J'ai choisi ce titre la semaine dernière, il résonne bizarrement, ce lundi soir, au moment de le lire. Mais on est pile dans l'un des thèmes centraux de notre roman du jour. Le premier thriller d'un auteur qui frappe un grand coup d'entrée, en abordant et en entremêlant plusieurs sujets qui agitent notre société et pas seulement la nôtre. De la macro à la micro observation, pourrait-on dire, avec quelques surprises qui tombent sur le lecteur au moment où il s'y attend le moins. Avec "Terminus Belz" (disponible en poche chez Points), Emmanuel Grand nous emmène dans un coin de Bretagne pas si paisible que cela et fait peser sur son personnage central des pressions s'exerçant de plusieurs manières différentes. Un thriller qui a, par moments, des allures de huis clos, oppressant, sombre et violent, tout en y intégrant une chronique sociale forte.
Marko est Ukrainien. Il a grandi près d'Odessa mais la vie minière ne le tente pas plus que ça. Alors, un jour, il décide de partir vers des cieux, pense-t-il, plus clément. Pour cela, il va payer des passeurs, membres d'un gang roumain, qui font payer cher le droit de passer quelques frontières en direction de cette Europe occidentale aux allures d'eldorado.
Avec trois de ses compatriotes, deux hommes et une jeune femme, il s'embarque donc à l'arrière d'un poids lourd, en espérant arriver à bon port. Mais le voyage tourne mal et c'est en fugitifs que les Ukrainiens se retrouvent sur le territoire français. Ils savent que les responsables du gang vont vouloir les retrouver, alors, ils décident de se séparer et de suivre chacun son chemin.
Pour Marko, ce sera plein ouest. Voilà comment il échoue dans un bar de Lorient, face à l'océan. Il parle assez bien français, langue qu'il a étudiée à l'université, mais il doit faire avec cette absence de papiers en règle qui, il le sait, pourrait lui valoir un billet de retour illico. Tout en gardant la menace qui pèse sur lui en tête, il cherche du boulot.
Une offre, glanée dans la presse locale, attire son attention ; on cherche un marin pêcheur, sur l'île de Belz, juste en face de Lorient. A peine a-t-il appelé que, à l'autre bout du fil, on lui offre le poste. Marko y voit une aubaine, lui qui a à peine posé le pied sur un bateau de toute sa vie et n'imagine pas à quel point cette vie est dure, éreintante.
Dès la traversée en ferry, il comprend que ce ne sera pas facile : Marko n'a manifestement pas le pied marin et vide tripes et boyaux sur le quai, à peine descendu. De quoi faire une magnifique première impression, devant nombre de marins de l'île, pas franchement ravis de voir débarquer un étranger pour prendre un poste qui aurait convenu à un des gars du cru...
Si Marko est bien accueilli par son nouveau patron, Joël Caradec, un taiseux qui n'a pas l'air commode, en revanche, une altercation se produit avec un autre des marins de Belz, Patrick Jugand, qui s'emporte contre son arrivée. Il faut l'intervention autoritaire de Caradec pour que la tension redescende un peu. Sans pour autant disparaître.
Caradec comprend vite que Marko n'a rien d'un marin et l'Ukrainien lui raconte son histoire tourmentée. Les deux hommes décident alors de faire passer Marko pour un citoyen grec, histoire d'éviter tout problème. Mais Marko s'accroche, tout en restant la cible des critiques virulentes des marins de l'île de Belz.
C'est alors que Patrick Jugand est sauvagement assassiné... De précaire, la position de Marko devient de moins en moins tenable. Malgré tout, le jeune sans-papier reçoit un peu de soutien de certains habitants de l'île, mais d'autres regards pèsent de plus en plus lourd sur lui. Alors que la menace roumaine paraît se rapprocher elle aussi, l'île de Belz commence à ressembler de plus en plus à une nasse qui s'est refermée sur lui...
