En ce début d'année 2019, les éditions Rivages ont misé, pour leur collection de littérature générale, sur des textes courts. Après "Tête de Tambour" et "L'Autre Côté", voici un troisième roman très bref, une longue nouvelle, en fait, qui semble déstabiliser nombre de lecteurs... Pourtant, la romancière qui le signe s'est fait une spécialité de nous emmener là où on ne l'attend pas, pour des exercices de style percutants et extrêmement visuels, ce qui est encore le cas ici. Après le roman post-apocalyptique, le roman de sabre (et en "vieux français", qui plus est) ou encore le western, pour ne citer que ceux que j'ai lus, Céline Minard nous emmène avec "Bacchantes" au coeur du casse du siècle. En une centaine de pages, elle nous entraîne dans une histoire joyeuse, turbulente et pourtant proche du désespoir. Un peu comme les étapes que fait traverser l'ivresse. Et pour cause, puisqu'il s'agit de braquer la plus merveilleuse des caves à vin au monde... Et avec panache !
Ethan Coetzer est inquiet. Il pourrait l'être en raison du temps qui s'assombrit sérieusement, un typhon d'une puissance inédite étant annoncé pour les tout prochains jours sur la baie de Hong-Kong. Mais, si cet ancien ambassadeur d'Afrique du Sud reconverti dans les affaires, et quelles affaires !, est si préoccupé à cet instant, c'est pour une raison bien différente...
Depuis qu'il a quitté la diplomatie, Coetzer s'est installé dans l'ancienne enclave britannique en Chine et y a fondé une petite entreprise qui ne connaît pas la crise : ECWC. Une société de vitiviniculture qui s'est hissé rapidement au rang de référence mondiale dans ce domaine. Et offre désormais ses services à quelques-uns des plus grands collectionneurs de vin au monde.
Pourquoi cet engouement ? Parce que Coetzer a trouvé l'endroit idéal pour stocker les plus grands crus, les plus beaux millésimes jamais produits : d'anciens bunkers construits par l'armée britannique, lorsque Hong-Kong appartenait encore à la Couronne. Une fois aménagés, ces lieux offrent une température et un taux d'humidité constants, mais aussi une sécurité parfaite pour de tels trésors.
Enfin presque...
Car quelqu'un est entré dans le bunker lambda, et c'est pour ça que Coetzer est inquiet. Très inquiet. Pour les bouteilles qui se trouvent à l'intérieur, pour son business si lucratif, pour sa réputation jusqu'ici immaculée... Et peut-être pour d'autres choses encore... Il se demande bien qui a pu commettre un tel acte, et surtout comment...
Personne n'a rien vu venir et la troupe d'intervention qui a été mobilisée à l'extérieur ne peut pas faire grand-chose. Certes, il faudra que la situation se décante avant que le typhon ne frappe la mégapole, mais d'ici là, la balle est dans le camp de celui, de ceux, nul ne le sait encore, qui a entrepris ce braquage des plus audacieux.
Le siège a commencé, des moyens humains et technologiques gigantesques sont mobilisés H24 pour saisir toute occasion de collecter des informations, voire d'intervenir dans des conditions optimales (comprenez : sans danger pour les bouteilles désormais considérées comme des otages). En vain. La tension ne cesse de croître et Coetzer en mène de moins en moins large...
Jusqu'à ce que la porte blindée, enfin, s'entrouvre. On dépose une bouteille à l'extérieur. On la pousse du pied, afin de pouvoir refermer la porte. A l'extérieur, les souffles sont suspendus et tous sont figés de stupeur. Car le pied aperçu est chaussé d'un luxueux escarpin noir... Se pourrait-il que les malfaiteurs tant craint soient... des malfaitrices ?
Céline Minard est une écrivaine fort singulière, qui nous emmène toujours là où on ne l'attend pas. C'est surtout une romancière qui apprécie les exercices de style, jouer avec les codes des genres sur lesquels elle travaille. Je ne l'imaginais pas s'attaquer ainsi au braquage, genre qui est tout de même abondamment traités en littérature comme au cinéma (le second adaptant souvent le premier).
Mais, j'étais curieux de voir comment elle allait aborder ce sujet, sous quel angle, avec quelle philosophie, dirons-nous. Première surprise, on se retrouve face à un tout petit livre ! A peine plus grand qu'un poche et peu épais. On l'ouvre, et là encore, on découvre une taille de caractère assez grande, un interlignage marqué... De quoi frustrer les amateurs de textes fleuves !
