Titre peut-être un peu cryptique, que j'ai choisi de contextualiser un peu au lieu de ne garder que la formule finale, trop lapidaire, mais qui va prendre son sens au fil de ce billet. Voici un roman qui a attiré mon attention par son sujet et par l'envie que j'ai eue de voir comment l'auteur allait traiter tout cela. "Le Grondement", d'Emmanuel Sabatié (paru en grand format aux éditions Carnets Nord), mêle anticipation, roman choral et, dans sa partie finale, thriller (même si la tension est omniprésente tout au long du livre) autour d'un match de foot, la finale de la plus importante compétition. Mais, le match, s'il est loin d'être anecdotique, n'est pas forcément le thème central de ce livre, qui plonge les personnages et le lecteur à leur suite dans un univers paranoïaque et rongé par la peur, qui se situe certes dans un futur plus ou moins proche, mais résonne tout particulièrement dans nos esprits encore traumatisés par les actes terroristes que nous avons récemment connus... Un livre assez surprenant dans sa construction et servi par un style spécial, syncopé, assez stressant, lui aussi...
Le 9 juin, doit se dérouler à l'Etoile Athéna Stadium de Szforinda la finale de la plus grande et la plus suivie des compétitions de foot à travers le monde : la Coupe de la Ligue Mondiale, la CLM. Pour Szforinda, petit Etat d'Europe de l'est, c'est une grande première et l'événement est d'autant plus marquant que l'équipe locale disputera ce match.
L'Etoile de Szforinda, qui n'avait jamais atteint la finale, aura donc l'avantage du terrain face à un adversaire redoutable, les Galactiques du Berlitz Emirat, emmenés par la grande star mondiale, le Brésilien Lucas Sanchez... C'est dire que la tâche sera rude pour l'équipe locale, mais le public, lui, se prépare déjà activement à venir l'encourager.
Cette liesse, cet espoir de voir l'Etoile décrocher ce titre sont partout, et pour beaucoup, ce match est une bouffée d'oxygène dans un quotidien oppressant, où la peur s'instille partout en permanence, où l'on surveille l'autre, surtout s'il n'a pas une bonne tête de szforidien... Cette finale, c'est l'occasion d'enfin penser à autre chose, de se changer les idées.
Le pays reste traumatisé par un drame terrible, un attentat commandité par un mouvement islamiste, et qui reste la catastrophe la plus meurtrière dans le pays depuis la dernière guerre mondiale. Le choc a été tel que personne ne s'en est vraiment remis. Que la peur s'est installée. Et qu'il a fallu trouver le moyen de restaurer un semblant de sérénité.
Voilà comment, pour son bien, Szforinda est devenue un Etat policier, à grand renfort de technologie (à commencer par des myriades de drones), et à travers la création d'un service de police dédié à la sécurité de tous les citoyens, les S.A.T. Des unités d'élite qui semble avoir un pouvoir infini et que l'on croise partout, comme si leur présence suffisait à faire oublier les menaces...
Tout cela fait partie de la vie de chaque habitant de Szforinda : d'un côté, cette tension permanente de voir un nouvel attentat se produire, de l'autre, cette omniprésence des S.A.T. qui rassure, presque paradoxalement tant on se dit qu'on a bien profité de la situation pour rogner les libertés les plus élémentaires et alimenter la paranoïa et la haine envers les musulmans.
Nordine en est un parfait exemple. De culture musulmane, il est un informaticien compétent, mais peine à grimper les échelons au sein de son entreprise. Il a épousé une chrétienne. Ils ont eu deux enfants, mais vivent dans la peur, car ils sont victimes d'agressions racistes de plus en plus flagrantes. La finale, il va y assister avec ses fils, en espérant qu'elle marquera un nouveau départ pour sa famille.
Jürgen n'a jamais été un grand fan de foot. Pourtant, lui aussi sera présent dans les gradins pour assister à la finale. Il y sera avec les jeunes joueurs de futsal qu'il entraîne pendant l'année scolaire. Une récompense pour une victoire dans un tournoi entre établissement scolaire. Un rendez-vous qui l'inquiète : tout cela pourrait réveiller les vieux démons de son passé...
