Un extrait de la prière du parachutiste (citée dans le roman), pour ouvrir ce billet sur un roman qui nous emmène dans un des endroits les plus effrayants du moment : la Syrie. Un pays à feu et à sang qui semble concentrer tous les maux du monde actuel, mais aussi toutes les contradictions des pays occidentaux, tellement prompts à s'ériger en Axe du Bien, sans en assumer toutes les vertus présumées... "Entre deux feux", publié aux éditions Eaux Troubles, est signé par Georges Brau, qui fut lieutenant-colonel au sein de la DGSE et connaît donc parfaitement son sujet. Avec son expérience du terrain et des opérations de l'ombre, mais aussi des jeux de pouvoir et diplomatiques qui se déroulent en coulisses, il nous propose un roman d'un réalisme violent, cruel, sans pitié, mais aussi franchement inquiétant...
Paul est un ancien officier qui travaille désormais pour la DGSE. Il n'est pas un espion tout à fait comme les autres, mais remplit les fonctions d' "honorable correspondant", se rendant régulièrement dans les régions du monde où la France est engagée, afin d'y remplir des missions discrètes, ou carrément clandestines.
Ayant connu le Liban, il y a une trentaine d'années, l'Afrique et ses différents théâtres d'opérations, mais aussi la guerre qui a vu éclater la Yougoslavie, le voilà désormais en route pour la Syrie, où se déroule un conflit terrible, quasiment en huis clos, et sans qu'on sache véritablement s'il y a des bons et des méchants...
Dans cette guerre sans pitié et sans règle, l'arme chimique a été utilisée contre les populations civiles avec des conséquences catastrophiques. Mais, les belligérants se renvoient la responsabilité de ces actes : le régime de Bachar el-Assad accuse la rébellion, la rébellion accuse le pouvoir en place... Paris voudrait en avoir le coeur net, pour ne pas soutenir le mauvais cheval...
Paul va donc devoir retrouver dans un pays tombé depuis bien longtemps déjà dans un chaos général, les preuves que ces armes interdites par toutes les conventions internationales ont bien été utilisées par l'armée légitime, et non par leurs adversaires de l'Armée de Libération Syrienne. La mission de tous les dangers, que Paul devra accomplir sans aucun soutien logistique ou presque...
Si l'agent de l'honorable correspondant s'attend à un parcours dangereux, il n'imagine pas à quel point l'odyssée dans laquelle il se lance sera complexe et périlleuse. Car la guerre civile qui ravage ce pays à l'histoire si riche et si ancienne est un conflit qui ne ressemble à aucun autre, entre guérilla urbaine et déferlement de haines en tous genres.
La ligne de front bouge sans cesse, parfois d'un pâté de maisons à un autres, en quelques minutes. Paul va, au fil de son avancée vers Damas, depuis les montagnes libanaises qu'il a franchies pour entrer dans le pays, croiser toutes les factions engagées, dans une hallucinante revue de troupes, dans une éprouvante plongée dans l'horreur.
Il croisera des chrétiens, engagés pour leur survie, car ces populations sont finalement celles qui réconcilient les adversaires, qui les massacrent également avec la même férocité. Mais aussi les foyers de résistance, qui se sont alliés aux groupes islamistes radicaux, nourris des volontaires recrutés dans les pays occidentaux.
Il se heurtera aussi à la présence russe, des troupes d'élite venues en appui des troupes de Bachar el-Assad et qui agissent comme des mercenaires, sans aucune pitié. Chacune de ses rencontres, de la belle Zora, si courageuse, jusqu'à Jacques, confrère bien réel du Lord of War incarné au cinéma par Nicholas Cage, marquera ce voyage au bout de l'enfer d'une trace indélébile.
Outre la violence, le fanatisme religieux, les chiens de guerre se nourrissant de chaque combat comme d'un mets savoureux, Paul rencontrera des personnages fascinants, touchants, simplement en quête de survie, capables de donner des leçons de courage et de dévouement à n'importe quel soldat d'élite, mais aussi des lâches, des traîtres, des pauvres types qui découvrent que la guerre, en vrai, c'est pas si génial, ou d'autres, aux missions très ambiguës...
Il va aussi comprendre que, dans ce conflit, comme dans bien d'autres, sans doute, rien n'est simple, rien n'est évident, et que tous les acteurs sont loin d'avoir les mains propres... Même dans son propre camp. Car, derrière la vitrine sanglante, la Syrie grouille d'espions, d'intermédiaires, de barbouzes mais aussi d'hommes d'affaires cherchant à faire leur beurre.
Et, encore plus discrets, les jeux des chancelleries occidentales, qui ferment les yeux sur les plus épouvantables pratiques quand ça les arrange et n'hésitent pas à nouer des alliances avec la peste ou le choléra, selon les moments. Entre Assad, dictateur jusqu'au-boutiste, d'un côté, et les fous de Dieu de l'autre, le choix est assez délicat...
