lundi 25 juin 2018

"Ca m'aurait plu de vivre ce qui arrive à ces femmes dans ces histoires".

Voici un roman qui parvient à parler de sujets extrêmement sérieux, douloureux, même, avec légèreté et humour, mais aussi sensualité. Ne vous fiez pas forcément au titre, qui ne rend pas tout à fait hommage au contenu, je trouve, et nous entraîne à Londres, à la rencontre de la communauté sikhe de cette capitale. "Le Club des veuves qui aimaient la littérature érotique", de Balli Kaur Jaswal (aux éditions Belfond ; traduction de Guillaume-Jean Milan), est écrit par une jeune romancière de nationalité singapourienne, aux racines pendjabies, qui jette un regard critique sur les traditions en vigueur au sein de cette communauté londonienne, et plus particulièrement sur le statut des femmes au sein d'une culture très patriarcale. En soi, les questions abordées sont graves et pourraient tout à fait servir de moteur à un drame, sombre et violent, mais Balli Kaur Jaswal a choisi de l'aborder très différemment, sous l'angle de la comédie de moeurs et de la comédie romantique, avec un soupçon de polar dans le final. Mais surtout, on découvre une formidable galerie de personnages, des femmes en quête d'émancipation, de liberté et de plaisir, dont la démarche, incertaine mais pleine de détermination, est une source d'émotions très variées, du rire aux larmes...



Niki, jeune londonienne d'une vingtaine d'années, est en plein doute. Elle vient tout juste d'abandonner ses études de droit et cherche une nouvelle voie qu'elle peine à trouver. Dire que ces fameuses études lui avaient valu de se fâcher avec son père, aujourd'hui décédé... Car dans sa famille, une femme qui fait des études n'est pas très bien vue.

Niki appartient à une famille originaire du Pendjab, région qui s'étend de l'est du Pakistan au nord-ouest de l'Inde. Une région où la majorité de la population pratique la religion sikhe. Si ses parents et sa soeur demeurent très traditionalistes, attachés à leur culture, à leur religion et à ce qui en découle, Niki, elle, se considère comme une Britannique et entend vivre à l'occidentale.

Elle a quitté le nid pour vivre dans son propre appartement, mène son existence comme elle l'entend, a dont entrepris des études et espère bien pouvoir à moyen terme gagner sa vie. Enfin, si elle trouve quelque chose qui convient mieux à ses goûts et ses attentes. Au contraire, sa soeur cherche à conclure un mariage qui assurera son avenir. Un mariage arrangé, sans aucune certitude qu'il puisse être heureux.

C'est justement en aidant sa soeur dans cette quête que la vie de Niki va basculer. La jeune femme s'est rendu à Southall, un quartier de la banlieue ouest de Londres surnommé Little India parce que la population y est largement originaire d'Inde et du Pakistan. Les Sikhs y sont aussi très nombreux et à Southall, se trouve le plus grand lieu de culte où pratiquer cette religion hors d'Asie.

Niki n'est pas pratiquante, mais elle a accepté d'aller placer une annonce pour sa soeur, sur le panneau réservé à celles et ceux qui recherchent une ou un conjoint. La méthode ne lui plaît guère, mais depuis la mort de son père, Niki essaye d'adoucir les angles avec sa mère et sa soeur, car elle se sent un peu responsable de ce décès prématuré.

C'est une tout autre annonce qui va retenir son attention : une association basée au temple recherche quelqu'un pour animer un atelier d'écriture destiné aux femmes de la communauté sikhe. En pleine réflexion sur son avenir, Niki se dit que l'expérience pourrait être intéressante, une expérience utile pour l'avenir, et elle décide de postuler.

Celle qui a publié cette annonce s'appelle Kulwinder. Elle aussi est quelqu'un d'assez traditionaliste dans son comportement. Une femme que l'on qualifiera de sévère, du moins de prime abord, en tout cas, sensiblement différente de ce qu'est Niki. Mais, on va aussi comprendre que Kulwinder peine à se remettre d'un deuil cruel, intervenu quelques mois plus tôt : celui de sa fille.

Kulwinder accueille Niki avec méfiance, avec hauteur, même, mais si la jeune femme ne correspond pas forcément à la vision de Kulwinder, cette dernière accepte de lui confier l'atelier, en la mettant en garde : elle devra bien rester à sa place. Niki accepte avec enthousiasme et commence à réfléchir à la manière d'organiser cet atelier.

Mais, dès la première séance, elle comprend qu'elle s'est fait berner par Kulwinder : les participantes à l'atelier sont, pour la plupart, analphabètes, incapables d'écrire que ce soit en anglais ou en gurmukhi et, au lieu d'un atelier d'écriture, comme mentionné dans l'annonce, elle se retrouve à animer un atelier d'alphabétisation, ce qui la motive beaucoup moins.

D'autant que les élèves ne sont guère disciplinées. Ces femmes, qui ont pour point communs d'être toutes veuves, n'ont qu'une envie : écrire des histoires. Et pas n'importe lesquelles : elles rêvent toutes (ou presque) d'écrire des histoires à caractère érotique ! Niki, fort surprise, va pourtant vite être convaincue par cette idée, et tant pis si cela va à l'encontre des volontés affichées par Kulwinder...