"Bacchantes" est donc une longue nouvelle, qui débute in media res et nous emmène au coeur de cette période si particulière de la plus bizarre des prises d'otages. Certains seront peut-être choqués que j'emploie ce mot, mais les braqueuses, allez, on peut le dire, usent des bouteilles qui les entourent exactement de cette manière.
Certaines sont "libérées", d'autres sont "sacrifiées", comme le feraient des braqueurs de banques avec la clientèle et les employés de l'agence dont ils entendent vider les coffres. Et il faut reconnaître à ces mystérieuses gangsters un véritable sens de l'originalité qui confine au ludique. Elles sont en position de force et le savent. Et elles jouent avec les forces de l'ordre qui les assiègent...
Je dois dire que c'est un des aspects les plus sympas de ce livre : la personnalité pour le moins surprenante de ces braqueuses, que je vais vous laisser découvrir. Ce que l'on peut dire, c'est qu'elles ont une vraie capacité à attirer la sympathie du lecteur par leurs frasques, leurs provocations permanentes, leur jeu insolent et désespéré à la fois...
Céline Minard détourne non seulement des codes, mais aussi à travers ses personnages, un trio qui pourrait être classique, mais qui devient tout à fait original et pas uniquement parce qu'il s'agit de femmes. Chacune correspond à un archétype précis. Et chacune à sa façon brave la masculinité triomphante qu'on est plus habitué à rencontrer dans ce contexte.
Et cela nous amène à une autre forme de jeu présente dans ce roman, celle autour de Bacchus, le dieu du vain et de l'ivresse. Eh oui, forcément, il est un peu chez lui dans ces anciens bunkers reconvertis en caves à vin. A moins qu'il ne s'y sente justement pas si à l'aise, puisque les bouteilles entreposées là ne sont pas forcément destinées à être bues...
Le roman s'appelle donc "Bacchantes", comme les prêtresses voués au culte du dieu (ici, le dieu roman, leur équivalent dans la culture grecque étant les ménades, évoquées par André Chénier dans son poème "Bacchus", cité en titre de ce billet). Elles étaient mises à l'honneur lors de fêtes pour le moins turbulentes : les bacchanales.
Pas besoin de vous expliquer tout cela en long en large et en travers, il n'y a rien d'extraordinaire jusque-là. Des femmes entourées de bouteilles de vin, le parallèle est sans surprise. Mais, Céline Minard n'a pas envie de s'arrêter là : lorsque la porte s'ouvre et que le pied fait glisser cette première bouteille, c'est le coup d'envoi de sa bacchanale.
Alors que le temps ne cesse de se gâter, imposant à tous les acteurs de cette histoire un compte à rebours impitoyable, dont on attend aussi de voir comment il interviendra, on danse dans le bunker, une fête un tantinet macabre, à laquelle les braqueuses vont donner un tour formidable, malicieusement décadent, presque pasolinien...
Mais bien sûr, on ne peut pas croire que Céline Minard s'est limitée à la définition stricte des bacchantes et des bacchanales... Dans notre langue moderne, des acceptions plus péjoratives ou familières sont apparues concernant ces termes et là encore, la romancière joue avec, les intègre à son histoire.
La bacchante, c'est une femme débauchée, et la bacchanale, c'est une orgie, disons les choses clairement. Or, les personnages de Céline Minard sont une réponse à ces appellations : débauchées ? Non, libres, totalement libres et heureuses de l'être. Quant à l'orgie, je dois dire qu'il y a quelque chose de délicieux dans les questions que se posent les personnages extérieurs au bunker sur ce qui se passe à l'intérieur...
L'imagination, bien alimentée par les braqueuses, d'ailleurs, tourne à plein régime, chez Coetzee, en particulier, qui, au moindre bruit, au moindre souffle, au moindre geste, se liquéfie un peu plus... Le lecteur est le spectateur privilégié des facéties de ces braqueuses pas ordinaires, qui mènent la danse et mettent en scène leur histoire elles-mêmes.
Petit à petit, on s'approche de questions qui fâchent autour de ce livre, qui semble accueilli assez fraîchement par nombre de lecteurs. De manière assez surprenante à mes yeux, car je dois dire que je me suis beaucoup amusé à lire ce court texte, plein de vie et franchement spectaculaire, nourri d'influences diverses, dont Tarantino n'est pas la moindre, et extrêmement visuel.
