De la littérature indienne au menu aujourd'hui. Mais de la littérature métissée, aussi, car il va être beaucoup question de judaïsme... Le roman dont nous allons parler, comme tous ceux de son auteur, fait en effet se rencontrer ces deux cultures ancestrales. Rencontrer et cohabiter. Et par la force des choses, puisque Esther David, romancière indienne, appartient à cette petite communauté juive qui vit encore en Inde. Originaire de la ville d'Ahmedabad, une des principales ville de l'Etat du Gujarat, région du nord-ouest de l'Inde, frontalière avec le Pakistan. C'est dans cette ville que se déroule l'action de son dernier roman, "Shalom India Residence", que viennent de publier les éditions Héloïse d'Ormesson.
En 2002, la ville fut frappée par de violentes émeutes qui, en à peine 3 jours, vont faire plus de 2000 victimes. Principales victimes : les membres de la communauté musulmane de la ville, attaqués par les Hindous suite à une accusation sans fondement proférée par des médias locaux à l'encontre des musulmans. La petite communauté juive locale n'a pas été épargnée non plus par cette violence, puisque les Hindous, pour reconnaître les musulmans, vérifiaient la circoncision des hommes et ne firent aucune distinction entre musulmans et juifs.
Pour éviter à nouveau de se retrouver pris dans ces combats qui ne les concernent pas, les Juifs de la ville décidèrent alors de se regrouper dans des quartiers et même dans des résidences où ils vivraient, non pas en autarcie, mais entre eux, ouvertement, à l'écart des quartiers à risque. Voilà comment fut construit la Shalom India Résidence, un lieu de vie rassemblant les habitants de deux immeubles. Mais la communauté juive d'Ahmedabad est si réduite que ses membres ont pu s'installer dans le seul bâtiment A, les appartements du bâtiments B ayant été loués ou vendus à des personnes d'autres origines culturelles et religieuses.
Voilà planté le décor de ce roman choral qui met en scène les habitants de ce fameux bâtiment A. Prenant pour pivot une soirée de fête religieuse au cours de laquelle les habitants de la résidence se retrouvent pour un concours de déguisements destinés aux enfants et adolescents, Esther David nous dresse le portrait d'une vingtaine de personnes de 3 générations différentes vivant en ces lieux. Des portraits mais aussi les difficultés, les problèmes, les espoirs ou les aspirations de ces hommes et de ces femmes. Et, à travers eux, c'est la vie de chacun de ces foyers que l'on découvre, la vie de cette petite communauté juive, intégrée à la population indienne.
Une communauté finalement très conservatrice, appliquant coutumes et traditions à la lettre, pratiquant assidûment la religion, conciliant les deux cultures dans lesquels ils ont été élevés. Sauf qu'au delà des apparences, il y a des personnes que ce regroupement communautaire étouffe un peu. Et puis, la modernité fait son chemin aussi et les femmes, en particulier, on des envies d'émancipation.
Esther David fait alors tomber les masques, non pas ceux portés par les enfants lors du concours, mais ceux derrière lesquels tous ces personnages, adultes, qu'ils soient d'âge mûr ou dans la force de l'âge, et adolescents, se cachent afin de se conformer aux normes de la communauté alors qu'ils rêvent de couper le cordon ombilical qui les y ancre.
Homosexualité, mariage et divorce, vocations professionnelles, questions religieuses, relations extra-communautaires, autant de sujet qui viennent se heurter au mur familial, étayé par les interdits religieux, les coutumes issues des deux cultures, juive et indienne, aux réticences des uns et des autres et à la peur du regard d'autrui, si présent sitôt que l'on vit en vase clos.
Avec une certitude, lorsque le monde et ses valeurs changent, lorsque la vie quotidienne évolue, l'attraction croît parallèlement, l'envie de découvrir autre chose que l'univers restreint dans lequel on a toujours vécu. Par exemple, pour ces juifs, pourtant si loin de la Terre Sainte, aller en Israël, voire quitter l'Inde pour y migrer définitivement, laissant derrière soi sa terre natale, est une vraie question.
S'évader de sa famille, de sa communauté, voir du pays, rencontrer d'autres personnes, d'autres cultures, parfois se mêler simplement à la globalisation, voilà ce qui pousse ces hommes et ces femmes à agir. On remarquera toutefois, et en cela, "Shalom India Résidence" est, pour moi, un roman féministe, que ce sont les femmes qui prennent les décisions les plus radicales et surtout, qui tergiversent le moins dans ces décisions pourtant très difficiles.
Il faut dire que, dans cette communauté, la prédominance masculine est totale, et même veuve, séparée ou célibataire, la femme ne dispose de pas grand chose si elle ne prend pas sa vie en mains. Alors, avec courage, souvent par amour contre les mariages arrangés, envers et contre tous ceux qu'elles aiment, elle font des choix et les assument. Et tant pis pour les apparences et les traditions !
