jeudi 20 juin 2019

"Quel est le monstre qui a pu faire ça ? S'attaquer à un bébé ! Où est-il ? Il doit payer ! (...) Attrapez-le vivant ; on le tuera ensuite".

La justice, la manière de la rendre, mais aussi les peines qu'on inflige sont des sujets intemporels que la littérature (comme le cinéma, le théâtre et même la chanson) ont abordé sous des angles très différents. En voici un nouvel exemple, avec un court roman qu'on lit aisément d'une traite. Plus qu'un roman, une fable, autour d'une histoire terrible : la mort, très violente, d'un bébé. Mais que faire, lorsqu'on découvre que le coupable n'est pas un homme comme les autres ? Qu'il n'est même pas un homme du tout ? "Le Procès du cochon", d'Oscar Coop-Phane (aux éditions Grasset), est un livre qui pousse à la réflexion, en jouant entre références historiques, allégorie et même une petite dose d'absurde. Et comme bien souvent, on referme ce livre en se disant que, dans cette histoire, le monstre n'est pas forcément celui que l'on croit...



Il arrive de nulle part. Il marche, il erre sans véritable but, changeant chaque jour de couche, allant d'un endroit à l'autre, mené par son simple instinct. Parfois, comme cette fois-là, il reste longtemps sans croiser âme qui vive, traversant des forêts épaisses et des étendues désertes, endurant un jour la chaleur, un autre le froid, résistant aux intempéries et au souffle enivrant du vent.

Et puis, sur sa route, un village. Il s'approche avec une certaine assurance, entre dans un jardin, écoute la femme qui vit là chanter et aperçoit, devant la porte, quelque chose qui l'intéresse. Il s'agit d'un couffin, dans lequel dort un joli bébé. Un enfant, un enfant d'humain, pas bien vieux, l'innocence incarnée, rose et joufflu...

Un spectacle qui en aurait attendri beaucoup d'autres, mais pas lui. Non, ce qu'il ressent, c'est un furieux appétit qu'il décide d'assouvir illico. Et, de "ses grandes dents sales", il mord l'enfançon, lui arrachant une joue et une épaule, se repaissant de ce sang chaud et délicieux, tandis que la minuscule victime, sidérée, est incapable d'exprimer sa douleur.

Le drame s'est déroulé en un instant. Lorsque la mère découvre son bébé ensanglanté, il est déjà trop tard, elle ne peut que hurler, hurler sa peine, son horreur, ameutant ainsi les autres villageois. L'impensable est arrivé, la colère éclate sitôt le moment de sidération passé, et l'on cherche sur-le-champ le coupable de cet acte monstrueux.

Oh, pas besoin d'aller très loin : ledit coupable est allé digérer au pied d'un arbre tout proche. Les villageois l'encerclent, en attendant l'arrivée des gendarmes, qui devront s'en saisir. Sa culpabilité ne fait aucun doute : du sang macule sa gueule, ses crocs. On s'est bien gardé de le pendre sur place, on veut que justice soit rendue, et alors nul doute que, cette fois, on le mènera à la potence.

Désormais, c'est à la machine judiciaire de se mettre en marche, de porter ce sinistre fait divers devant un tribunal. Nul doute que cette affaire fera date, défraiera la chronique, qu'on en gardera longtemps le souvenir. Et peut-être surtout parce que le coupable, même pas présumé innocent, n'est pas n'importe qui...

C'est un cochon !

Oui, pas de surprise, le titre du roman est à prendre au pied de la lettre, vous allez bien, en lisant ce roman, assister au procès d'un cochon, accusé du meurtre d'un bébé... Ainsi présenté, cela peut surprendre, mais, pour son cinquième roman, le second chez Grasset, Oscar Coop-Phan, jeune écrivain tout juste trentenaire et déjà lauréat du prix de Flore, sait parfaitement ce qu'il fait.

Car, beaucoup l'ignorent peut-être, mais les procès d'animaux ont réellement existé en France et dans une grande partie de l'Europe, et pas pendant quelques années, mais durant des siècles, dès le XIIe et jusqu'au... XVIIIe ! Ce n'était pas extrêmement courant, il fallait des circonstances exceptionnelles, comme un crime de lèse-majesté, par exemple, ou le genre d'affaire au coeur du roman.