Alors, oui, on entre de plain-pied dans l'histoire, ce n'est pas un "Ocean's three" où la préparation du coup est aussi importante que sa réalisation. Oui, Céline Minard s'affranchit d'un certain réalisme, mais ce n'est pas son but, je ne le crois pas. Oui, la brièveté du texte a quelque chose de frustrant et cette histoire se suffit à elle-même, sans grandes réflexions, juste l'action pour l'action...
Mais, dans le même temps, on a des personnages mémorables, un contexte d'une grande originalité, des idées formidables (je n'évoquerais, et sans entrer dans le détail, qu'une formidable tenue qu'on croirait sortie de la garde-robe de "Priscilla folle du désert", dans une version vinicole), un côté indéniablement graphique, entre l'approche du typhon, ce décor improbable et ces personnages grand-guignolesques.
Ah, voilà, j'ai peut-être donné une clé qui peut expliquer ces réticences : oui, "Bacchantes" est un roman grand-guignolesque, et c'est un genre à part entière qui ne mérite pas qu'on le regarde en se pinçant le nez. Céline Minard jongle avec tragédie et comédie, les mariant dans une espèce de sarabande macabre et désespérée.
On a l'impression que les braqueuses ont fait table rase de leur passé et que leur avenir n'a pas franchement d'importance. Si ça passe, alors, elles peuvent espérer profiter de leur forfait, si ça casse, quelle importance ? "Après nous le déluge" est une formule qui colle parfaitement à ce livre, puisque, justement, le déluge est attendu...
C'est justement parce que ce n'est pas tout à fait un roman noir, un roman à suspense, que "Bacchantes" est un roman intéressant. Là encore, Céline Minard détourne les codes et fait de son casse une sorte de blague de potaches, des espèces de Villon du XXIe siècle qui se lancent d'abord dans des mauvais coups pour se marrer.
Enfin, j'ai vu passer quelques commentaires disant qu'il n'y a pas de morale dans cette histoire... Je ne suis pas d'accord avec ça : en s'attaquant à des super-riches, dont un bon nombre sont sans doute des nouveaux riches, qui ont fait fortune avec les méthodes contemporaines qu'on critique et dénonce assez souvent, elles font oeuvre morale.
Elles s'attaquent qui plus est à ces fortunes par un angle inattendu : celui du superflu. Le vin, valeur refuge, il fallait y penser. Et puis, sans être forcément des Robins des Bois, car il ne s'agit pas de prendre aux riches pour donner à ceux qui ont besoin, il y a quelque chose d'aussi superflu dans leur démarche que dans ce qu'elles ont choisi d'attaquer...
La morale, si l'on doit absolument en faire ressortir une, elle est là, dans cette attaque frontale vers la richesse dans ce qu'elle a de plus m'as-tu-vu, de plus inutile aussi (je ne bois pas de vin, je ne suis pas oenologue et c'est sans doute pour cela que je ne comprends pas qu'on ne consomme pas ces nectars). Ce n'est pas juste au portefeuille qu'on vise, c'est aussi à l'orgueil qu'on veut infliger de sales blessures.
Enfin, la dimension féministe n'est pas négligeable : les femmes sont les maîtresses de cérémonie de ce curieux spectacle, des deux côtés de la porte du bunker, puisque c'est aussi une femme qui commande côté force d'intervention. Quant aux propriétaires, mais j'extrapole peut-être, je n'ai pas lu les fichiers clients de la boîte de Coetzer, il me semble qu'ils sont probablement une large majorité d'hommes...
Allez, je ne vais pas plus loin, je ne persuaderais sans doute pas les déçus, quant aux autres, ceux qui n'ont pas encore lu le livre ou restent indécis, faites-vous votre opinion propre. "Bacchantes" est un bonbon littéraire qui se lit d'une traite, vivant et spectaculaire, jusque dans son final fort mouvementée et racontée de manière brillante, comme un split-screen, ou plutôt une espèce de fondu enchaîné infernal.
J'attendais que Céline Minard me surprenne, et ça a encore été le cas avec ce casse enivrant. Ne cherchons pas midi à quatorze heures, ne réclamons pas des réponses à des questions qui ne sont pas posées, et c'est manifestement la volonté de l'écrivaine de ne pas les poser. Jubilons simplement de voir ces trois femmes déjantées et n'ayant rien à perdre damer le pion à tous, peut-être même au typhon...
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