Mais ne vous méprenez pas, "Shalom India Résidence" n'est pas qu'un pilonnage en règle contre ce communautarisme que Esther David jugerait obsolète. Non, car la pertinence du roman montre que ce lieu si particulier peut aussi devenir un refuge lorsque des revers de fortune viennent mettre à mal cette belle indépendance conquise souvent de haute lutte.
La communauté, lorsqu'on va mal, lorsqu'on perd ses repères, lorsque la réussite fuit, c'est aussi une matrice douillette où l'on peut retrouver du confort et une certaine sécurité pendant le temps, plus ou moins long, où l'on pansera ses blessures. Certains des personnages, après s'être éloignés, parfois après avoir coupé les ponts, seront heureux de retrouver ce havre où ils ont grandi, ont été éduqué, auquel ils sont finalement irrémédiablement attachés.
Ce lieu a cela de magique qu'il imprime sa marque à tout ceux qui y passent un peu de leur vie. Une marque spirituelle et culturelle indélébile malgré le temps, la distance, les changements de vie, les voies suivies, etc. Un lieu où des racines, finalement métissées, par la force des choses, s'enfoncent profondément dans une terre accueillante (malgré les maux évoqués plus haut, qui ne visent pas directement cette communauté) où la vie peut s'avérer moins difficile qu'en Israël.
Pour autant, en se mettant elle-même en scène, à travers le personnage de Hadasah, dernier personnage à avoir son chapitre, Esther David va mettre en évidence une réalité troublante : à la "Shalom India Residence", la judaïté repose avant tout sur la religion : "mezzouza" (sic) à l'entrée des bâtiments et portrait du prophète Elie (chose remarquable car elle contrevient à la loi judaïque qui bannit les représentations de ce genre) dans chaque foyer. Ce qui rassemble, ce sont les rites religieux, les fêtes religieuses et finalement, peu d'autres choses, si ce n'est l'appartenance commune à cette foi, plus ou moins chevillée au corps selon les personnes.
Une culture commune qui a traversé les temps presque sans accroc. Or, Esther/Hasadah a une vision bien plus laïc de sa judaïté, une vision marqué également par une histoire plus récente et au combien tragique, la Shoah... Les juifs d'Inde, qui n'ont pas eu toujours la vie facile, mais qui ont aussi été à l'abri de ce terrible évènement, semblent peu marqués voire concerné par la Shoah. Au point de faire du jour de commémoration des six millions de morts de la Shoah une fête joyeuse...
Hasadah est non pratiquante, ou le strict minimum, ouverte, humaniste, féministe... en un mot, moderne, au sein d'une communauté qui peine, voire refuse, de s'adapter au monde qui l'entoure. Elle ne rejette pas son héritage culturel mais elle voudrait bien que le carcan qu'il représente s'assouplisse pour qu'il ne devienne pas une cause d'isolement, de réclusion, presque.
La leçon qu'elle va donner sur la Shoah permet aussi de rappeler que l'identité juive, en ce début de XXIème siècle, c'est aussi et peut-être surtout cela, plus, finalement que les rites. La Shoah unit les juifs du monde entier bien plus que la religion dans une culture commune, un culte de la mémoire renouvelé. Les deux ne sont pas forcément antagonistes, Hadasah respecte d'ailleurs ses coreligionnaires, mais pense qu'un trop grand respect de cette tradition peut aussi être un lourd handicap au moment d'affronter la vie.
Elle est "le chaînon manquant" entre les générations, celle qui boucle la boucle entamée (dans le livre) avec le prophète Elie, personnage à part entière du livre. Entre elle et lui, une culture vivante qui évolue sans renier ses racines, une foi qui ne prime pas sur l'humain, une conscience d'appartenir à l'humanité, sans restriction de race, de sexe ou de religion.
Et la "Shalom India Residence", un lieu serein qui se révolutionne en douceur, même s'il y a encore du pain sur la planche.
Voilà un roman plein d'exotisme et de dépaysement, un plongeon dans des cultures que je connais mal, mais aussi d'humanisme et de tolérance, avec, finalement, des personnages qui ne sont ni blancs, ni noirs, simplement des êtres humains.
Une dernière précision : ce roman a été publié dans sa version originale en 2007. En 2008, la ville d'Ahmedabad a de nouveau été victime d'une brutale vague de violence quand 16 attentats simultanés ont éclaté dans un quartier résidentiel de la communauté hindoue. Sans doute des représailles aux émeutes de 2002. Un lourd bilan, encore... Difficile de dire comment les habitants de la "Shalom India Résidence" ont vécu ce nouveau drame, mais le choix de se rassembler y a sûrement trouvé une justification, quoi qu'on puisse en penser.
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