Yehovic est le fils d'un chef d'entreprise qui a fait fortune dans la production de bonbons. Petit à petit, il prend le relais de son père à la tête de la société, mais un élément pose souci : la famille de Yehovic est juive et ses parents lui ont trouvé une fiancée de cette confession. Or, le jeune homme est amoureux de Krysten, qui n'est pas juive...
A l'approche de la grande finale, Yehovic a décidé de reprendre contact avec Krysten, avec dans l'idée de lui proposer de recommencer ensemble. Et tant pis pour le reste, il l'aime, et c'est le plus important... Des retrouvailles qui ne sont pas sans surprendre Krysten, qui ne pense alors qu'à son avenir professionnel, qu'au poste qu'elle espère décrocher dans une grosse société...
Yuri est l'étoile montante du football szforidien. Ou du moins, beaucoup le pense. Il n'a pas encore 20 ans, n'a joué que des bouts de match, mais il a montré son talent sur le terrain lorsqu'on a fait appel à lui. Mais le match le plus important de sa jeune carrière n'arrive pas au meilleur des moments pour lui et, s'il espère bien en être l'un des héros, il risque de ne pas jouer très longtemps...
Florian a connu une vie fort mouvementée ces derniers mois et Szforinda est pour lui une sorte de refuge, le temps de se faire oublier. Mais, malgré ces inquiétudes, pourquoi ne pas profiter de l'aubaine : on lui a fait cadeau d'un billet pour la grande finale et, même s'il n'est pas un supporteur forcené, il a bien l'intention de profiter de ce moment rare...
Enfin, Théo est policier. Un simple flic, pas un membre des S.A.T. Pire, sa carrière est bloquée, il ne sera sans doute jamais officier. Alors, ça le travaille, il est de plus en plus nerveux, il boit de plus en plus, il s'enferme dans une haine tenace et xénophobe. Après sa carrière, c'est sa famille qui part à vau-l'eau... Ce qui crée un cercle vicieux et le rend plus parano que jamais...
Voilà les principaux personnages que l'on suit dans "Le Grondement". J'ai essayé de les présenter assez brièvement, car on découvre leur parcours plus en détails dans le livre. A ce point, il nous faut parler de la construction narrative choisie par Emmanuel Sabatié, celle d'un roman choral, mais pas tout à fait.
Ce n'est pas clair, ce que je dis, explicitons donc : roman choral, puisque nous aurons les points de vue de chacun des personnages cités précédemment, avec comme point de convergence cette fameuse journée du 9 juin, date de la grande finale. Mais, là où l'on pourrait s'attendre à alterner les points de vue, à suivre tout ce petit monde en même temps, Emmanuel Sabatié propose autre chose.
En fait, chaque personnage a son chapitre, au cours duquel on découvre qui il est son parcours jusqu'au jour du match à travers des flash-back. A priori, peu de rapports directs avec le match, dont on se doute qu'il finira bien par apparaître, comme une espèce d'apothéose. Non, au lieu de cela, ce que l'on découvre, c'est Szforinda.
Ce pays imaginaire, qui pourrait se situer dans les Balkans, par exemple, est donc un pays sous tension, tenaillé par une peur profonde que seul un régime autoritaire parvient à apaiser, mais pas à faire disparaître. Une crainte paranoïaque qui se matérialise de nombreuses façons, en particulier dans les relations sociales des différents personnages, mais pas seulement.
Il y a par exemple un élément qui traverse tout le roman et qui est le principal dénominateur commun entre les personnages (si l'on excepte la finale, évidemment). Et cet élément, c'est un produit chimique, le psyloth, que la population de Szforinda consomme en abondance, et même plus que ça encore. Placebo, outil de contrôle ou antidépresseur efficace, difficile à dire, mais il est partout...
Il est partout et l'on comprend que l'on a sous les yeux des personnages sacrément tourmentés, torturés, parfois, au bout du rouleau pour certains... En tout cas, tous sont sur la brèche, tous sont à un tournant de leur existence et leurs trajectoires pourraient bien se croiser, entre ceux qui ont l'espoir de voir leur sort s'améliorer et les autres, qui s'enfoncent toujours un peu plus...