Mais, des animaux, dont des cochons, sont bel et bien passés en justice, parfois assistés d'un avocat, parfois non, ce qui occasionnait probablement des situations totalement absurde, l'accusé ne pouvant suivre les débats ou s'exprimer comme le ferait un accusé humain, et donc participer à sa défense. Dans ces conditions, difficile d'imaginer un verdict en faveur de l'animal...

C'est tout cela qui constitue la matière première du "Procès du cochon", c'est tout cela qui a intéressé Oscar Coop-Phane au point de le pousser à écrire ce livre. Mais, car il y a un mais, l'écrivain a fait des choix, et des choix forts, en s'emparant de ce sujet. Des choix qui pourront surprendre certains lecteurs, qui auraient pu envisager les choses différemment, mais qui donnent un livre qui ouvre la porte à bien des réflexions.

En lisant ce petit exposé, on pourrait penser que ce roman se présentera sous la forme d'un roman historique en bonne et due forme, pas forcément dans un cadre médiéval, car, curieusement, les cas de procès d'animaux les plus nombreux ont été recensés aux XVIIe et XVIIIe siècles, périodes incroyablement superstitieuses, malgré la montée d'idées qui aboutiront aux Lumières.

Mais peu importe, ce n'est pas la voie qu'Oscar Coop-Phane a choisi. Volontairement, il nous entraîne dans un univers caractérisé par un grand flou : où et quand sommes-nous ? Impossible de le dire... Aucun repère temporel ou géographique et, si l'on peut penser qu'on se situe en un temps reculé, comme le dit la quatrième de couverture, d'autres éléments, au contraire, viennent un peu plus brouiller les pistes.

Pour aborder l'histoire de ce cochon meurtrier et de la procédure judiciaire dont il va faire l'objet, Oscar Coop-Phane choisit... la fable. D'où, d'ailleurs, ce format très bref, plus proche d'une longue nouvelle que d'un véritable roman (125 pages et un demi-format), dans lequel, effectivement, on aurait pu laisser la place à des développements contextuels plus riches.

Une fable, pour parler de la justice, de son fonctionnements, de ses travers, aussi. Et puis, pour parler de nous, les êtres humains, qui savons nous montrer si cruels et stupides, parfois... Il y a, dans ce texte, quelque chose de La Fontaine qui aurait rencontré Kafka et Orwell, c'est assez troublant, car certains passages peuvent sembler assez drôles, voire absurdes, tandis que d'autres font froid dans le dos.

Oscar Coop-Phane découpe son histoire en plans séquences, ou plutôt comme une série de gravures, comme on en faisait beaucoup dans les époques concernées : le crime, le procès, l'attente, etc., ne dévoilons pas tout ce qui va se passer. A chacun de ces épisodes, c'est l'occasion de regarder les hommes et leur comportement, et pour cause, puisque celui qui focalise l'attention, le cochon, est complètement passif.

A ce sujet, un élément frappe rapidement : pendant un long moment, on ne fait pas état de la nature du suspect. En clair, on ne dit pas tout de suite que c'est un cochon. Bien au contraire, on le perçoit véritablement comme un être humain, un simple routard qui serait passé par-là et aurait commis un meurtre, comme ça, sans même vraiment y penser, avant de reprendre son chemin.

Pour les lecteurs que nous sommes, vivant au XXIe siècle, tout cela semble absurde, presque comique : ne voient-ils donc pas qu'ils ont affaire à un animal, et non à un humain ? Et si nous nous trompions complètement ? Et si, justement, c'est nous qui avions tort ? Tort de considérer l'animal différemment de l'humain... Vaste sujet de réflexion...

Mais, cette manière d'envisager l'accusé sans tenir compte de son animalité, ouvre aussi des voies passionnantes pour la suite du livre. Car toute la procédure va être construite autour de cet état de fait : traitons ce suspect comme n'importe quel autre, donnons-lui tous les droits dont disposerait n'importe quel autre suspect, écoutons sa version des faits et sa défense...

