lundi 27 juin 2016

"Et puis j'ai découvert que seul le silence est libre. Lorsqu'on fait voeu de se taire, on tranche les dernières attaches, on échappe à tout ce qui retient. Il y a quelque chose d'absolu dans le silence, une fierté qui m'a sauvé la vie" (Yannick Haenel).

Je cherchais une citation sur le silence pour illustrer notre roman du jour. Et celle-là, extraite de "Jan Karski", m'a semblé coller plutôt bien. Mais, si le silence joue un rôle important dans le livre dont nous allons parler, ce n'est pas l'unique intérêt d'un roman qui va nous emmener dans l'Europe en plein bouleversement de la première moitié du XXe siècle, avec des aspects que je trouve assez originaux. Pour écrire "Toutes ces choses à te dire", paru en mai aux Presses de la Cité, Frédérique Volot s'est inspirée de la vie pas ordinaire de son grand-père. Elle nous offre le récit du premier tiers d'une vie longue et bien remplie, qui a valu à cet homme de se sentir un étranger partout en un temps où être considéré comme un étranger s'avérait facilement dangereux. Mais, on n'échappe jamais vraiment à ses racines, pas même le vieil Ettore, personnage central de ce livre...



Ettore est plus que nonagénaire lorsque, un jour de 2003, son corps le lâche. Cette fois, il le sait, il n'y aura pas de rémission. La mort l'attend, dans quelques heures, quelques jours au plus. Le vieil homme tient pourtant à s'accrocher assez longtemps pour qu'un ultime voeu se réalise : raconter son existence mouvementée à Ange, sa petite-fille adorée.

Mais Ange vit à Moscou, et la capitale russe est bien loin de cette Lorraine où Ettore, que Lucie, la femme de sa vie, celle qui a été à ses côtés toutes ces années, appelle Hector, en francisant son prénom, a passé la plus grande partie de son existence. Ettore agonise, mais il doit tenir jusqu'à ce que Ange arrive à son chevet, car il veut lui raconter ce qu'il n'a jamais raconté à personne.

Car les 35 premières années de la longue vie d'Ettore ont été tout sauf un long fleuve tranquille. Et, dans ces temps troublés, dangereux, même, il a retenu une leçon inculquée dès l'enfance : le silence est un allié et se taire évite bien des ennuis... Alors, il s'est tu. Il n'a jamais dit d'où il venait à personne, pas même à Lucie. Ange sera la première à entendre ces souvenirs. Si elle arrive à temps...

Privilège de lecteur, c'est nous qui allons recevoir les confessions d'Ettore sur son lit de mort. Et l'on revient loin en arrière, en 1916, dans un coin d'Europe qui, on l'oublie, a aussi donné lieu à de féroces et meurtrières batailles : les régions frontalières entre l'empire austro-hongrois et l'Italie, en particulier le Frioul et l'actuelle Slovénie.

C'est là que Ettore a grandi avec sa mère et son jeune frère, dans la ville de Gorizia. Il n'a jamais connu son père, dont il ne sait rien, sans doute la grande blessure de sa vie, et grandit dans une famille aux origines slaves. Sa famille est citoyenne de l'empire austro-hongrois, jusqu'à ce que les aléas de ce premier conflit mondial en cours ne viennent tout chambouler.

Gorizia devient alors une ville italienne, dans laquelle le fascisme va bientôt débarquer en force... Le nouveau régime entend réaffirmer la férule italienne et se débarrasser de tout ce qui n'est pas purement italien, on connaît le refrain. Les populations slaves sont les premières dans le viseur des partisans de Mussolini. Ettore et les siens se doivent d'être prudents.

Et de cacher au mieux leurs origines... Eh oui, le silence, le voilà, plus sûre protection contre un arbitraire fasciste qui ne connaît que force et violence... Pourtant, se taire ne sera pas suffisant et l'étau se resserre. Ettore, devenu un jeune adulte à la fin des années 1920, va alors choisir l'exil. Direction la France, et la Lorraine...

La nouvelle vie d'Ettore peut débuter, avec en point d'orgue sa rencontre avec Lucie, à Vittel. Mais, malgré tout, rien n'est simple pour le jeune homme. Même s'il a appris très vite la langue française, même s'il montre une assiduité au travail et de réelles compétences en tant que tapissier, il reste un étranger dans une période de crise où l'on n'est pas bien vu lorsqu'on vient d'ailleurs...

Une situation qui ne va pas s'arranger quand va éclater la deuxième guerre mondiale... Ettore, qui a quitté sa famille, son pays, ses attaches pour fuir le fascisme, se voit rattraper par lui et par le pire de ses avatar : le nazisme... Eternel recommencement de l'histoire, nouveaux dangers et plus que jamais la nécessité du silence, de tout refouler, de tout enfouir au plus profond de soi...

Voilà rapidement esquissé le parcours d'Ettore qui est au coeur de ce roman. Le détail, vous le découvrirez dans le livre, car, en 35 ans, il aura connu plus d'une vie, de la plus paisible des existences aux expériences les plus rudes et violentes... Avec, à la clé, un secret qui lui sera confié et qu'il conservera jusqu'à ses derniers instants...

Il a beau être taiseux, discret, secret, cet Ettore, découvrir son parcours si spécial, les sacrifices consentis et les douleurs profondes dont il n'a rien laissé paraître, jamais, en font un personnage éminemment attachant. On le suit, frappé par son calme devant les événements qui se succèdent et ne cesse de mettre à mal l'existence paisible qu'il essaye de construire.

