mercredi 6 février 2019

"Souvent, tôt le matin et tard le soir (...) elle se demande : est-ce que c'est vraiment arrivé ? En Amérique ? A nous ? Elle pense que tout cela aurait pu être évité (...) Tant de gens ont laissé faire. Ont détourné le regard".

Il y a quelques semaines (ou mois, bon, j'ai pris plein de retard, je sais...), je cherchais une lecture qui pourrait se rapprocher du "Prince à la petite tasse", d'Emilie de Turckheim, dont nous parlerons prochainement. Je me suis alors rappelé que dormait depuis un bail dans ma liseuse une "narrative non fiction" signée par un des grands adeptes du genre, Dave Eggers, et que ce livre pourrait faire l'affaire. Direction la Nouvelle-Orléans, cadre de "Zeitoun" (disponible en poche chez Folio ; traduction de Clément Baude), cadre plus exactement de l'incroyable histoire d'Abdulrahman Zeitoun et à travers lui de tant d'autres personnes prises au piège d'une ville traumatisée par une catastrophe hors norme et victimes d'un arbitraire indigne d'une démocratie. "Zeitoun", c'est Kafka sur la digue ou dans les gradins du Superdome, mais sans le côté onirique des choses. L'illustration du fameux adage qui veut que l'enfer soit pavé de bonnes intentions et un récit qui fait carrément froid dans le dos...



 Fils d'un pêcheur syrien, issu d'une famille nombreuse, Abdulrahman Zeitoun a un jour choisi de quitter son pays pour tenter sa chance en Amérique. En 1994, après avoir vécu dans plusieurs autres villes de cet immense pays, il s'installe à la Nouvelle-Orléans. C'est là qu'il rencontre sa femme, Kathy, américaine convertie à l'Islam, elle aussi issue d'une famille nombreuse au train de vie modeste.

Ensemble, ils ont eu trois filles, venues rejoindre le garçon de 15 ans que Kathy a eu de son premier mariage, à qui ils souhaitent offrir toutes les chances de réussir dans la vie. Ils ont mis sur pied une entreprise de BTP, peinture, rénovation, qui tourne bien. Abdulrahman déniche les chantiers et gère les travaux, Kathy s'occupe de la partie administrative. Une petite entreprise qui marche de mieux en mieux.

On dit même que Zeitoun est toujours en quête d'ouvriers, car il accepte bien souvent plus de chantiers qu'il n'a de main d'oeuvre à disposition. Il faut dire qu'à la Nouvelle-Orléans, ce n'est pas e travail qui manque, les vieilles baraques traditionnelles de la région ont souvent besoin d'un rafraîchissement, à l'extérieur comme à l'intérieur.

Homme d'affaires assez avisé, Abdulrahman Zeitoun a décidé de ne pas garder tous ses oeufs dans le même panier. S'il n'a presque rien changé à ses habitudes, s'il continue à tourner dans sa vieille camionnette avec son logo en forme d'arc-en-ciel qui lui a valu quelques malentendus ou à vélo pour gagner du temps, il a aussi investi dans une valeur sûre : la pierre.

Les Zeitoun sont propriétaires de plusieurs bâtiments à travers la ville, qu'il s'agisse de bureaux ou d'habitations, pas un empire immobilier, non, mais un parc assez important qui rapporte pas mal. Et sans rouler sur l'or, ils ont de quoi voir venir et peuvent mettre de côté suffisamment d'argent pour, dans quelques années, financer les études de leurs filles.

En une dizaine d'années à NOLA, Zeitoun a appris à vivre au rythme du passage des cyclones, qui se succèdent souvent à la fin de l'été. Cette année 2005 n'échappe pas à la règle, aussi Zeitoun se prépare-t-il à quelques désagréments pendant quelques jours, lorsqu'on annonce l'arrivée d'un de ces phénomènes météorologiques, joliment baptisé Katrina.

Pas de quoi s'affoler, pense-t-il, même si, en ces derniers jours d'août, la rumeur colporte une inquiétude inédite. Et si Katrina était un peu plus qu'un simple cyclone ? Et si, cette fois, les risques étaient plus grands que les années précédentes ? Kathy semble d'ailleurs gagnée par cette inquiétude et commence à envisager de s'éloigner de la ville pendant quelques jours.

Au fil des jours, l'anxiété grandit : Katrina gagne en virulence au fur et à mesure qu'elle approche de la Nouvelle-Orléans, mais Zeitoun est inflexible. Il ne veut pas partir, il veut rester pour surveiller l'état de leur différentes propriétés et des chantiers en cours. Et puis, qui sait, de nouvelles opportunités pourraient se présenter...

Kathy et les enfants vont partir, rejoignant le flot de ceux qui ont pris la route, dans des conditions fort délicates. Et Zeitoun, lui, va se retrouver dans une ville victime de dégâts d'une ampleur inédite. Il va assister à la montée des eaux, qui ne va pas épargner la maison familial et se rendre compte que Katrina n'a rien de commun avec les cyclones des années précédentes.

