Le 21 février 1965, Malcolm X est assassiné en pleine intervention publique, à New York. Mille rumeurs courent sur les meurtriers et leurs éventuels commanditaires, mais au-delà de ces questionnements légitimes, le choc est immense dans tout le pays. Et la communauté noire, vingt millions d'Américains ayant bien souvent l'impression d'être des citoyens de seconde zone, se désespère et se tend.
La solution non-violente prônée par le révérend Martin Luther King ne convainc plus ; la violence menace d'éclater à chaque instant, à chaque nouvelle injustice. Et, lorsqu'une escarmouche ou un début d'émeute se produit dans le pays, la répression est terrible et laisse derrière elle de nombreuses victimes. Des victimes à la peau noire.
Deux jeunes hommes aux trajectoires bien différentes se retrouvent à ce moment-là sur un campus d'Oakland : Bobby Stills et Huey Norton. A 29 ans, le premier a déjà pas mal roulé sa bosse, ex-militaire, renvoyé pour avoir frappé un supérieur, désormais muni d'un diplôme d'ingénieur ; le second, étudiant en droit, a fait de la prison.
Ils se sont connus quelques années plus tôt, à travers leur engagement politique et idéologique fort pour la défense des droits des Noirs, avant de se perdre de vue. De ces retrouvailles, va naître la volonté de prendre un peu plus le destin des Afro-Américains en main, ce qui va aboutir à la création d'un nouveau mouvement : le Black Panther Party for Self-Defense.
Avec, pour marquer le coup, un manifeste (le titre de ce billet est son premier article), une structure gouvernementale pour affirmer la volonté de pouvoir et pas simplement de défense des droits, mais aussi des accessoires qui vont leur permettre de se montrer partout et de s'imposer : les gants noirs, le béret, une arme et un livre de droit.
Car ce nouveau parti repose sur un principe simple : utiliser la loi des Blancs, celle qui entrave et opprime tant les Noirs, et la retourner à leur propre avantage. Cela passe d'emblée par le fameux deuxième amendement, celui qui autorise la détention et le port d'arme pour les citoyens. Il ne s'agit pas d'en faire usage, mais de l'utiliser pour réaffirmer sa citoyenneté à part entière...
Dans le sillage de Bobby et Huey, se met en place un mouvement qui va, très vite, se faire remarquer par des actions d'éclat, plaçant les autorités, et en particulier les forces de l'ordre, mais aussi le pouvoir politique, dans une position fort inconfortable. Ils ne sont pas hors-la-loi, mais leur activisme marque les esprits, aussi bien parmi la communauté noire que dans la population blanche...
Et le succès est fulgurant, on se bouscule pour intégrer ce mouvement, d'abord en Californie puis à travers le pays. C'est le cas de Charlene, adolescente en rupture avec son père. Idéaliste, déterminée, motivée pour se faire sa place au sein du jeune mouvement, mais aussi pour que le mouvement s'installe dans la société américaine et qu'enfin, elle se sente considérée. Une militante enthousiaste et exemplaire.
A l'autre bout du spectre, il y a Neil. Policier, blanc de peau, fervent catholique, pratiquant son métier comme un sacerdoce, avec à l'esprit et au coeur la mission de servir et protéger, comme le veut la devise de son corps. Un homme intègre, en rébellion à sa façon lui aussi contre son père, même s'il a choisi une autre voie pour l'exprimer.
Flic en uniforme, faisant des tournées dans les rues de Los Angeles, et pas dans les quartiers les plus favorisés, il connaît bien le terrain et cherche toujours l'équité, contrairement à de nombreux de ses collègues, racistes et aimant affirmer leur force. Neil est sans doute un peu trop timide pour imposer ses vues, il subit souvent les événements, laissant finalement agir ses coéquipiers, même lorsque cela lui déplaît...
Enfin, il y a Tyrone. Jeune homme noir, il purge une peine de prison quand on vient lui proposer de le remettre en liberté, à une condition : jouer les mouchards au sein d'un mouvement en plein essor et dont on se méfie de plus en plus en haut lieu, le Black Panther Party. Infiltrer l'entourage de ses leaders et rapporter au FBI leurs intentions...
Tyrone refuse, d'abord, persuadé qu'il n'est pas l'homme de la situation, qu'il sera démasqué en quelques instants. Mais son interlocuteur sait habilement faire pression sur lui et mettre en avant des arguments que le garçon ne peut rejeter... Piégé, il finit par céder, se lance dans l'aventure, entre trouillomètre à zéro et mauvaise conscience...
"Power" débute donc par une première partie, "What we want", qui retrace la naissance du BPP et décrit son cadre, ses statuts, ses objectifs. En fait, cette première partie assez courte est plutôt un long prologue qui va permettre de planter le décor pour entrer, dans la seconde, "What we believe", dans le vif du sujet.
