Si pour vous le nom d'Oberkampf évoque juste une station de métro ou un groupe punk, voici un roman pour vous instruire. Je fais le malin, mais je me suis rendu compte que j'ignorais tout de ce personnage extraordinaire, porteur d'un magnifique prénom (mais ça, c'est une autre histoire), au destin fascinant dans une époque complexe. Mais, "L'Etoffe du destin", de Sébastien Palle (en grand format aux éditions Héloïse d'Ormesson), n'est pas une simple biographie romanesque de Christophe Oberkampf, entrepreneur visionnaire, car son histoire nous est ici racontée en parallèle du destin tout à fait remarquable d'un autre personnage (fictif, celui-là). Entre ces deux personnages, a priori, bien peu de points communs, à commencer par les origines et l'époque dans lesquelles ils vivent, et pourtant, au fil des pages, un lien solide s'établit entre cet homme et cette femme... Un lien qui pourrait avoir pour nom "modernité"...
Né en 1738 dans un village du Bade-Würtemberg, Christophe Oberkampf appartient à une famille de teinturiers luthériens depuis de nombreuses générations. Il est donc logique qu'il suive, très tôt, la tradition familiale. Mais, si son père est un artisan talentueux et un inventeur passionné, il est beaucoup moins doué en matières de relations humaines.
Sa carrière est donc assez chaotique et oblige la famille à faire des allers-retours entre l'Allemagne et la Suisse, chaque expérience, ou presque, se soldant par un échec ou des rancoeurs. Alors, lorsqu'il atteint l'âge de pouvoir voler de ses propres ailes, il décide de quitter son père et ses sautes d'humeur pour se forger une carrière à lui et essayer de réaliser ses propres idées.
Pour cela, il va vraiment s'écarter des chemins paternels : ni Suisse ni Allemagne, c'est en France que Oberkampf va venir s'installer. A Paris, il démarre lui aussi tout au bas de l'échelle, avalant quelques couleuvres et connaissant quelques moments difficiles, jusqu'à ce qu'il fasse lui aussi preuve d'un fort caractère et ne décide de s'éloigner de la capitale.
C'est en remontant le cours de la Bièvre qu'il va accomplir les premières étapes d'un destin qui sera extraordinaire. Celui d'un entrepreneur aux idées novatrices, à l'instinct commercial sûr et à la bienveillance naturelle. Celui d'un homme que l'existence ne va pas épargner, mais qui va s'imposer, malgré ses origines étrangères et sa confession religieuse dans une France qui file un mauvais coton...
Je n'irai pas plus loin concernant Christophe Oberkampf, si vous ne connaissez pas son histoire, lisez le roman ou allez sur un moteur de recherche, vous pousserez certainement comme je l'ai fait quelques exclamations pleines de surprises en découvrant l'histoire de cet homme. Mais, je souhaiterais plutôt parler de l'autre personnage central de "L'Etoffe du destin".
Née à l'orée du nouveau millénaire, le troisième de notre ère, Alina a grandi en Casamance, aux côtés de sa mère, une Mandingue musulmane, et de son père, Wolof et chrétien... Difficile quand les tensions religieuses commencent à s'exacerber sur le continent africain et rattrape cette famille, au sein de laquelle ces différences n'avaient jamais été un problème.
Alina a 10 ans quand son destin bascule : alors que la famille rend visite au grand-père maternel de la jeune fille, au Mali, une attaque intervient et Alina assiste impuissante à l'enlèvement des siens par un groupe islamiste. Seule, perdue dans un pays étranger, terrifiée, elle entreprend alors de retourner à Ziguinchor et, pour éviter de nouveaux problèmes, elle va se faire passer pour un garçon...
C'est un jeune Français, Thomas, qu'elle va rencontrer par hasard, qui va l'aider, jusqu'à ce qu'elle soit assez âgée pour envisager l'avenir autrement. Et surtout ailleurs. En France, par exemple, où elle va débarquer et rapidement faire ses preuves. Alina, qui a retrouvé sa féminité et l'affirme désormais, est en effet une jeune mathématicienne pleine de talent.
Bientôt, elle va faire son trou dans l'univers si particulier des nouvelles technologies et va se lancer dans des aventures parallèles, l'une tout ce qu'il y a de plus officielle, l'autre en profitant des ombres propices qu'offrent les mondes virtuels. Mais, à chaque fois, en cherchant à servir la cause des femmes dans le monde, à briser le carcan patriarcal. Sans jamais oublier sa propre histoire...
