoniste majeur même s'il apparaît relativement peu) ou l'ignorent carrément, on découvre qui est véritablement Joan Travers.

Et si c'était là que se trouvaient les réponses à toutes les questions posées par la fusillade du 12 février ? Dans cette vie en apparence ordinaire, dans cette carrière professionnelle qui a tout d'enviable, dans ces dernières années passées en Alabama, loin de cette Nouvelle-Angleterre dont est originaire Joan Travers ? C'est bien possible... A condition de lui faire confiance...

Je ne vais évidemment pas entrer dans le détail de cette existence, puisque c'est bien cela qui conditionne tout le récit. Néanmoins, sachez que rien n'est aussi simple qu'on pourrait le croire. Ce qui se dessine au fil des chapitres vient nous donner une image plus complète de la fragile Joan Travers, bouleversée par sa détention et sous le choc au point de ne plus se souvenir de la journée fatale...

"Alabama Shooting" repose entièrement sur ce personnage. Qui saura la cerner exactement, comprendra ce qui s'est passé dans les bâtiments de l'université de Huntsville ce jour-là. Mais, c'est bien sûr beaucoup moins évident qu'il n'y paraît au premier abord. Et, simplement à travers le récit autobiographique de Joan et l'incertitude, toute relative, qui plane sur la vérité des faits, le roman tient le lecteur en haleine.

John N. Turner qui, si je ne m'abuse, et malgré ce nom à l'américaine, est bien un écrivain français, s'inspire d'une véritable fusillade qui s'est déroulée dans cette université du sud des Etats-Unis. On peut même dire qu'il colle en grande partie aux faits tels qu'on les connaît. Le 12 février 2010, une certaine Amy Bishop a bien abattu trois de ses collègues à Huntsville.

Un conseil : n'allez pas chercher de renseignements sur cette affaire avant de lire le roman ou pendant votre lecture, parce que Turner a choisi de vraiment mettre en scène le parcours de Amy Bishop à travers celui de son personnage, Joan Travers, et vous découvririez ainsi certains éléments-clés de l'intrigue d' "Alabama Shooting".

Mais, John N. Turner n'a pas choisi d'écrire un "thriller du réel", comme peut le faire une Ann Rule (dont le regard sur cette affaire serait, à n'en pas douter, passionnant). Non, il propose une vision véritablement romanesque de ce drame. Essentiellement parce qu'il brode sur la vie et la personnalité de Joan Travers afin de nourrir son intrigue.

Le fait même de faire parler la principale suspecte place ce livre dans la catégorie fiction puisque le modèle, Amy Bishop, n'a, semble-t-il, jamais rien révélé de ses motivations profondes... En revanche, nous, on comprend de mieux en mieux Joan Travers et ce que l'on sait d'elle au final va forcément conditionner notre regard sur elle : circonstances aggravantes ou, au contraire, indulgence du jury ?

Mais, à travers son récit, John N. Travers pose quelques sujets de réflexion, à commencer par la question, si brûlante, de la libre circulation des armes aux Etats-Unis. On le sait, l'émotion qui succède à chaque meurtre de masse sur le sol américain fait qu'on parle d'une remise en cause de ce Deuxième Amendement, auxquels tiennent pourtant farouchement bien des citoyens US.

Barack Obama, sans pour autant attaquer frontalement la question, a régulièrement évoqué cette question au cours de son second mandat. Mais quel président osera abroger cet amendement ? L'attachement aux armes des Américains est tel qu'on voit mal comment la pilule pourrait passer, même après de nouveaux drames, comme celui de l'école primaire de Newtown, Connecticut, à la fin de l'année 2012...

Reste que la tuerie de Huntsville est bien une conséquence aussi de cette libre circulation. Oh, l'actualité en France regorge aussi de faits divers dans lesquels on voit bien que, malgré l'interdiction légale, se procurer des armes, y compris des armes lourdes, n'est pas si difficile, mais au moins, on ne laisse pas Monsieur et Madame ToutleMonde posséder son arsenal au grand jour.

Malgré tout, il serait peut-être un peu trop simple, voire simpliste, de considérer que le Deuxième Amendement est la seule explication au drame de Huntsville. Je n'entre pas dans les détails, rassurez-vous. Simplement, si la possibilité de se procurer des armes (une situation qui est présente à plusieurs reprises au cours du récit de Joan) a facilité son geste, il ne l'explique pas.

