mercredi 15 février 2012

Les voyages forment la jeunesse.

Je ne suis pas un grand amateur de littérature jeunesse. Que voulez-vous, j'ai dû perdre mon âme d'enfant en route, mais où ? Bref, il est plus que rare que je me retrouve avec un livre étiqueté "littérature jeunesse" entre les mains. Pourtant, lorsque j'ai su que j'aurai Silène comme intervenante pour l'une des tables rondes qui m'a été confiée au festival Zone Franche de Bagneux, je n'ai pas hésité un instant avant de me plonger dans son roman "la saveur des figues" (aux éditions du Jasmin), premier volet d'une série consacrée à la jeune polynésienne Moana. L'idée d'une Polynésie sous les glaces et d'une quête apparemment impossible a aiguisé ma curiosité. Et je n'ai pas été déçu.


Couverture Moana, tome 1 : La Saveur des figues


Moana va avoir 12 ans et vit en Polynésie, donc. Précisions de taille, tout de même : on ne parle pas de la Polynésie paradisiaque qui nous fait tous rêver aujourd'hui, mais d'un archipel enneigé, appartenant aux derniers territoires à ne pas avoir été pétrifiés par les glaces après un violent changement climatique intervenu un demi-siècle plus tôt. 80% de la population mondiale a disparu lors de cet épisode effroyable et la majeure partie de l'hémisphère nord est dorénavant inhabitable.

Les survivants se sont donc installés dans les terres les plus australes et se sont organisés pour essayer de recréer une humanité conquérante. La capitale a été installée à Pondichéry, en Inde, un pouvoir autoritaire (totalitaire ?) a été instauré et la décision de faire table rase du passé a été prise pour concentrer tous les efforts des Hommes vers l'avenir : l'histoire n'existe plus, seules comptent les activités utiles et l'augmentation rapide du nombre d'habitants est un objectif privilégiée. En conséquence, les enfants de 12 ans sont mariés avec mission d'être heureux mais surtout d'avoir beaucoup d'enfants ; seule exception, les enfants les plus doués sur le plan intellectuel, qui sont éloignés de leurs familles et envoyés à Pondichéry pour y suivre des études poussées et rejoindre par la suite les élites de l'humanité renaissante.

Enfin, parce que cette population mondiale n'a ni le temps ni les moyens matériels de subvenir aux besoins de ses vétérans, décision a été prise d'envoyer toutes les personnes âgées de 60 ans dans des "maisons du souvenir", des endroits où l'on recueille les témoignages des anciens, mais d'où ils ne ressortent jamais...

La famille de Moana accepte mal cette politique. Pour preuve, voilà des années que l'aïeule de la famille, Mémine, vit cachée pour échapper au sort commun des aînés. Octogénaire, elle dispense à ses arrières-petits enfants, et particulièrement à Moana, ses souvenirs, ceux d'avant le froid. Très complices, la vieille dame et l'enfant s'enrichissent l'une l'autre. La seconde apprend, découvre, cultive sa curiosité, son envie d'apprendre et, surtout, rêve. Elle rêve de connaître un jour ce que son aïeule avait la chance de connaître et que le froid a désormais rendu inaccessible.

Quant à Mémine, transmettre donne un sens à sa vie, lui permet de trouver l'envie de vivre encore malgré l'âge et la clandestinité mais surtout d'entretenir un espoir secret : se rendre au rendez-vous que l'homme de sa vie et elle se sont fixés. Mais un rendez-vous fixé il y a bien longtemps et dans un lieu bien éloigné de la Polynésie. D'autant plus éloigné que l'être cher n'a plus donné signe de vie depuis l'avènement du froid et que se déplacer d'un point à l'autre du globe n'est guère commode désormais, a fortiori quand on est un vieille femme de 80 ans.

Malgré tous ces obstacles, apparemment infranchissables, Mémine et Moana vont pourtant quitter le cocon familial pour se lancer dans une odyssée dont l'objectif est à la fois de fuir le carcan de cette société planétaire qui ne laisse aucune liberté mais aussi d'honorer enfin ce fameux rendez-vous, pour rétablir la linéarité entre passé, présent et futur, rompue par les évènements.

Et le moins qu'on puisse dire, ces que ces deux femmes, que trois générations séparent, n'ont pas froid aux yeux et une détermination sans faille. Au cours de leur voyage, elles seront confrontées à de réels dangers et à l'hostilité et l'hypocrisie du monde qui les entoure. Mais ça vaudra le coup, ne serait-ce que pour permettre à Mémine de tenir sa promesse et à Moana de savoir enfin quelle saveur ont ces mystérieux fruits que sont les figues...

