samedi 13 mai 2017

"Cette voiture n'a aucun secret pour nous ; elle est un fait scientifique".

Je n'ai pas de permis de conduire. Quelques heures de conduite (et la pédagogie rudimentaire d'un moniteur) ont suffi à me faire comprendre que je n'étais pas fait pour la conduite. Alors, les voitures, je les regarde passer et si je peux éviter de monter dedans, tant mieux. Mais, quand les livres parlent de voitures, ça m'intrigue, ça m'intéresse. Car, la relation de l'être humain à sa voiture est une source inépuisable pour l'imagination des écrivains, et particulièrement ceux qui oeuvrent dans les genres comme la SF ou le fantastique. Une nouvelle preuve avec "Suréquipée", court roman en forme de fable cruelle signé Grégoire Courtois. paru en grand format dans une maison montréalaise en 2015 et qui sort donc enfin en France en format de poche chez Folio. Un livre à la construction audacieuse, un peu déroutante, mais porté par une ironie mordante qui s'attaque aussi bien aux scientifiques et autres apprentis sorciers, aux constructeurs automobiles et à leurs stratégies commerciales, mais aussi aux automobilistes eux-mêmes. Courtois va loin, fait mouche et le lecteur rira certainement autant qu'il ressentira un certain malaise...



En 2093, le professeur Fransen a révolutionné l'automobile avec un prototype tout à fait extraordinaire : la Blackjag. Le mot prototype est important, car l'expérience, comme souvent avec les pionniers, n'a pas forcément débouché sur un succès commercial. En revanche, elle a ouvert la voie aux constructeurs qui se sont empressés de perfectionner le projet.

Oui, grâce à Fransen, l'automobile a changé et pris une nouvelle voie à la fin de ce XXIe siècle. Mais, huit ans après sa présentation officielle, la Blackjag est déjà un modèle dépassé, obsolète. Presque une voiture de collection. Et la première Blackjag, celle qui a servi aux présentations à la presse et dans les salons internationaux, est désormais à vendre.

Antoine s'en est porté acquéreur. Le jeune homme, époux et père, a voulu cette voiture, pensant qu'elle serait parfaite pour sa petite famille : sécurité, confort, performance et même lutte contre la pollution et le gaspillage. La Blackjag est la voiture idéale aux yeux d'Antoine et sa valeur symbolique renforce cette certitude.

Pourtant, peu de temps après, la Blackjag est renvoyée là où elle a été conçue et fabriquée. Doit-on parler d'atelier ou de laboratoire, c'est sans doute un peu des deux. La raison de ce retour au paddock ? Antoine a disparu... Et, pour essayer de comprendre ce qui a pu lui arriver, Fransen doit se plonger dans la mémoire de la voiture.

Car, oui, la Blackjag a de la mémoire. Mieux : elle est vivante !

Vous remarquerez que, pour une fois, je vous propose un résumé concis du livre. Avec toutes les options, euh, pardon, tous les éléments importants qui posent l'intrigue, mais rien de plus. Et pour cause, "Suréquipée" est un court roman, 160 pages dans cette édition Folio, et son auteur, Grégoire Courtois, ménage ses effets par un important travail narratif.

Ce que j'ai raconté en quelques paragraphes, de manière très linéaire, n'est pas du tout présenté ainsi dans le livre. Je me demande même si on ne va pas m'accuser de spoiler... Mais bon, j'assume, il faut bien présenter cette histoire et son coeur, c'est ça : la disparition du propriétaire d'une voiture révolutionnaire sur le plan technologique.

Les chapitres de "Suréquipée" sont très courts, présentées comme des enregistrements, on s'imagine quelque chose du genre boîte noire, mais c'est sans doute plus complexe que cela. L'auteur, lui, a choisi de brouiller les pistes en faisant alterner les chapitres qui relatent ce retour à l'atelier et les événements qui ont précédé.

Comme un puzzle, chaque pièce apporte son lot d'informations et, petit à petit, toute l'histoire prend forme. L'intrigue principale, bien sûr, mais aussi l'histoire de la Blackjag et le travail de Fransen. Un travail qui a aboutit à la construction de cette voiture comme les autres, mais qui doit désormais comprendre ce qui a pu se produire afin d'éviter de lourdes et coûteuses procédures d'assurance.

Et, s'il fallait une preuve que la Blackjag est bel et bien vivante, c'est elle qui est la narratrice du roman. Après tout, elle est la mieux placée pour cela, puisque c'est elle qui est au centre de l'histoire et c'est vers elle que tout converge. Une position de témoin privilégiée qui, en d'autres circonstances, ferait dire qu'il ne lui manque que la parole. Mais qui sait si, à sa manière, elle ne serait pas capable de s'exprimer ?

Vivante... C'est vrai que lorsqu'on dit cela, l'imagination se met en action : qu'est-ce que ça peut bien vouloir dire ? On pense à "Christine", la Plymouth Fury 1958 au coeur du roman de Stephen King, jalouse et possessive (à laquelle Grégoire Courtois rend un hommage particulièrement tordu dans "Suréquipée"), mais ici, les choses sont différentes.

