jeudi 18 février 2016

"L'oubli n'existe pas".

Le titre de ce billet est une phrase qui revient comme un leitmotiv dans notre roman du jour. Et c'est aussi un des grands thèmes de ce livre, avec un corollaire, dont nous parlerons plus en détail dans le développement à venir. Mais cette lecture sera aussi l'occasion une figure littéraire méconnue du XIXe siècle, personnage excentrique et visionnaire, dont l'influence est sans doute bien plus grande qu'on ne l'imaginait à son époque. Cet homme, c'est Thomas De Quincey et c'est lui que David Morrell, créateur du personnage de Rambo, il y a plus de 40 ans, a choisi pour devenir le principal protagoniste de son dernier thriller, "Portrait de l'assassin en artiste" (aux éditions Marabout). Et, aux côtés de l'écrivain, il nous emmène en voyage dans le Londres victorien des années 1850, reconstitué avec précision. Des quartiers les plus chics aux recoins les plus sombres de la capitale de la première puissance mondiale de l'époque...



Dans moins d'un mois, l'année 1854 touchera à sa fin. Dans deux semaines, Londres fêtera Noël. Mais, en cette froide soirée, des événements terribles vont se produire à proximité des docks. Un véritable massacre, une vision d'épouvante pour les personnes présentes. Une famille entière assassinée avec la plus grande violence...

Aussitôt, la panique s'étend, alors que la police arrive sur place. Il semble que le drame vienne à peine de se dérouler, peut-être le tueur a-t-il même été dérangé, alors, l'inspecteur Sean Ryan se lance dans une poursuite qui restera vaine, malgré quelques indices retrouvés malgré l'obscurité. Voilà la police avec une affaire atroce à gérer et une colère grandissante à juguler dans la population.

Les faits qui se sont déroulés ce soir-là ont de quoi marquer grandement les esprits. D'autant que les meurtres ont eu lieu tout près d'un endroit à la sinistre réputation : Ratcliffe Highway. Là, en 1811, un homme avait tué une famille dans des circonstances assez proches et un déferlement de violence inouï, terrorisant tout le pays.

Ce fait divers, qui avait fait longuement la une des premières gazettes, s'est peu à peu effacé des mémoires. Mais, par hasard, Ryan et l'agent Becker qui le seconde dans cette épineuse affaire, apprennent qu'un certain Thomas De Quincey a décrit en détails et avec une effroyable précision ces meurtres dans un ouvrage intitulé "De l'assassinat considéré comme un des Beaux-Arts".

Dans ce livre, De Quincey met en scène une étrange société rassemblant des esthètes dont les discussions portent sur les crimes les plus spectaculaires, afin d'évaluer leur dimension artistique. Cet ouvrage est rédigé avec une tonalité humoristique très noire, Une réédition du livre vient justement de paraître, avec le développement consacré aux meurtres de Ratcliffe Highway et De Quincey est justement à Londres...

La coïncidence est trop grosse pour ne pas être prise en compte. Les policiers se mettent donc à la recherche de l'écrivain et finissent par le croiser alors qu'il se promènent avec sa plus jeune fille, Emily, dans les rues de la capitale. Et, si le petit bonhomme qu'ils trouvent en face d'eux ne leur paraît pas capable d'une telle folie furieuse, ils pensent tenir une piste très importante.

En 1854, Thomas De Quincey a 69 ans. Il est veuf et vit avec Emily, qui n'a pas encore 20 ans, à Edimbourg. Toute sa vie, il a tiré le diable par la queue, fuyant régulièrement ses créanciers en déménageant à la cloche de bois à plusieurs reprises. Et, s'il est venu à Londres, c'est aussi pour s'éloigner de la ville écossaise où les huissiers sont une nouvelle fois à ses trousses.

De Quincey a en fait saisi une opportunité de revenir à Londres, ville où il n'a plus mis les pieds depuis très longtemps : la réédition de ses livres, donc, mais surtout, une mystérieuse invitation tombée à pic. Et voilà qu'on le soupçonne d'être un assassin, le pire que la capitale britannique ait connu ! Shocking !

Il faut ajouter un élément à ce rapide portrait de l'écrivain, et un élément fondamental : Thomas De Quincey est un toxicomane, accro depuis des décennies à l'opium. Il consomme du laudanum comme vous et moi vidons des bouteilles d'eau. Des doses à terrasser un cheval qu'il encaisse sans broncher. Et dont il a besoin, sous peine de sévères crises de manques.