Deux éléments forts viennent s'entrechoquer dans ce premier roman, deux misères, appelons-les choses par leur nom : celle des réfugiés clandestins qui fuient une vie dans l'impasse en croyant que ce sera plus facile ailleurs ; et celle des marins bretons, dont l'activité est en grave crise, les coûts prohibitifs, alors que les recettes ne cessent de décroître.
Marko tombe de Charybde en Scylla, découvrant ces gens en détresse, qui noient leur malheur dans l'alcool, en colère contre le sort et pas seulement lui, fier de ce qu'ils font, mais ne réussissant plus à en vivre, souffrant des horaires de dingues et d'un découragement qui les ronge... Sont-ils tellement différents des personnes qu'il a quittées et laissées derrière lui, dans son Ukraine natale ?
Même sans Marko, l'ambiance sur l'île de Belz est oppressante. Une étincelle, et tout peut s'embraser. L'Ukrainien, même son sa fausse identité grecque, va cristalliser les ressentiments qui agitent la micro-société de l'île. Cette espace insulaire aurait parfaitement pu être le cadre d'un thriller à lui tout seul, car ce rocher est une poudrière.
Mais, Emmanuel Grand vient pourtant y lancer le bouc émissaire parfait : l'étranger. Qu'il soit Grec ou Ukrainien, peu importe, au final ; un continental aurait peut-être produit le même effet, d'ailleurs. On le voit avec le flic en charge de l'affaire, nouvellement arrivé en Bretagne, et qui peine à saisir les subtilités de l'île...
De la même façon, les soutiens que va recevoir Marko n'appartiennent pas à la communauté des pêcheurs. A l'exception de son patron, Caradec, avec qui il noue une relation de confiance. Mais l'homme est à part, en colère lui aussi, et se tient à l'écart de ses confrères. D'une certaine façon, en embauchant Marko, il les emmerde, pardonnez-moi le mot, et ça lui plaît.
Le meurtre, qui ne se produit pas tout de suite, bouleverse encore la donne, renforçant les clivages, exacerbant les rancunes, accentuant les peurs, laissant redouter des représailles... Pour quelqu'un qui espérait se faire oublier, c'est raté et Marko va devoir prendre les choses en main pour comprendre ce qui a pu se passer, tout en surveillant, comme il peut, l'éventuelle arrivée d'un tueur roumain qui ne lui laissera pas autant de chance que les marins...
La poursuite, si on peut parler ainsi, est une intrigue secondaire, puisqu'on la suit en pointillés, mais elle est importante. D'abord parce qu'elle lance l'intrigue. Sans l'incident au cours du voyage, Marko n'aurait probablement pas choisi de filer au plus loin à l'ouest, pas tout à fait de l'Oural à l'Atlantique, mais pas si loin, de l'Orient à Lorient...
Par la suite, cela devient l'épée de Damoclès oscillant au-dessus de la tête de Marko qui sait que, très probablement, si le crin lâche, il n'aura pas le temps d'anticiper... Mais il sait qu'on est à sa recherche et ce n'est pas fait pour arranger la situation d'un homme déjà aux abois, qui se retrouve au coeur d'une société dans laquelle il n'est pas le bienvenu.
Emmanuel Grand fait monter son suspense avec habileté, en ajoutant au drame et aux tensions insulaires, l'inquiétude liée à cette menace du gang, bien réelle. La force du thriller s'exerce selon deux axes qui viennent prendre un étau un Marko de plus en plus déboussolé, qui essaye de résister à la peur qu'il ressent, pour lui, pour les siens, et à l'envie de quitter l'île, qui grandit en lui.
Oeuf et fouet, la neige monte, belle, ferme, si je puis dire. L'intrigue prend corps et le lecteur se prend au jeu. C'est alors que Grand abat une autre carte, un atout qu'on attendait pas : un zeste de fantastique. Je n'ai volontairement pas écrit le mot en introduction et je ne vais pas m'étendre sur cet aspect-là, car il mérite qu'on le laisse dans l'ombre.