Je vous mentirais si je disais que ce n'est pas d'abord le titre de ce roman qui a attiré mon attention. Je me suis même demandé si l'éditeur français, Belfond, n'avait pas pondu ce titre pour faire écho à quelques récents succès littéraires, qu'on y épluche ou pas des patates. Pourtant, ce titre français, s'il ajoute la notion de club, reste très fidèle au titre original.

Ensuite, j'étais curieux de lire un roman écrit par une romancière singapourienne, ce n'est pas courant, avec une plongée dans une communauté sikhe qui nous reste finalement assez mystérieuse. Pour le reste, j'étais surtout curieux de voir ce qui résulterait du mélange d'ingrédients qui semblaient bien peu proches les un des autres...

Or, Balli Kaur Jaswal a réservé à ses lecteurs pas mal de surprises. D'abord, une jeune femme libre, qui a délibérément choisi de braver sa communauté et de s'en détacher pour vivre selon les principes du pays dans lequel elle habite. Ce n'est pas le seul point important : Niki ne vit pas dans un quartier à dominante indo-pakistanaise, et on verra que son arrivée à Southall ne s'avérera pas si simple.

Indépendante, mais un peu perdue, aussi. Entre ces études, qui ont symbolisé sa rébellion, mais qu'elle a abandonnées assez vite, faute de s'y épanouir, et la mort de son père pour laquelle elle culpabilise beaucoup, on découvre un personnage qui se cherche, clairement. Mais qui, par orgueil, refuse de rentrer dans le giron familial, de retourner auprès de sa mère et de sa soeur, trop ancrées dans leur culture d'origine.

Or, cette culture est très patriarcale. La place des femmes est à la maison, leur rôle premier est celui de mère et pour dire les choses très clairement, elles n'ont guère leur mot à dire à propos de quoi que ce soit. Même pour ce qui concerne leur vie personnelle, elles n'ont pas le choix, et c'est ce que Niki a refusé en prenant son envol.

A Southall, pourtant, elle retombe sur ce modèle : la communauté sikhe de la ville est importante, elle vit exactement comme en Inde, reproduisant les mêmes modes de fonctionnement sociaux et culturels. Lorsqu'elle rencontre ses "élèves", Niki ne réalise pas tout de suite qu'elle a finalement vécu dans une famille assez libérale, alors que ces femmes, elles, subissent depuis toujours le joug masculin.

Evidemment, l'élément le plus marquant, ce sont ces mariages arrangés, souvent conclus alors que ces femmes étaient encore très jeunes, très, très jeunes, même, pour certaines d'entre elles. Des mariages avec des hommes souvent bien plus âgés, avec lesquels elles n'avaient aucun atome crochu et des unions dans lesquelles elles se fondaient entièrement jusqu'à quasiment y disparaître...

Lorsque les veuves évoquent leur idée de concocter des histoires érotiques, Niki est surprise, et on peut le comprendre, tant ce décalage entre la demande et le conservatisme apparent de ces femmes paraît énorme. C'est saugrenu, a priori, mais une fois l'idée lancée et mise en oeuvre, la jeune femme se rend compte qu'elle a tout faux.

D'abord, elle ignore quasiment tout de cette communauté, dont elle est pourtant proche culturellement parlant. Anglophone, elle maîtrise le pendjabi à l'oral, mais elle peine à écrire en gurmukhi, alors que c'est dans la langue pendjabie que pensent les participantes à l'atelier. Ensuite, elle découvre les codes propres à cette communauté, où tout le monde connaît tout le monde.

Soudain, la voilà qui se sent comme une étrangère parmi ces veuves ! Et, petit à petit, au lieu de tenir les rênes, c'est elle qui va se laisser entraîner dans le sillage de ces femmes qui, en venant à cet atelier, ont ouvert une porte et s'y engouffrent avec détermination et jubilation. Ce que comprend bientôt Niki, ces que le veuvage a rendu ces femmes... libres.

Les participantes sont âgées, pour beaucoup, d'autres sont plus jeunes mais pourraient être la mère de Niki. Mais surtout, elles sont libérées de la tutelle écrasante de leur mari et, pour la première fois de leur vie, elle peuvent choisir de mener leur existence comme elle l'entendent. Et cela va passer par une étonnante libération de la parole.

Vous allez assister à la naissance de ces histoires, à la sensualité débordante, très explicites, racontées par ces femmes comme si elles les mûrissaient de longue date en leur for intérieur. Jusqu'à ce que, avec Niki, on se demande si ces récits ne sont que fantasmes... ou s'ils sont inspirés par des événements bien réels, que la pudeur empêche de présenter comme autre chose que de la fiction...

"La frontière entre imagination est réalité est floue", dit d'ailleurs un des personnages dans le roman. Et c'est vrai qu'au fil des histoires, plus elles se font chaudes, précises, explicites, on se demande comment ces femmes ont pu nourrir leur imaginaire quand leur propre vie se limitait à un train-train bien peu propice à la sensualité et à l'érotisme.