Car "Power" n'est pas stricto sensu un roman historique. Il ne s'agit pas de raconter l'histoire du BPP, même si cela constitue l'arrière-plan des histoires que l'on va découvrir ensuite. D'ailleurs, si Michaël Mention reste au plus proche de la chronologie et des faits, il se donne une marge de manoeuvre fictionnelle, par exemple en changeant les noms des fondateurs du parti, Bobby Seale et Huey P. Newton.
Si "ses" Bobby et Huey sont sur le devant de la scène durant "What we want", ils apparaissent plus en retrait durant "What we believe", les rôles principaux étant alors occupés par des personnages totalement imaginaires, ceux-là, les trois que j'ai évoqués plus haut : Charlene, Neil et Tyrone. Leur présentation dans ce billet est volontairement succincte, car le coeur de ce roman, c'est ce qui va leur arriver...
On retrouve dans "Power" une technique classique des fictions à caractère historique, appelons cela ainsi : mettre des personnages imaginés face à l'histoire en marche et raconter comment les événements vont influer sur leur existence, leur destin. On retrouve des archétypes vieux comme les tragédies antiques, et ce sera encore le cas avec nos trois protagonistes, qui vont être emportés par un tourbillon terrible...
Ainsi présentés, ils ne semblent rien avoir d'extraordinaire, ce sont des anonymes qui auraient pu le rester, mais croyez-moi, entre le moment où vous allez faire leur connaissance et celui où vous les quitterez, ils ne paraîtront plus être tout à fait la même personne. Voilà aussi ce qui rapproche "Power" d'un roman noir : les événements peuvent aussi bien vous profiter que vous broyer, mais la seconde solution est la plus courante...
Michaël Mention s'appuie sur l'histoire fulgurante de ce Black Panther Party, officiellement dissout en 1982, mais qui va imploser véritablement dès le début des années 1970, victime des dissensions entre ses leaders, de leurs ambitions divergentes en matière de gouvernance et d'idéologie, d'une propension de plus en plus nette à la violence...
Pourtant, le mouvement, à ses débuts, repose sur la volonté claire de fonder son action sur le social et l'éducation. Pour devenir Black Panther, on doit se former, intellectuellement, mais aussi idéologiquement (l'orientation marxiste est très nette). Ensuite, on soutient la communauté par des gestes parfois très simples, ainsi que par une présence qui se veut constante.
Un exemple : à un carrefour d'un quartier noir, se produisent régulièrement des accidents de la circulation. On ne compte plus les enfants fauchés par des voitures à cet endroit. On réclame une signalisation, un feu tricolore, mais rien n'est fait. Pas même une présence policière pour réguler la circulation. Qu'à cela ne tienne, puisque les autorités ne le font pas, les Black Panthers le feront !
Et voilà comment, petit à petit, entre activisme et provocation pacifiques envers le pouvoir et actions de terrain assidues et ciblées, le BPP a gagné les coeurs et les esprits. Au début, tout cela paraît si simple, si facile, et puis les choses vont se gâter, peu à peu, jusqu'à gangrener le mouvement et le conduire à sa perte.
Le contexte aussi n'a rien facilité : la communauté noire, terme générique et un peu trompe-l'oeil, est en fait très diverse et même très divisée. Pas seulement sur un plan idéologique, entre partisans de Malcolm X et de Luther King, entre marxistes et musulmans, entre partisans de la violence et adeptes de la non-violence...
Non, ça, ce sont les divisions de la frange politique de la communauté. Mais, il y a aussi une autre voie en plein développement, celle des gangs. Ceux qui ont renoncé à trouver une place au sein de la société et ont décidé de vivre hors cette loi qui les opprime et les entrave. Leur loi, c'est celle du plus fort, de celui qui dégaine le plus vite. Mais aussi celle du billet vert.
Entre le BPP et les gangs, s'instaure une véritable rivalité, les objectifs des uns et des autres, tout comme les moyens mis en oeuvre pour y parvenir, semblant radicalement opposés. Malgré les efforts des dirigeants du BPP pour trouver des terrains d'entente, forger des alliances, rappeler que l'ennemi, c'est le pouvoir blanc, le capital, également, cette opposition va tourner à l'affrontement...
Enfin, il y a la pression policière. Paradoxalement, elle n'est pas tant symbolisé par Neil, vous comprendrez vite pourquoi, mais par Tyrone. En effet, rapidement, le BPP va être considéré comme un danger à rapidement cerner et éliminer par J. Edgar Hoover en personne. Et pour cela, il existe un programme, créé au milieu des années 1950 : le COINTELPRO.
Tyrone, malgré lui, devient l'un de ses agents. Le but du COINTELPRO, c'est de discréditer par tous les moyens à disposition les mouvements jugés trop radicaux ou remettant un peu trop en cause les bases de la société américaine. Infiltrations, intoxication et désinformation, divisions et exacerbation des rivalités entre entités, et sans doute bien pire encore... Tous les moyens sont bons, et God bless America !