Georges Brau n'est ni Tom Clancy, ni Frederick Forsyth, son style n'est pas celui des classiques du techno-thriller à l'américaine, mais son roman se nourrit d'une expérience sur le terrain qui rend le récit plus impressionnant encore. Il faut avoir le coeur bien accroché, on massacre allègrement d'un bout à l'autre du roman, mais cela n'empêche en rien cette photographie édifiante.
Paul est une espèce de Jack Ryan à la française, calme, téméraire, conscient du danger qui l'entoure, diplomate sachant retrouver ses réflexes de combattant si nécessaire, mais qui réalise petit à petit qu'on lui a confié un "pot de pus", comme on dit dans le jargon de la DGSE (ça ou bâton merdeux, remarquez, ça se vaut).
On pourrait presque se croire dans un épisode de "Mission : impossible" : si jamais Paul est pris, ses employeurs nieront certainement avoir quoi que ce soit à voir avec lui. Et si, par malheur, il était tué, eh bien, ce serait les risques du métier. Un nouveau mort de l'ombre pour la France, sans fleur, ni couronne. Ni médaille.
Oui, il y a chez Paul cette inquiétude croissante de servir de fusible, d'être sacrifié par ceux qui l'ont envoyé dans cette poudrière, avec bien peu de choses sur lui pour se défendre. A lui de savoir passer outre les oppositions, les adversités, pour s'entendre du mieux possible avec tout le monde, en jouant les uns contres les autres. Mais, ensuite...
De quoi douter du bien-fondé de sa mission et de la sincérité de l'Etat français. Paul est avant tout un militaire, poussé par des valeurs très traditionnelles, patriotisme, honneur... Pur produit des écoles d'officiers de France, passé par des régiments prestigieux, l'honorable correspondant conserve une haute opinion de son rôle d'officier, bien loin des manigances qu'il découvre au fil de son périple.
J'ai évoqué deux romanciers anglo-saxons, plus haut, tout deux connus pour leurs positions conservatrices, pour dire les choses simplement. Il est évident que Georges Brau, et son alter ego Paul, sont à ranger dans cette même catégorie. Le regard sans concession, très dur, que porte l'agent de la DGSE sur la société française en témoigne.
On peut évidemment s'agacer de certaines positions, ne pas partager certains partis pris ou certaines analyses. Il n'en reste pas moins que "Entre deux feux" propose un témoignage, certes romancé, mais plein d'acuité sur la situation syrienne. Et nombreux seront ceux qui, pour le coup, partageront le point de vue de l'auteur sur ce conflit inhumain.
Car ce que l'on voit, c'est que tous ceux qui y prennent part le font pour des raisons sordides : maintenir une dynastie de fer à la tête du pays ou, au contraire, la renverser pour instaurer une théocratie radicale, mais aussi faire des affaires, oui, c'est possible, pour beaucoup inavouables, dans un jeu géopolitique terriblement malsain.
J'ai évoqué les rôles troubles de la Russie et de la France, mais on pourrait également évoquer la lâcheté des Etats-Unis et de l'Angleterre, qui ferme sagement les yeux, mais sont quand même là pour tirer les marrons du feu. Ou encore, le spectre iranien, dont la volonté de devenir la puissance dominante de la région, n'a rien de rassurant non plus...
"Entre deux feux", c'est le titre, mais il semble qu'il y a bien plus de feux que cela. Paul doit slalomer entre des tirs croisés, au propre comme au figuré, éviter de tourner le dos à qui que ce soit, se méfier également de tous ceux qu'il rencontre, mais aussi de ses alliés... Pourtant, ce qu'il voit ne l'incitera pas à laisser balayer les poussières sous le tapis, non, les preuves qu'il aura découvertes ne devront pas êtres tues.
Alors que j'ai attaqué la lecture du livre de Georges Brau, je regardais la deuxième saison de la série de Canal+, "le bureau des légendes", qui met en scène là encore un des services de la DGSE. Si les traitements sont sensiblement différents, tout comme les trames narratives, on retrouve tout de même certains échos, en particulier dans le rude équilibre que les espions doivent maintenir.
Guillaume Debailly, le personnage qu'incarne Mathieu Kassovitz dans la série, s'entendrait sûrement avec Paul. Le premier est un maître espion, le second, un officier, ce qui les rend très différents, mais leurs visions sont proches, en particulier dans la haute opinion qu'ils ont de leur travail et de leurs fonctions, dans leur manière de défendre ce qu'il considèrent comme l'honneur...
Servir la patrie... Pas forcément l'expression la plus populaire du moment, dans un pays qui doute tant de lui-même et ne semble savoir évoluer que dans le conflit plutôt que la recherche d'un consensus... Mais, Guillaume comme Paul mesurent très certainement à quel point cette mission est difficile à remplir, quand il faut aussi servir la raison d'Etat...
A signaler, pour finir, que Paul est un personnage récurrent. Georges Brau a publié dans d'autres maisons d'éditions auparavant (et même en auto-édition, il me semble) plusieurs livres mettant en scène ce personnage d'honorable correspondant de la DGSE. Et cette odyssée syrienne ne sera pas la dernière, les dernières lignes annonçant déjà un prochain "pot de pus", dans un autre point chaud du globe...
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