Cette expérience, il en a tiré un livre, peut-être son plus célèbre, "Confessions d'un mangeur d'opium anglais", dans lesquels il évoque les plaisirs liés à la prise de drogue, c'est vrai, mais où il insiste aussi énormément sur les souffrances qu'engendre l'addiction. Mais, peu importe, pour beaucoup, à commencer par les autorités, il n'est qu'un drogué, et qui sait ce que peut faire un drogué ?

Tous ces éléments mis bout à bout font de Thomas De Quincey le coupable idéal du quintuple meurtre du 10 décembre 1854.  S'il veut éviter la prison, il va lui falloir démontrer son innocence lui-même. Et vite. Car, en 1811, le meurtrier de Ratcliffe Highway avait récidivé dans une taverne 12 jours après ses premiers crimes. Et l'écrivain ne croit pas que, cette fois, le tueur attendra aussi longtemps...

J'ai voulu prendre le temps de planter le décor de ce roman, parce que je pense que Thomas De Quincey n'est pas un écrivain dont le nom parle au plus grand nombre. Pourtant, ses écrits vont influencer Poe et Baudelaire, par exemple, ou, plus récemment, des auteurs de fantasy et de steampunk, comme Fabrice Colin et Mathieu Gaborit, ou encore Raphaël Albert.

On le considère aussi désormais comme un précurseur de Freud et comme l'inventeur, dès les années 1820, du concept de subconscient. Je signale encore ces éléments, parce que David Morrell en fait l'un des points névralgiques de son roman : et si la toxicomanie de Thomas De Quincey n'avait pas d'abord pour but, même inconsciemment, d'effacer de sa mémoire les plus mauvais souvenirs qui le hantent ?

Oh, vous commencez à me voir venir... Le titre du billet, oui, on y est, "l'oubli n'existe pas", répète Thomas De Quincey. L'opium ne fait qu'effacer provisoirement ce passé que l'écrivain voudrait oublier, en vain. Et ce passé s'accompagne d'une sourde culpabilité qui ronge De Quincey depuis tellement longtemps qu'il lui faut des doses de laudanum de plus en plus fortes pour l'endormir quelques instants...

Les événements (évidemment fictifs) que raconte "Portrait de l'assassin en artiste" ne font que raviver plus douloureusement encore cette culpabilité. A quoi tient-elle exactement ? Ah, ça, il vous faudra lire le roman, parce que, évidemment, cela fait partie des éléments-clés de l'histoire. Et puis, vous découvrirez par la même occasion que cette thématique s'étend bien au-delà de ce que je viens d'écrire.

Mais ce n'est pas le seul aspect très intéressant qui entoure Thomas De Quincey. Même s'il s'avère être incroyablement en avance sur son temps, il n'en reste pas moins un personnage du passé. Né en 1785, il a connu Londres au tout début du siècle, dans des conditions terribles, sur lesquelles il revient dans le cours du roman. Un vrai personnage à la Dickens, avant même la naissance de celui-ci !

Lorsqu'il remet les pieds à Londres, au début du livre, cela fait un bail qu'il n'y est plus venu. Et, sous l'impulsion de la Reine Victoria, la ville a beaucoup changé. Mais pas que la ville, le monde est en pleine mutation. On est entré de plein-pied dans la Révolution industrielle et le progrès est en marche. Et on s'en rend compte dans le récit par plein de petits détails, d'innovations récentes...

Thomas De Quincey se sent dépassé, un peu écrasé aussi, par ce qui est alors la plus grande ville au monde, avec ses quatre millions d'habitants, et la capitale du plus gigantesque empire de tous les temps. Une puissance économique qui va propulser, avec l'avènement de la vapeur, le monde dans une nouvelle ère, promis, on arrête ici le cours d'histoire économique...

Mais c'est à autre chose dans le livre qu'on mesure ce progrès. A la vitesse de propagation de la terreur. Oui, je sais, dit comme ça, c'est un peu étrange... En 1811, les crimes de Ratcliffe Highway (qui ont vraiment eu lieu) ont provoqué une incroyable panique dans les îles Britanniques. Et ce, malgré (ou à cause de) la lenteur de l'information.

Entre transports rudimentaires et presse encore peu développée, le terrible fait divers avait suffi à effrayer tout un peuple. Mais, plus de 40 ans plus tard, les choses ont bien changé. La presse a grandi et touche de plus en plus de monde. Et surtout, de plus en plus vite, grâce au télégraphe. Un des enjeux du roman de David Morrell, c'est la panique que peut provoquer un tueur en faisant peser sur tout un chacun une menace potentielle invisible et imminente.