Je ne vais pas l'expliquer ici, pour la bonne et simple raison que c'est l'un des fils conducteurs de l'histoire : la conception de la Blackjag est l'un des points forts du livre, ce qui en fait, en grande partie aussi, un roman de SF, et ce qui est le socle de la fable macabre qui se joue sous nos yeux au fil des pages.

Alors, motus ! Mais, ce qu'on peut en dire, c'est que cette voiture révolutionnaire répond aux fameux critères évoquées plus haut : sécurité, confort, performance et même lutte contre la pollution et le gaspillage. Eh non, ce ne sont plus des éléments scientifiques, mais bien des thèmes à rapprocher d'un argumentaire commercial et publicitaire.

Fransen a appliqué la science au marketing pour répondre au mieux aux attentes des consommateurs. N'est-ce pas l'essence du capitalisme de créer des besoins pour y apporter ensuite les réponses les mieux adaptées ? Courtois s'amuse de cette industrie automobile qui cherche à fabriquer des véhicules toujours plus sûrs, toujours plus beaux, toujours plus confortables, toujours plus économiques...

De véritables maisons sur roues ! Des endroits où l'on puisse se sentir aussi bien que chez soi. Et si en plus, elles roulent toutes seules, alors, c'est encore mieux. Grégoire Courtois s'engouffre dans la voie ouverte par Google ou par Elon Musk, qui rêvent de voir un jour sur les routes évoluer des voitures sans conducteur...

"Suréquipée", comme beaucoup de romans de SF actuels, se penche sur la question des intelligences artificielles, en jouant avec cette thématique, en la détournant un peu des traditionnelles manières d'en parler. On tourne autour des thèmes classiques qui étaient, auparavant, dévolus aux machines, aux robots. Alors, oui ou non, une voiture peut-elle être vivante ?

Vivante, avec tout ce que ce mot implique. Et ça en implique, des choses ! Il suffit de nous regarder, nous, êtres humains, allez, élargissons, nous, animaux, mais aussi les plantes, les écosystèmes... Bref, tout ce qui fait que notre jolie planète bleue n'est pas un simple caillou tout vide, tout mort. Reste à savoir comment une voiture vivante peut alors trouver sa place.

Je dois dire que c'est sans doute ce qui m'a le plus amusé dans "Suréquipée" : la place donnée à la Blackjag. Là encore, il est délicat d'entrer dans les détails ici, il faut ménager les effets et les surprises qui émaillent le récit. Pour moi, c'est le coeur de la fable et de sa dimension férocement satirique : quelle place sommes-nous prêts à donner à notre voiture dans nos existences ?

En à peine plus d'un siècle (deux, si je me place à la même époque que celle du livre), la voiture est devenue un objet incontournable. Au point que, parfois, on a l'impression que ce sont nos existences qui tournent autour d'elle et non l'inverse... Grégoire Courtois pousse ce curseur-là à fond, et pour notre plus grand plaisir.

Ah, j'aimerais en dire plus, parce qu'un de ces aspects liés au comportement de l'être humain vis-à-vis de sa voiture serait très intéressant à développer, mais j'ai peur qu'en l'évoquant, je n'aille trop loin, alors, tant pis, restons en là et conseillons simplement au lecteur d'apprécier l'évolution de cette relation, loufoque, glauque, dérangeante et pleine de cynisme.

Cette fois, c'est à Ballard que l'on pense, et à son fameux "Crash !", qui fit scandale aussi bien lorsque le livre parut (on raconte qu'un éditeur, après lecture du manuscrit, déconseilla fortement la publication en ajoutant qu'il fallait envoyer l'auteur chez un psychiatre...) que lorsque son adaptation cinématographique par le non moins sulfureux David Cronenberg fut présenté à Cannes...

Il faut dire qu'il y est question d'une perversion pas banale : une addiction aux accidents de voiture débouchant sur une exacerbation du désir sexuel... Qu'en termes choisis ces choses-là sont dites... Bien ! Et, en écrivant ces lignes, j'ai une musique qui tourne en boucle dans ma tête, une chanson du groupe Queen, si vous voulez tout savoir... Mais vous ne saurez pas tout, na !

Comme King, Ballard est évoqué en quatrième de couverture, je ne vais pas chercher midi à quatorze heures, questions références, mais l'une comme l'autre, pour des raisons différentes, en lien avec des situations différentes, sont incontournables. Grégoire Courtois s'est certainement amusé à jouer avec ces codes particuliers pour rédiger son roman.

J'ai évoqué une fable, oui, sans doute, mais le mot satire est peut-être plus juste, car l'histoire ne se termine pas vraiment par une morale, mais plus par une pirouette qui parachève le travail. En tout cas, "Suréquipée" remet en perspective nos usages en matière d'automobile, notre relation à la voiture et sans doute aussi, notre comportement global dans ce domaine.

Et si l'on sourit et si l'on rit (mon mauvais esprit a adoré une scène en particulier, qu'on voit arriver gros comme une maison et j'ai ri, j'ai ri !), on se retrouve aussi fort mal à l'aise devant cette histoire qui transgresse pas mal de tabous et pose des questions éthiques bien plus sérieuses que ce qu'on pouvait penser au départ.

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