Mais peu lui importe la précarité de sa situation, il se dit au contraire que c'est le moment d'aider les autres. Alors, il met à l'eau un canoë en aluminium, acheté des années plus tôt et qui n'avait quasiment jamais servi depuis. Il sillonne les... rues de son quartier et même un peu plus loin, venant à la rescousse de personnes en péril ou cherchant à prévenir les secours lorsqu'il ne peut intervenir.

Jusqu'à ce qu'il ne soit arrêté, suspecté d'être un pillard et conduit au Superdome, le stade de la ville, où ont été rassemblés nombre de sinistrés, dans des conditions de vie sordides. C'est aussi là qu'une prison de fortune a été établie... Commence alors la période la plus absurde de son existence, accusé sans avoir rien fait, et victime d'une machine administrative devenue folle.

Quant à Kathy, elle va rester sans nouvelle de son mari pendant des jours et des jours, redoutant le pire, mais certainement pas ce qui arrivait effectivement à Zeitoun. Assistant, impuissante, au drame humanitaire qui frappe sa ville, noyée sous les eaux et livrée à la violence. Avec comme seule idée de retrouver coûte que coûte l'homme qu'elle aime...

J'ai été un peu long pour ce résumé, mais le contexte est important. Le détail est dans le livre, étape par étape, puisque Dave Eggers a choisi de raconter l'histoire d'Abdulrahman Zeitoun et de sa famille au jour le jour, à partir du 26 août 2005 et jusqu'à la fin du mois de septembre. Un mois qui va marquer à jamais cette famille.

Au départ, il y a un projet éditorial initié par Dave Eggers dans le cadre de "Voice of witness", une ONG qu'il a créée. Une longue enquête réalisée en 2006 auprès des victimes de Katrina pour qu'ils racontent ce qu'ils ont vécu pendant et après le passage de l'ouragan. C'est à cette occasion que Dave Eggers fait la connaissance des Zeitoun.

Il se lance avec eux dans ce projet éditorial plus personnel autour de l'expérience kafkaïenne vécue par Abdulrahman Zeitoun dans les jours qui ont suivi la catastrophe. De nombreuses discussions, des rencontres à la Nouvelle-Orléans, mais aussi en Espagne ou en Syrie, où vivent les autres membres de la famille Zeitoun, dont certains ont joué un rôle très important dans les recherches pour retrouver Abdulrahman.

Il faut dire que l'histoire de Zeitoun est absolument stupéfiante : une arrestation totalement injustifiée, des droits bafoués, ce que ne suffit pas à expliquer la situation sens dessus dessous à la Nouvelle-Orléans à ce moment-là, une justice qui n'a pas fait de sa priorité la recherche de la vérité, une dérive autoritaire qui semble complètement à côté de la plaque.

Le pire, c'est que Zeitoun n'est pas un cas unique : la Garde Nationale, appelée en renfort sur place, a manifestement multiplié les excès de zèle. Sauf que les pillards présumés n'en étaient souvent pas et que les véritables pillards n'ont souvent pas été inquiétés... On a attrapé n'importe qui, histoire de faire des exemples, en espérant que ça ramènerait un semblant de calme...

Mais, tout cela réveille des relents bien putrides. Car, à l'image d'Abdulrahman Zeitoun, la plupart de ceux qui ont été arrêtés à cette période n'ont rien de WASP, si vous voyez ce que je veux dire... La catastrophe a réveillé la part sombre d'une région et d'une ville où les tensions raciales ont toujours été fortes.

Zeitoun a voulu jouer les bons Samaritains, lui qui a toujours considéré que cette ville était comme sa famille, et ça s'est retourné contre lui, sans raison, sans explication. Et une fois le doigt dans l'engrenage, celui qu'on aurait dû saluer comme un héros va connaître un chemin de croix terrible, au cours duquel on va le traiter moins qu'un être humain.

Ce qui est frappant, c'est la candeur de Zeitoun tout au long de cette période. L'incompréhension le dispute à l'incrédulité et, se sachant de bonne foi, il va conserver l'idée que tout va pouvoir s'arranger. Et pourtant, entre conditions de détention déplorables et mépris souverain de tous ceux qu'il va croiser, il y a de quoi plonger...

Ce contraste entre l'image que renvoie Zeitoun, sa générosité, son courage, son humanité, mais aussi son attachement sincère pour la ville et la communauté, et le traitement infligé par une justice plus aveugle que jamais fait la force de ce récit. Une puissance qui réside justement dans le fait qu'il ne s'agit pas d'une fiction, mais bien d'une histoire vraie.