Entre Oberkampf et Alina, de nombreux parallèles saisissants, à près de trois siècles d'écart. Chacun dans son époque doit affronter des difficultés liées à sa naissance, à ce qu'il est, à la manière dont la société de leur temps les considère. Et chacun va tracer sa route en bousculant les interdits, les idées reçues, les stéréotypes et les privilèges...
Lorsque Oberkampf s'installe en France à la fin des années 1750, le climat géopolitique international est tendu, la France est sur plusieurs fronts et cela ne se passe pas forcément très bien. Sa nationalité allemande est un obstacle, attise la méfiance, mais peut-être moins encore que sa religion : l'Edit de Nantes a été révoqué par Louis XIV, le protestantisme est toujours officiellement interdit.
Dans les faits, sous Louis XV déjà, cette interdiction a été assouplie, mais demeure. Et il y a là un réel handicap pour Oberkampf, face à des concurrents moins doués et jaloux de voir cet étranger à la religion douteuse s'imposer chaque jour un peu plus et grignoter sans cesse des parts de marché, jusqu'à conquérir la cour de Versailles.
Il est en tout cas un des pionniers de l'industrie moderne en France, à la fois en termes de moyen de production qu'en ce qui concerne la gestion de son personnel. On ne parle encore pas de capitalisme et de paternalisme, mais on s'en approche déjà. Et cela repose sur un élément fondamental : la recherche permanente de l'innovation, de l'amélioration de la production...
Et parce qu'un destin, aussi brillant soit-il, ne peut être totalement idyllique, c'est dans sa vie privée et familiale que Oberkampf rencontrera les seules difficultés qu'il ne pourra pas surmonter. Et le succès, la fortune, l'ambition, l'ascension sociale sont bien peu de choses quand vos proches connaissent bien trop tôt de funestes fins...
Pour sa part, Alina est une enfant des années 2000, dans un monde là aussi en proie à bien des problèmes un peu partout. La jeune femme est particulièrement concernée par la montée des intégrismes religieux, qui ont fait voler en éclat son enfance et sa famille. Mais, elle est aussi une femme à la peau noire, dans un monde dominé par l'homme blanc...
Comme Oberkampf, l'ascension d'Alina part de rien ou presque. Ou plus exactement, elle a pour tremplin des capacités personnelles largement au-dessus de la moyenne, qu'il faut encore pouvoir mettre en action. Et son domaine de prédilection, ce sera sur internet qu'elle va le trouver, usant de toutes les potentialités de cet outil, des plus évidentes au plus discrètes, pour s'imposer.
Vous le verrez, d'ailleurs, le projet auquel Alina va largement contribuer est assez gonflé, puisque, avec ses amies et collègues, elles s'attaqueront aux géants du secteur, jusqu'à les faire trembler, jusqu'à remettre en question la position dominante des maîtres de ce monde. Et l'on regrette que cette partie-là soit d'abord une fiction...
Enfin, et là encore, c'est un point commun avec Oberkampf, alors qu'elle vole de succès en succès, de projet en projet, la douleur vient de sa situation familiale. Ces absences qui pèsent terriblement, d'autant qu'elles s'accompagnent d'une ignorance totale sur le sort de ses parents et de son frère... Un sujet très personnel qu'elle n'abandonnera jamais...
Chacun à leur manière, Oberkampf et Alina vont évoluer dans les sphères les plus élevées de la société, vont acquérir l'argent et le pouvoir qui en sont l'apanage, vont s'élever bien au-dessus de leur condition initiale, mais sans jamais oublier d'où ils viennent. Et cette dernière phrase, un peu cliché, je le reconnais, n'est pourtant pas un aspect à négliger dans ce roman.
En effet, leur ascension ne va pas se détacher du système de valeurs qui est le leur dès le départ. Comme on le voit dans la citation placée en titre de ce billet, le succès est aussi venu grâce à des rencontres clés, des liens forts dépassant le cadre professionnel, des solidarités et des fidélités, aux antipodes de l'image d'ambitions réalisées en écrasant tout sur son passage.
J'ai aussi choisi cette phrase pour d'autres raisons, plus contextuelles : c'est dans ce passage que Alina établit véritablement le parallèle entre son parcours et celui d'Oberkampf. Jusque-là, le lecteur avait remarqué que le chemin d'Alina croisait souvent celui de Christophe, mais cela tenait plus du hasard (enfin, de la volonté de Sébastien Palle, en l'occurrence) que de la quête d'un modèle.