Enfant de la guerre, constamment bousculé par la violence des hommes, de la simple injure, comme lorsqu'on refuse de lui servir du lait parce qu'il n'est pas Français, jusqu'à ces conflits sanglants qu'il lui faut traverser, Ettore est un homme profondément paisible, cherchant toujours à éviter les accrochages et les bagarres, mais aux prises avec la folie de ses contemporains...

J'insiste beaucoup, et depuis le début de ce billet, sur l'importance du silence dans ce roman. Fou de voir que Ettore ne se confie à personne, pas même à Lucie, qui, d'ailleurs, respecte ce silence et ne cherche jamais à savoir, épouse fidèle jusque dans cette absence de curiosité. Mais, comme d'autres entretiennent une relation particulière à la nourriture après avoir connu le manque, lui ne parle pas, ne s'ouvre pas.

Mais, il y a une autre dimension très forte chez Ettore qui va aussi revenir tout au long du livre. Celle-là, elle est un peu différente, parce qu'il ne la maîtrise pas. C'est plus le clin d'oeil que lui fait ce coquin de sort qui le ramène sans cesse, comme une vague échouant sur la grève, à ses origines : l'appel des gènes slaves.

Ettore est né slave, mais bien malin qui pourrait le dire autour de lui, puisqu'il n'en a jamais parlé et a toujours caché cette appartenance. Pour beaucoup, c'est un Italien, un rital, ce qui est assez ironique, puisque, pour ces mêmes Italiens, il était un Slave, avec tout ce qu'on peut mettre de mépris dans ce mot...

Mais, Ettore est resté profondément slave, et peut-être sa façon de jouer du violon, sur cet instrument qui est le dernier et unique lien qui le relie aux siens, est-elle son expression la plus marquante. L'âme slave, comme on dit... Et jamais il n'a renié ces origines si particulière, alors que sa région natale a été l'une des victimes du redécoupage des frontières de l'Europe après la première guerre.

Au fil de ses déplacements, de ses rencontres, les meilleures comme les pires, voulues ou provoquées, la "slavitude" (je mets des guillemets, car je ne suis pas certain que le mot existe vraiment) se rappelle à lui. Jusqu'à sa propre petite-fille, partie vivre dans cette immense Russie, terre slave par excellence, sans qu'elle ait eu conscience de presque renouer les fils familiaux.

On n'est pas dans un roman d'aventures, mais bien dans une saga familiale. Pour être franc, j'aurais bien poursuivi le voyage avec Ettore, car j'ai trouvé que cela s'interrompait un peu de façon abrupte. Mais, après 1945, sa vie, comme les turbulences ayant agité l'Europe, se sont apaisées, lui permettant d'enfin installer une vie plus tranquille.

Toujours tourné vers l'avenir, mais sans jamais oublier le passé, il a vécu avec ses secrets et des informations parcellaires sur ses proches... Je ne sais pas, il y a quelque chose qui me bouleverse chez cet homme que j'ai du mal à imaginer autrement que comme un paisible grand-père, taciturne mais chaleureux, au sourire discret mais bienveillant...

Et, derrière cette façade, des cicatrices jamais vraiment refermées, des vides impossibles à combler, l'absence d'un père, jamais résolue, le départ vers la France aux airs d'abandon, source de culpabilité, l'inquiétude vis-à-vis des siens, le soulagement relatif des nouvelles, enfin, après tant d'années... Une vie familiale en pointillés qui laisse sa place à une autre, solide, assurée, prolifique...

Je peux comprendre le besoin qu'a pu ressentir Frédérique Volot, tant la petite-fille que la romancière, de se pencher sur les ombres du passé, de mettre des mots sur les silences d'un grand-père au parcours difficile et douloureux. On est loin des secrets de familles honteux, des cadavres dans les placards qui ont été à l'origine de tant de livres et de films.

Rien de tout cela, ici. Juste une pudeur infinie et cette volonté sans cesse réaffirmée de garder pour lui ce qu'il a traversé. Des petits bonheurs aux grands malheurs... Beaucoup de familles ont connu cela aussi, et pourtant, nous sommes tous fruits de ces générations successives et de ce qu'elles traversent...

Avec ce livre, Frédérique Volot apporte un début de réponse, immensément respectueuse des choix de ce grand-père qui voyait dans le silence une absolue nécessité. Il n'y a pas d'indiscrétion pas plus que de gloriole dans ce récit. Ettore n'est pas un héros, ou alors malgré lui, juste un homme qui a aspiré sans cesse à une vie meilleure.

Mais aussi quelqu'un qui, sans doute, a toujours ressenti cette curieuse sensation d'être partout un étranger, depuis sa ville natale, Gorizia, trimbalée entre l'empire austro-hongrois, les racines slovènes et le rattachement forcé à l'Italie, jusque dans sa région adoptive, la Lorraine, où il a fondé à son tour une famille...

J'ai été ému par ce livre, par cette histoire d'un homme simple confronté à la complexité du monde. Il y a, au cours de ces années, de cette jeunesse frappée de plein fouet par la violence de l'époque, nombre de moments très forts qui font de cette vie le sujet parfait d'un roman. Une vie qu'il ne restait qu'à relater, pour un hommage posthume mérité à un homme qui devait certainement penser le contraire.

1 commentaire:

  1. Frédérique Volot28 juin 2016 à 09:32

    Merci mon cher JD. C'est vraiment une très très belle chronique. Tu as parfaitement restitué l'atmosphère de ce livre et la personnalité d'Ettore. Bravo !

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