Indirectement, tout cela pose aussi la question de l'écriture et de ce qu'un écrivain met dans son livre. Ainsi, "De l'assassinat considéré comme un des Beaux-Arts", livre extrêmement provocateurs, traitant avec légèreté de crimes atroces, peut parfaitement être mal reçu par les lecteurs. Certaines situations m'ont frappé dans la première partie du livre, concernant cela.

D'abord, l'assimilation de l'auteur à ce qu'il écrit, phénomène qui subsiste encore, il faut le dire. Vous écrivez des choses perçues comme monstrueuses, alors, vous êtes un monstre. En lisant le roman de Morrell, qui semble dans cette partie-là se poser ces questions fortes pour un auteur de thrillers, j'ai repensé aux plus récents livres de Maxime Chattam qui y développe cette thématique de l'écrivain face au mal...

Bien sûr, l'époque est différente, nous devrions, nous, lecteurs, appréhender les choses avec plus de recul et d'habitude. Mais, à l'époque de Thomas de Quincey, le roman policier n'est même pas encire inventé, le genre d'ouvrages qu'il publie est donc reçu brut de décoffrage. Et l'addiction à l'opium, contraire à toute morale qui se respecte, ne fait que renforcer cette idée.

Au-delà de ces éléments narratifs, David Morrell nous plonge dans le Londres des années 1850. C'est lui qui insiste sur cet aspect dans les annexes. Les lieux visités (outre les scènes de crimes, évidemment imposées par l'intrigue) sont emblématiques de l'époque et de la puissance britannique et du rayonnement de sa capitale.

On trouve donc des descriptions, qui ne sont pas aussi longues que chez Balzac, rassurez-vous, mais le Londres de 1854 est véritablement un personnage du roman autant que son décor. C'est aussi la description d'une ville à la fois à la pointe de la modernité et du bien-être, avec ses immenses parcs et ses lieux de loisirs, mais aussi sa facette plus sombre, des quartiers où la pauvreté fait des ravages. Deux parties à la fois si proches et qui paraissent tellement éloignées...

Un petit conseil, si l'envie vous prend de vous lancer la lecture de "Portrait de l'assassin en artiste" et si vous n'avez, comme c'est mon cas, pas lu auparavant les oeuvres complètes de Thomas De Quincey : cherchez une biographie de l'auteur sur internet, ainsi que sa biographies, avec quelques résumés, même succincts, des livres qu'il a écrits.

Vous verrez alors comment, tout au long de son intrigue, David Morrell a malaxé les éléments de réalité et sa fiction, a incorporé tout un tas d'aspects de la vie et de l'oeuvre de son personnage, même parfois de façon inattendue, lorsqu'il commence à disserter sur Kant, devant un public qui n'a aucune idée de qui est ce philosophe.

Le Thomas De Quincey fictif créé par David Morrell pour être son protagoniste central et le véritable Thomas De Quincey sont étroitement liés, le premier étant nourri par le second, le premier étant façonné dans une glaise qu'a fourni le second. Cela ajoute un intérêt supplémentaire à ce livre qui permet de vraiment découvrir cet homme, si, comme c'était mon cas, on ignore à peu près tout de lui.

Efficace, bien mené jusqu'à un final peut-être un peu grandiloquent, "Portrait de l'assassin en artiste" marque pour moi le retour à la lecture d'un auteur que j'avais délaissé, parce que je trouvais qu'il peinait à se renouveler. J'ai pris énormément de plaisir à cette lecture qui m'a transporté dans l'espace et dans le temps, à la rencontre d'un fabuleux personnage, imparfait, plein de failles, mais aussi d'intelligence, d'éloquence et d'érudition.

Attention, tout de même, peut-être aurais-je dû insister plus lourdement sur cet aspect plus tôt dans le billet, cela reste un roman extrêmement violent, en particulier la scène d'ouverture, et certains lecteurs pourraient être choqués. Certes, les actes s'inspirent de véritables crimes, mais la description qu'en fait Morrell, exactement comme en son temps, le fit De Quincey, peut remuer sérieusement. Soyez prévenus !

1 commentaire:

  1. Je l'ai dans ma pile à lire et,suite à ta chronique,ai hâte de l'en sortir. Autant je ne suis pas fan de thriller,autant l'ambiance particulière du Londres Victorien me passionne. J'ai pris plaisir à y replonger avec Dickens dans Drood rt avais donc acheté celui-ci. Tu as compris pourquoi je ne l'ai pas encore lu ... hum ! Ton billet me confirme qu'il ne faut pas l'ouvrir un soir oû on est seul !

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