Reste un second point qui, lui aussi, traverse "Alabama Shooting". C'est la place de la femme dans la société américaine, plus largement, sans doute occidentale. Et, à cette partie, il nous faut intégrer un autre personnage, secondaire et pourtant fondamental : la mère de Joan Travers. Je ne vais évidemment pas entrer dans les détails, mais la personnalité de cette femme est tout sauf négligeable.

La relation entre la mère et la fille est l'un des axes centraux de la partie autobiographique du roman. Et, si comme pour la question des armes, elle n'explique pas tout, il est évident que cela joue un rôle dans les événements. Un rôle dont on ne va mesurer la véritable ampleur en toute fin d'histoire. Et nul doute que, si Joan Travers avait été un homme, elle n'aurait pas tué ses collègues.

On débat souvent de l'influence des médias, du cinéma ou des livres sur la réalité, on oublie que c'est d'abord la réalité qui les nourrit. Bien ou mal, c'est un autre débat. Mais force est de constater que ces meurtres de masse, qui se sont multipliés en Amérique depuis 20 ans, ont donné du grain à moudre aux créateurs.

Gus Van Zant et son hypnotique "Elephant", Michael Moore, mais aussi Lionel Shriver, pour un roman qui, à mes yeux, reste la référence en la matière ("Il faut qu'on parle de Kevin", à lire absolument) sont les exemples les plus fameux. Avec tous, à leur façon, un point commun : les questionnements qui demeurent au final, l'incapacité à comprendre le passage à l'acte.

"Alabama Shooting" entre dans cette catégorie, des romans qui s'emparent de ces faits divers pour les décortiquer, les autopsier et essayer d'apporter un début d'explication à ce genre de drame récurrent. Si le roman de John N. Turner, qui n'entre pas dans le même genre littéraire que le roman de Lionel Shriver, me paraît un peu inférieur à "Il faut qu'on parle de Kevin", il ne cherche pas la généralité.

C'est un cas particulier auquel s'attaque le romancier, celui de cette femme qu'on cerne mal, Joan Travers, qu'on va essayer de comprendre au fil des 250 pages du livre, et sur laquelle, au final, on doit se faire un avis. Je ne vais pas vous donner le mien ici, en tout cas pas de manière explicite, il ne faut pas vous influencer.

Les informations dont nous disposons et qui, cherry on the cake, n'émanent que d'une source, la principale intéressée elle-même, ce qui n'est peut-être pas anodin, ont besoin d'un autre point de vue pour être examinées avec recul. En faisant de son personnage central une coupable en puissance, John N. Turner ne choisit pas la facilité.

Car longtemps, on se demande si elle est bien coupable ou si on se prépare à un twist gigantesque qui fera s'effondrer tout l'édifice de l'enquête, à commencer par les évidences. Malgré tout, Joan Travers n'est certainement pas un personnage sympathique, ce qui n'arrange pas son cas. Son désespoir, lorsqu'elle est derrière les barreaux, touche, mais cela suffirait-il si le lecteur était juré ?

Bref, voici un roman efficace, pour qui aime le roman noir, les intrigues psychologiques et les rythmes qui prennent leur temps pour dévoiler les tenants et les aboutissants. Même lorsque l'on croit tenir un bout de fil d'Ariane, il est compliqué de le relier à quoi que ce soit, d'en tirer des conclusions, et c'est ce qui fait tout l'intérêt de cette histoire.

A l'arrivée, on ressort avec les méninges qui tournent comme des hamsters dans leur roue. Parce qu'il faut différencier le cas particulier de Joan Travers, sur lequel on se doit de se pencher, des questions générales évoquées plus haut. Oh, en France, je ne crois pas qu'il y ait beaucoup de gens favorables au Deuxième Amendement. Mais son abrogation réglerait-elle tout ?

Quant aux questions sur la condition féminine, là encore, il est nécessaire d'y réfléchir, et pas seulement avec l'Atlantique entre nous et le sujet. Le cas de Joan Travers n'est pas uniquement une question américaine, je l'ai déjà dit. C'est tout un mode de vie, tout un pilier d'une civilisation qui doit être remis en cause. Sans que cela exempte pour autant Joan Travers de sa responsabilité et de ses ambiguïtés...

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