Balli Kaur Jaswal joue admirablement avec cet élément, en proposant à ses lecteurs les récits des élèves de Niki, en jouant sur l'ambiguïté qu'ils recèlent, en l'utilisant aussi pour des gags (je parlais de l'inspiration, pour l'une des apprentis écrivaines, cela donne lieu à une scène très drôle), mais aussi pour faire avancer ses personnages vers une liberté qui leur a été jusque-là refusée : celle de jouir.

"Merci pour le plaisir", dit un des personnages en remerciant Dieu de ces lectures qui ont réveillé ses sens et l'ont mise dans un état qu'elle n'avait peut-être jamais connu, ou alors il y a très longtemps. Cette dimension érotique est un vrai plaisir de lecture et on se sent soudain au coeur d'un livre qui s'inscrit dans la tradition des comédies sociales à la britannique.

De "Quatre mariages et un enterrement" à "Calendar girls" (je parle du film avec Helen Mirren et Julie Walters), en passant par "Joue-là comme Beckham", bien sûr, autre comédie ayant pour cadre la communauté indienne en Angleterre, on retrouve cet esprit caustique mâtiné de tendresse où l'on traite la différence avec humour et finesse, sans perdre de vue le côté critique.

Car, derrière l'érotisme et l'humour, la romancière aborde bel et bien des sujets graves, les mariages forcés, ou tout du moins arrangés, la soumission totale des femmes à leurs époux, la montée, également, d'une frange radicale parmi la jeunesse sikhe, qui se charge de faire appliquer, jusqu'à la brutalité, les principes du dogme...

Non, tout n'est pas rose dans "Le Club des veuves qui aimaient la littérature érotique" et la bouffée d'oxygène dont profitent ces femmes lors de cet espace de liberté sont aussi un risque qu'elles prennent. Niki, elle-même, pourrait se retrouvée menacée dès lors que la nature de ce qui se déroule lors de son atelier va s'ébruiter à Southall, et même au-delà...

Ce côté plus noir va d'ailleurs servir à l'auteur pour instiller dans son récit une trame de polar, qui va vraiment se développer dans le final du livre. Voilà pourquoi je ne vais rien en dire dans ce billet, si ce n'est que Balli Kaur Jaswal joue là encore avec des codes très connus, ceux du polar à l'anglaise, et qu'elle utilise cette dimension pour mettre en évidence un autre fait terrible, hélas encore d'actualité.

Enfin, mais je vais également rester succinct sur le sujet, la dernière trame est celle d'une comédie romantique, toujours dans une veine très britannique, qui renforce l'impression d'influences très diverses dans l'écriture de Balli Kaur Jaswal. Les traditions orientales (dans les récits érotiques, en particulier) et occidentales se mélangent parfaitement pour un résultat très original et intéressant.

Le dernier point fort de ce livre, c'est cette galerie de personnages magnifique, et évidemment les veuves au premier chefs. Ah, ces femmes sont extraordinaires, touchantes et drôles à la fois, coincées entre ces traditions qui les ont si longtemps entravées et cette possibilité de s'en affranchir enfin, coquines et pleines de ressources, mais aussi dans une quête de bonheur qui paraît presque impossible.

Vous allez les découvrir, il y a un noyau dur avec des caractères différents, des relations entre elles aussi qui influent sur les discours, des fantasmes et peut-être des expériences, qui sait, également très variées. Balli Kaur Jaswal va d'ailleurs loin, bousculant tous les tabous possibles à travers ces femmes qui deviennent de vrais exemples pour une Niki parfois dépassée.

Niki, elle, va évoluer à leur contact. Mais aussi changer de regard sur elle-même, sur sa famille, comprendre qu'elle s'est peut-être trompée sur pas mal de choses et ressortir de cette expérience avec un mouchoir posé sur son orgueil et une relation aux siens différente. Sans oublier de nouvelles perspectives personnelles, n'en disons pas plus.

Reste un dernier très beau personnage, celui de Kulwinder, qui va elle aussi être bousculée fortement par les événements provoquées par ces surprenantes veuves. Contre son gré, d'abord, car elle se veut garante de cette morale que viennent remettent en cause ces femmes, sous l'influence, pense-t-elle d'abord, de cette Niki, bien trop occidentalisée.

Mais cette femme rude, qu'on imagine un tant pouvoir devenir "la méchante" de l'histoire, va, comme Niki, évoluer grâce à cette expérience. L'orientation que va donner la romancière à ce personnage est assez inattendue, joue d'abord avec l'humour, mais ensuite surtout avec une immense tendresse pour cette femme incapable de sortir du deuil terrible qui l'a frappée.

J'ai fait quelques références à des films dans ce billet et ce n'est pas un hasard : je ne sais pas si les droits de ce roman ont déjà été achetés, mais si j'étais Gurinder Chadha, Richard Curtis ou Mike Newell, je me précipiterais pour les acquérir. Il y a là matière à faire un film qui mêle comédie et thèmes au combien sérieux, amour, érotisme et amitié... Quel beau cocktail, non ?

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