Oui, mais voilà, même en traitant l'animal comme un humain, il y a des limites : non, l'accusé n'est pas muet, l'accusé ne se mure pas dans le silence, il ne peut parler. Et ce qui semble évident ainsi énoncé, ne l'est pas forcément pour tous les acteurs. Et offre à l'avocat de la défense une brèche : peut-on juger un cochon comme un homme ?

Je dois dire que ce jeu est particulièrement troublant et assez fascinant : faire abstraction tout au long de cette histoire de l'espèce différente. Oscar Coop-Phane, sans doute aussi inspiré par les textes et images d'époque, comme cette célèbre gravure évoquant l'affaire de Lavégny, en 1457, qui ressemble énormément à ce que raconte "Le Procès du cochon".


Notez la larme que verse le cochon ! Anthropomorphisme, nous voilà ! Oui, mais dans le livre d'Oscar Coop-Phane, c'est finalement un peu l'inverse que l'on voit, puisque l'accusé ne réagit à rien et ne montre certainement pas d'émotion... Au contraire, on entendrait plutôt des échos contemporains où l'on animalise un accusé humain, par les comparaisons ou les insultes qu'on lui adresse.

Et l'on en vient justement aux réactions. La colère, immédiate, et pourtant contenue. On pourrait imaginer une vengeance immédiate, une exécution sommaire, mais non, on garde son sang-froid et on laisse l'aveugle et impartiale justice faire son office. Pourtant, on devrait se rappeler que la vengeance est un plat qui se mange froid et que, malgré l'attente, l'heure de se venger du monstre viendra.

"Le Procès du cochon" n'est pas juste un roman sur le fonctionnement de la justice, c'est aussi une histoire qui observe avec acuité nos us et coutumes en la matière. Et, à travers l'organisation de la sentence, dénonce la justice-spectacle (sujet qu'on retrouvera dans quelques jours dans un billet consacré à "La Route de nuit", de Laird Hunt, dans un contexte bien différent.

Après la colère, l'exultation. La justice devient un théâtre, la sentence, une fête, une fête populaire. Une joie mauvaise s'empare de tous et la cruauté supplante l'impartialité pour régler son compte au monstre, en se vautrant paradoxalement soi-même dans la monstruosité. C'est troublant, un peu à la manière du "Mangez-le si vous voulez", de Jean Teulé, formidable description de la folie qui peut s'emparer d'une foule.

Les actes sont glaçants, mais les mots du narrateur aussi, pour décrire ce joyeux et sordide tumulte. Jusqu'au dernier mot du roman, que je vais vous laisser découvrir, mais qui donne une conclusion terriblement dérangeante à ce roman. Si le geste initial était instinctif, malgré son effroyable violence, le final est une chorégraphie savamment mise en scène, qui n'en devient que plus cruelle...

"Le Procès du cochon" est un roman conçu pour être lu d'une traite, d'où sa brièveté, parce que c'est aussi de cette manière qu'on perçoit sa force, sa pertinence. Une fable acide, un conte philosophique où l'on parle de la justice, certes, mais aussi de la question de la peine de mort, centrale dans le récit, puisque, d'emblée, on semble penser que le suspect n'échappera pas au supplice...

On le voit, en France comme dans de nombreux pays, c'est un sujet qui reste au combien d'actualité, qui ressort régulièrement, au gré des faits divers les plus médiatisés, ou des ambitions révolutionnaires de certains. On se prononce, on en débat, enfin quand c'est encore possible, on évoque la voix d'un Badinter pour couvrir les hurlements des partisans...

Il y a, dans cette peine dite capitale, une dimension vengeresse, que l'on perçoit aisément dans "Le Procès du cochon" qui semble être l'antithèse de ce que la justice devrait idéalement l'être. Soigner le mal social par le mal social, mais pour quel résultat ? La prétendue exemplarité et l'effet dissuasif de cette sentence sont bien souvent remise en cause...

L'habileté d'Oscar Coop-Phane, c'est de mettre en scène son histoire de telle manière que chacun peut projeter sur le cochon accusé le visage et l'identité d'un criminel qu'il verrait bien finir à l'échafaud... Parce que ce cochon a quelque chose d'universel dans la position qu'il incarne, et parce que nous sommes membres de cette foule qui vitupère et appelle de ses voeux la plus belles des exécutions...

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