Avec des situations et un vocabulaire simple et donc facilement accessible, Silène propose à ses jeunes lecteurs un roman d'anticipation et d'aventures dans lequel les pistes de réflexion ne manquent pas : le dérèglement climatique, qui conditionne tout le contexte de "la saveur des figues" ; la famille, seule institution encore intacte dans cette nouvelle société, mais sans doute pas pour longtemps, avec ces mariages forcés pour les ados et la mise au rebut des anciens ; sujet voisin, la transmission de la culture, du savoir et des valeurs d'une génération à l'autre au sein de la famille, justement.

La famille de Moana est fondée sur le matriarcat. Moana n'a ni père, ni grand-père, ni arrière-grand-père, mais les trois générations de femmes qui vivent à ses côtés lui apportent toutes quelque chose. Mais, c'est le savoir, à la fois si réel et si théorique, de Mémine qui la fascine, la transporte loin de cette vie quotidienne qu'on veut tracer pour elle et dont elle ne pourra plus jamais s'évader une fois son mariage célébré. L'intrépide Moana va voir surgir une opportunité unique se présenter à elle : fuir cette morne existence vouée à la perpétuation de l'espèce et faire de ces rêves la plus douce des réalités malgré la dureté du monde dans lequel elle vit.

Mémine, elle, se reconnaît en Moana. Sans doute croyait-elle ne jamais retrouver ce caractère et cette insoumission dans sa famille après la résignation de sa fille et de sa petite-fille. Alors, malgré son âge avancé, elle aussi se doit de saisir l'ultime opportunité de renouer avec son passé, avec le passé d'une planète entièrement habitable, avec les racines et les souvenirs qu'on veut mettre en conserve désormais, mais surtout pas partager avec les générations présentes et à venir.

Pour elle, la saveur des figues agit comme une madeleine de Proust et c'est cette sensation qu'elle va parvenir à transmettre à Moana qui, pourtant, n'a même jamais vu une figue. Son refus de voir Moana à son tour condamnée à une vie de fée du logis ou, en cas de départ pour Pondichéry, de bon petit soldat, est autant un acte de grandeur qu'un geste un peu égoïste : une fois parties, elles ont toutes deux conscience qu'elles ne reviendront jamais en Polynésie. Mais, même pour sauver une enfant de 12 ans, doit-on la déraciner, la priver de famille ?

Mais, la force de l'écriture de Silène, c'est de transposer au réel ce qu'elle propose dans le roman : la possibilité de créer des liens, de susciter le dialogue, l'échange, la transmission entre les jeunes lecteurs et leurs parents qui auront là une belle idée en accompagnant leur progéniture dans cette lecture. Tous les thèmes que j'ai abordés là, et d'autres encore, certainement, méritent un approfondissement personnel. Ainsi, à la moindre difficulté de compréhension, l'aîné apportera son soutien au plus jeune et "la saveur des figues" sera bien plus qu'une simple lecture détente.

Enfin, chapeau à Silène pour l'émotion qu'elle parvient à faire passer dans ce roman. Pas facile, là encore, dans le contexte de l'anticipation et dans le feu d'aventure, de ménager une place à l'émotion. Mais, grâce à ces deux personnages attachants (malgré quelques défauts et le prisme déformant du regard d'une enfant sur un parent adoré et respecté), on vit, on souffre, on a peur, on se détend, on se sent soulagé, jusqu'au dénouement qui touchera forcément petits et grands.

Et ce n'est qu'un début. Moana poursuit ses aventures dans un second volet déjà paru et le troisième paraîtra bientôt. L'occasion de voir grandir Moana, de la voir mûrir et poursuivre sa découverte du monde et des relations humaines. L'occasion pour l'adolescente de mettre en pratique les enseignements reçus de Mémine depuis sa jeune enfance et de montrer ainsi que cette initiative n'était pas vaine.

2 commentaires:

  1. Quelle joie de voir "La saveur des figues" chroniqué ici. J'aime beaucoup ce texte, ainsi que la suite "Le bateau vagabond". L'écriture fluide ne me lasse pas. J'aime aussi le thème de la culture à défendre (certainement un thème plus important dans le second tome).
    Le thème de l'engagement me touche beaucoup.
    J'ai eu l'occasion, comme toi Joyeux Drille, de rencontrer Silène, qui est vraiment quelqu'un de chouette. A l'image de ses livres, elle a de belles valeurs et le sens du partage !

    RépondreSupprimer
  2. Je souscrit à la totalité de ton message, Fabienne (bon, avec modestie en ce qui concerne la première phrase, quand même !)... Je ne vais pas naturellement vers ce genre de littérature, c'est sans doute un tort, mais, évidemment, avec une dimension jeunesse, j'y ai trouvé des pistes de réflexion et ça, c'est très intéressant. Quant à Silène, nous avons discuté quelques minutes ensemble à la fin de la table ronde et, là encore, je suis d'accord avec toi, elle mérite qu'on aille la rencontrer dans les salons, en famille, pour échanger.

    RépondreSupprimer