Dans son malheur, Zeitoun a eu la chance de ne jamais être lâché par ses proches. Sa femme, Kathy, mais aussi un de ses frères qui, depuis l'Espagne, s'est mis en quatre pour essayer de lui venir en aide. Dave Eggers ne se focalise pas uniquement sur le personnage d'Abdulrahman, il retrace les démarches de Kathy et Ahmad, son frère aîné.

Une bataille contre des moulins à vent, même s'il semble évident que ces actions ont sans doute évité le pire. D'abord, parce qu'Abdulrahman a sans doute gardé l'espoir en pensant aux siens, ensuite, parce que, malgré tout, les Zeitoun ont bousculé un système qui aurait continué son bonhomme de chemin façon rouleau compresseur sans plus d'état d'âme.

En racontant cette histoire, qui, encore une fois, n'est sans doute pas unique en son genre, Dave Eggers pointe du doigt les dysfonctionnements d'une société américaine déjà bien imprévoyante face à l'arrivée de Katrina et qui aggrave son cas en devenant inhumaine au moment où la Nouvelle-Orléans aurait justement eu besoin d'une triple dose d'humanité pour surmonter les drames...

Dave Eggers, dont la sensibilité humaniste et tolérante ne fait aucun doute, fait de cette histoire terrible un livre prenant, poignant, marqué par des moments très forts, en particulier lorsque l'on suit Zeitoun sur son canoë. On prend la mesure de l'ampleur de la catastrophe, jusque dans des quartiers éloignés des digues.

Et puis, il y a cette partie qui dépasse l'entendement, la raison, même. Tout un système qui devient fou sous la pression d'une situation extraordinaire. Une parodie de justice, où l'accusé semble déjà reconnu coupable avant même le début de son procès. Un homme dépassé, des autorités débordées, des magistrats expéditifs...

On souffre aux côtés de Zeitoun et de sa famille devant l'absurdité totale de ce qui lui arrive. Souvent, on emploie l'adjectif kafkaïen pour tout et n'importe quoi, mais ici, il correspond parfaitement, jusque dans sa dimension raciste et les a-priori que cela véhicule. Sauf qu'on n'est plus dans l'Europe centrale de l'Entre-deux-Guerres, mais dans l'Amérique du XXIe siècle.

Dave Eggers met en perspective la catastrophe naturelle, les dégâts immenses qu'elle a causés et d'autres, plus insidieux, qui ont profité des fissures apparues dans la communauté de la Nouvelle-Orléans pour saper une société fragilisée en permanence. En espérant que des leçons seront tirées de cet épisode, mais difficile d'être optimiste face à de tels événements, révélateurs des mots de tout un pays...

La couverture originale du livre


J'ai mis quelques lignes entre le corps de ce billet et ce qui vient. Pour être franc, je réfléchis depuis un moment à la manière d'aborder ces questions qui ne concernent pas directement le livre, mais en découlent. Je m'explique : "Zeitoun" est paru en 2009 aux éditions McSweeney's, maison indépendante fondée par Dave Eggers.

L'essentiel du livre se déroule en 2005, je l'ai dit, mais Dave Eggers conclut son livre par un chapitre se tenant en 2008, en guise de conclusion. Un long chapitre final afin de montrer les conséquences de tout ce qui s'est passé trois ans plus tôt. Le traumatisme (Kathy semble d'ailleurs très marquée, jusqu'à avoir des moments d'absence, des pertes de mémoire), mais aussi les conséquences matérielles.

Suivant cette logique, j'ai voulu voir si l'on trouvait des informations plus récentes sur la famille Zeitoun. Simplement savoir ce qu'ils étaient devenus, presque 10 ans après la parution du livre. Et là, grosse surprise ; vilaine surprise, surtout. Car, lorsqu'on tape "Abdulrahman Zeitoun" dans un moteur de recherches, celui-ci réagit au quart de tour.

Et l'on constate alors que les Zeitoun n'apparaissent plus dans les pages littéraires ou dans des articles de société, mais dans les rubriques de faits divers et les chroniques judiciaires... Je ne vais pas retracer ces faits ici, ce serait hors sujet et cela nuirait au regard que l'on peut porter sur le livre de Dave Eggers, sur le portrait qu'il fait de Zeitoun.

A vous de voir si vous souhaitez, comme moi, en savoir plus. Sachez que l'histoire dramatique des Zeitoun s'est poursuivie jusqu'à l'automne dernier, avec un nouveau rebondissement, peu de temps avant que je lise ce livre. Que tout cela est fort décourageant, le paisible et généreux Zeitoun ayant semble-t-il laissé la place à un personnage bien différent.

Abdulrahman a donc de nouveau eu maille à partir avec la justice américaine. Cette fois, pourtant, il n'y a pas d'erreur, même si les faits sont contestés. Mais, le plus troublant, c'est que ces démarches ont abouti à une nouvelle situation ubuesque : Abdulrahman Zeitoun doit désormais être expulsé du territoire américain, procédure impossible à exécuter en raison de la situation dans son pays natal : la Syrie...

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