A travers ces tranches de vie qui nous sont racontées les unes après les autres, ce sont les sentiments profonds qui agitent la société de Szforinda qui nous sont exposées : la peur en tête, mais aussi la joie suscité par la finale, la parano, partout, tout le temps, la colère et la haine, le racisme engendré par tout cela. Et l'impression d'une violence, réelle ou imaginée, qui gangrène tout.
Tout cela contribue à plonger le lecteur dans une atmosphère oppressante, dérangeante, malsaine, où il manque en outre de repères, car on ne sait pas vraiment quel genre de rôles les uns et les autres vont être amenés à jouer lors de cette journée de finale. Et, mine de rien, cela finit aussi par nous rendre paranos...
Car, et c'est aussi là que Emmanuel Sabatié mène parfaitement sa barque, on redoute ce qui pourrait se passer lors de cette rencontre exceptionnelle... Et si les Indiens attaquaient... Cette petite phrase qu'on retrouve au début et bien plus tard dans le roman en dit long : et si, malgré toute la sécurité mise en place, malgré les S.A.T., malgré... tout, le pire recommençait ?
Il y a 45 ans, un jeune romancier se révélait avec "Black Sunday", dans lequel il imaginait un attentat visant le Super Bowl, l'événement sportif le plus suivi aux Etats-Unis. Ce jeune auteur, c'est Thomas Harris, qui créera plus tard le personnage d'Hannibal Lecter (et qui, je le signale au passage, vient de publier en France son dernier roman en date, "Cari Mora").
Si Harris choisit un schéma très traditionnel (une menace réelle, une enquête, une course-poursuite pour arrêter un ennemi clairement identifié), Emmanuel Sabatié opte pour une stratégie presque diamétralement opposée : la menace qui plane sur Szforinda est nourrie des peurs des citoyens du pays. C'est une épée de Damoclès et il faudra attendre le final pour savoir si elle se décrochera...
L'ennemi est invisible, même si on semble le voir partout, jusque dans l'équipe qui disputera la finale contre les joueurs de Szforinda, d'ailleurs. Dans un pays recroquevillé depuis le dernier attentat meurtrier, la finale devient une espèce de catalyseur qui pousse à stigmatiser et à désigner des boucs-émissaires à tour de bras...
Tout en installant ce futur proche très angoissant et loin d'être alléchant, Emmanuel Sabatié développe des éléments qui nous renvoient à notre situation présente. Le reflet est assez clair, mais ce qui fait froid dans le dos, c'est que Szforinda semble... habituée à tout cela. Habituée à la peur, aux réponses autoritaires qu'on y apporte, aux agressions racistes...
Une impression encore renforcée, vous le verrez, par l'épilogue du roman, qui laisse un drôle de goût lorsqu'on referme le livre. Comme souvent, l'anticipation penche plus vers la dystopie que vers l'utopie et les questionnements qu'en retire le lecteur, eux, n'ont rien de futuristes, il faut déjà en prendre conscience et s'en inquiéter...
Un dernier mot (qui ne sera pas pour vous dire que le foot n'est pas le coeur de ce roman et que les allergiques à ce sport n'ont pas à sortir les antihistaminiques tout de suite) sur l'écriture d'Emmanuel Sabatié, assez particulière. Feuilletez le livre si vous en avez l'occasion, avec ses (presque) 640 pages à l'écriture bien serrée.
Ce n'est pas tant une question de densité que de rythme, comme si cette écriture nous faisait partager la tension qui habite les personnages, comme si elle nous contaminait. C'est saccadé, syncopé, on élude souvent le sujet des verbes. Les descriptions fiévreuses alternent avec des plongées dans l'esprit des personnages, à la rencontre de leur état d'esprit fragilisé, abîmé...
C'est un peu déroutant, mais on avance tout de même assez rapidement dans cette lecture qui trouve son rythme, jamais très loin du thriller, avant de le devenir vraiment dans la dernière ligne droite, sans pour autant en adopter les techniques les plus courantes. Reste une fresque bien menée, dont les pièces s'assemblent au final, en réservant certaines surprises...
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