On pourrait croire que c'est trop, que c'est l'ingrédient surprise qui va rendre le plat indigeste, mais pas du tout. Cela pimente l'intrigue, au contraire, en y ajoutant de nouvelles incertitudes. On se sentait déjà à l'étroit sur cette île, on commence sérieusement à étouffer parce que tout, chacun devient une menace potentielle, et peut-être même impossible à cerner, surnaturelle...
Dans les eaux tumultueuses de l'Atlantique, Emmanuel Grand mène parfaitement sa barque. Lui sait où il va et il tient bon le cap, alors que le lecteur se demande où il va et comment Marko va pouvoir se sortir de tout cela, entre victime en sursis et coupable désigné. La tension ne tombe jamais, jusqu'à un dénouement assez surprenant lui aussi, qui ne plaira pas forcément à tous.
L'auteur nous transporte sur cette île. Précisons qu'il n'y a pas d'île de Belz. Une commune du Morbihan porte ce nom, mais elle se trouve sur le continent. Emmanuel Grand l'a avoué dans des interviews donnés lorsque le livre est sorti, c'est l'île de Groix qui lui a inspiré le décor principal de "Terminus Belz".
Et on y est, vraiment. Les scènes en mer, comme les scènes à terre sentent l'iode, les embruns, le désespoir, aussi. Une terre rude, pour des hommes rudes, mais qui semblent avoir subi l'érosion autant que la roche et ne savent pas vraiment de quoi est fait leur avenir. Un caillou auquel se rattache des hommes à la dérive, qui ont parfois dû renoncer à leurs bateaux et bossent au jour le jour, quand c'est possible...
C'est un roman sur les racines, qu'elles soient encore profondément attachées à un sol, comme ces Bretons qui tiennent tant à leur terre et à leur culture, ou qu'elles soient déchirées, comme Marko, contraint de tout quitter pour une destination aléatoire. En temps de crise, et au-delà de tout ce qui se passe en France ces jours-ci, l'accueil n'est pas toujours chaleureux pour celui qui vient d'ailleurs.
Les marins de Belz n'ont pas le beau rôle, dans ce roman. On compatit évidemment à leurs difficultés, mais leur agressivité vis-à-vis de Marko n'en fait guère des personnages sympathiques, de prime abord. Et, d'une certaine façon, le lecteur est logé à la même enseigne que Marko : lui non plus n'est pas de l'île de Belz.
Certes, on ne subit pas, à travers les pages, la colère des marins, mais, si je place le lecteur aux côtés de Marko, c'est parce que, comme lui, on manque de référence quant à la vie de cette société à huis clos, où tous se connaissent, où les secrets n'en sont pas vraiment, sauf pour qui n'appartient pas à ce petit monde.
C'est cela que va devoir découvrir Marko : ce qui se cache réellement sous les visages burinés, usés, des marins de Belz, ce que l'on redoute, ce que l'on fomente... Les alliances, les inimitiés, les rivalités... Tout un lien social tissé depuis des années qu'il va falloir intégrer le plus vite possible et sans compter sur personne ou presque pour l'y aider.
Reste désormais à savoir si Belz sera vraiment le terminus pour Marko, mot qui prend une sonorité bien lugubre et inquiétante, lorsqu'on entame le livre. Qui portera le coup fatal à Marko ?, se dit-on. Sera-t-il rattrapé par le tueur fou lancé à ses trousses ou succombera-t-il aux rancoeurs océanes qu'il a réveillées ? Réponse au bout des 395 pages de ce premier roman convaincant...
Merci Joyeux Drille pour votre lecture attentive et rendez-vous en janvier pour un nouvel opus.
RépondreSupprimerEG.
Merci à vous de passer par là. Le petit dernier est déjà arrivé, mais je voulais lire "Terminus Belz" avant et "les salauds devront payer" me feront passer, je n'en doute pas, un des premiers bons moments de lecture de 2016.
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