Hoover, au plan fédéral, comme le gouverneur de Californie, un certain Ronald Reagan, sur un plan plus local, sera l'ennemi acharné du BPP. On le croise brièvement dans "Power", mais c'est l'un de ses "petits soldats" que l'on va suivre au fil du roman. Un brave gars, sans doute, mais sans scrupule ni état d'âme, obéissant aux ordres et les appliquant à la lettre, sans se soucier des conséquences.
A l'inverse d'un Tyrone, rongé par le rôle que Clark lui a imposé, ce dernier laisse son boulot au bureau et, le soir, reprend sa petite vie tranquille, sans histoire. Un personnage qui n'en est que plus glaçant, par ce distinguo qu'il parvient à faire entre son job, instrument de l'oppression, et sa vie privée, mais qui est peut-être aussi celui qui est le moins impliqué dans le fameux tourbillon...
"Power" est évidemment un roman très politique, même si Michaël Mention n'oublie pas les dérives idéologiques qui ont aussi provoqué l'implosion du BPP. De même, il ne ménage pas les personnages inspirés de véritables personnages historiques. Certains avaient déjà un parcours judiciaire chargé avant d'adhérer, et pas lié à des actions militantes, mais à de véritables crimes.
La première page du livre est d'ailleurs édifiante, cela débute par un court texte, presque une exergue, en forme d'aveu : "Ca a foiré à cause de nous. Pas à cause du FBI, de la came, des gangs. Ils nous ont pourri la vie, mais le vrai problème, c'était nous. Trop pressés (...) L'envie, c'est ce qui nous a tués". Comme souvent, l'utopie était séduisante, mais elle a échoué...
C'est aussi cela, "Power", une utopie qui naît, se met en place, se développe, s'impose, petit à petit. Oh, elle ne fait pas plaisir à tout le monde, parce que l'utopie remet trop de choses en cause pour faire l'unanimité. Et puis, l'humain reprend le dessus et les belles idées sont écrasées par l'ambition, la soif de pouvoir, la folie humaine...
La folie... Elle est très présente dans le roman, sous différentes formes, éclatante ou insidieuse, virulente et douloureuse. Et ceux qui parviennent à rester lucides sont vite dépassés par les événements. Cette époque fut folle, elle aussi, dans sa démesure comme dans les passions qu'elle a engendrées, par le vent de liberté qui a soufflé, comme par l'incroyable violence qui en a découlé.
Je l'ai dit plus haut, Michaël Mention s'appuie sur l'histoire des Black Panthers, comme par exemple leur extraordinaire manifestation devant, puis à l'intérieur du Capitole de Sacramento, siège de l'exécutif de l'Etat de Californie, le 2 mai 1967. Et puis, plus généralement, il intègre d'autres événements phares de la période pour nourrir son récit, faire évoluer ses personnages.
Sans oublier la musique, ingrédient omniprésent dans la bibliographie de l'auteur, et même de plus en plus présente. Car, si elle était d'abord un élément de décor, une manière de colorer l'arrière-plan et de faire revivre une époque, elle s'impose de plus en plus au coeur du récit, comme un élément à part entière du récit.
C'était déjà le cas dans "Fils de Sam", où les paroles commençaient à s'immiscer dans le texte. Mais, dans "Power", les textes des chansons (on trouve une play-list en fin d'ouvrage, qui rassemble des tubes immortels, aussi bien que des raretés) font partie de la narration, parfois comme transition, comme une ligne de séparation sur un split-screen, ou comme un fondu.
A d'autres moments, ils illustrent, et pas seulement musicalement, l'action qui est en cours. Il y a un joli travail d'écriture pour que ces textes, évidemment jamais choisis au hasard, ou juste parce que c'est ce qu'on entendait sur toutes les ondes à ce moment-là, collent vraiment à l'histoire et ajoutent leur pierre à l'édifice.
C'est bien sûr un roman qui paraît dans un contexte sensible, douloureux, et pas seulement aux Etats-Unis, où les questions raciales sont revenues brutalement à la une ces dernières années, où des sportifs noirs ont défié le pouvoir blanc avant même l'avènement de Donald Trump. En France aussi, ces questions perdurent face à une libération des paroles racistes...
"Power", c'est une parenthèse enchantée, un rêve non pas de paix et d'amour, mais de respect, comme le chantait Aretha Franklin, un rêve de pouvoir vivre comme on l'entendait, sans que la couleur de peau ne ferme toutes les portes... Ils et elles voulaient la liberté, ils et elles l'ont touchée du doigt et elle s'est rétractée... Toujours tant désirée, et pourtant toujours aussi rétive... Réservée à ceux qui en décident...
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