Or, il est intéressant que Alina se place sous le patronage, si je puis dire, d'Oberkampf, qu'elle voit en lui une référence notable à travers les siècles et en dépit de tout ce qui les différencie. Mais plus encore, et là, je vous laisserai le découvrir, c'est le moment et le lieu où elle noue ce lien et le revendique, car il y a quelque chose du clin d'oeil, mais aussi du paradoxe.
Ce qu'Oberkampf a contribué à construire a bien changé, depuis la fin du XVIIIe siècle. Aujourd'hui, à l'endroit où il s'est installé, une autre institution a pris la place. Une institution qui incarne un capitalisme qui n'est plus du tout celui d'Oberkampf et qui n'est pas vraiment tout à fait la tasse de thé d'Alina. Un capitalisme qui se déshumanise, qui écrase, qui exclut...
A ce titre, cette évolution apparaît clairement dans l'activité dans laquelle s'illustre Alina : un capitalisme désincarné, virtuel, qui est la griffe de cette finance qui a pris le pouvoir et s'est mis plus au service des actionnaires que de la main d'oeuvre. Comme Oberkampf incarne à sa façon l'entrée dans une ère industrielle, Alina est un vrai personnage de l'ère 2.0.
Si Sébastien Palle a voulu rendre hommage à son ancêtre, Christophe Oberkampf, il a choisi de le faire de manière originale, en mettant son existence en parallèle avec un personnage de fiction, plus proche de nous. Mais quel personnage ! Alina, forte des injustices et des difficultés rencontrées très tôt dans sa vie, est une femme forte, déterminée, ambitieuse mais éprise de justice... Une vraie héroïne !
Oui, le mot n'est pas trop fort, me semble-t-il, et il fait aussi écho au titre de ce roman. Eh oui, ne me dites pas que vous n'avez pas vous aussi pensé, en lisant en couverture "L'Etoffe du destin", au livre du regretté Tom Wolfe, "L'Etoffe des héros" ! Contextes évidemment fort différents, mais l'allusion n'est sans doute pas là, il faut plus jouer avec les mots.
D'abord, le destin qui remplace les héros. Je me suis permis de qualifier Alina d'héroïne, mais rien ne la prédestinait à cela. Comme Oberkampf, la jeune Sénégalaise a construit son destin étape par étape pour le rendre exceptionnel (sans forcément qu'il éclate aux yeux du monde, elle apprécie la discrétion). Oui, ce roman, c'est d'abord une histoire de destin, avec ses hauts et ses bas, plutôt que celle de héros infaillibles.
Et puis, il y a l'étoffe... Est-ce mon esprit taquin, nourri de blagues Carambar et des calembours de Boby Lapointe, qui fait des siennes ? C'est possible, mais ça me semble un peu gros pour que ce soit juste le fruit du hasard. L'étoffe, du côté d'Oberkampf, c'est évident, puisqu'il a bâti sa réussite sur la création d'étoffes. Et l'une en particulier, mais je n'en dis pas trop si vous l'ignorez.
C'est quand on se penche sur le cas d'Alina que c'est moins évident, que cela devient plus tiré par les cheveux. Qui dit étoffe, dit toile, et qui dit toile... dit internet... Et voilà le travail ! Avec en plus respecté cette évolution déjà mise en valeur plus haut, d'une toile tangible et d'une autre dématérialisée, ah, ça me manquait ces démonstrations alambiquées, quel plaisir !
Je reviens sur terre pour saluer ce premier roman très intéressant, où l'histoire et la fiction sont habilement entrecroisés, qui se lit très agréablement, mais qui n'oublie pas d'apprendre des choses au lecteur et de le faire réfléchir sur le monde dans lequel il vit. Certes, il ne remet pas en question un modèle social et économique dominant, mais il appelle à un retour à la raison quand tout s'emballe pour le pire, bien plus souvent que pour le meilleur.
Et puis, c'est une réflexion sur la tolérance, le respect de l'autre, d'où qu'il vienne, quelles que soient ses origines ou ses croyances. Avant tout pour ce qu'il peut apporter, pour la richesse que ce capital humain représente, au-delà des préjugés, des dominations établies, de sociétés souvent figées, comme un système de castes qui ne dirait pas son nom.
Tout cela est riche et dense, mais passionnant, autant par la découverte d'un homme dont le nom nous est certainement plus familier que l'histoire, que par la puissance solaire qui émane du personnage d'Alina, qui éclipse presque son illustre prédécesseur. Et de se prendre à rêver d'une rencontre entre ces deux-là, de leurs échanges dont sortiraient certainement de formidables enseignements.
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