J'aurais pu choisir comme titre de ce billet une phrase de John Milton : "mieux vaut régner dans l'Enfer que servir dans le Ciel". Présente dans le livre, elle est sans doute un excellent résumé du roman dont nous allons parler. Mais, j'ai été frappé par l'expression "Obscure Nation", utilisée par l'auteur pour qualifier, non pas la communauté afro-américaine dans son ensemble, mais cette élite noire, qui s'est constituée alors même que la ségrégation était encore la norme aux Etats-Unis. Stephen Carter, l'auteur en question, voit son troisième roman sortir en France, une troisième saga consacrée à ces élites noires qui, dans leur quête d'indépendance et de pouvoir, commettent bien souvent les mêmes erreurs et acquièrent les mêmes défauts que les élites blanches... Car, une nouvelle fois, dans "un roman américain" (en grand format chez Robert Laffont), Stephen Carter sait se montrer critique, tant sur l'Amérique dans son ensemble que sur ces élites noires, en particulier.
Eddie Wesley n'a qu'une ambition dans la vie, devenir un romancier célèbre. Au point de devenir plus un observateur qu'un acteur de la société qui l'entoure. Pourtant, en ce milieu des années 1950, c'est une Amérique en pleine métamorphose qui se présente à lui : le pays, depuis la fin de la guerre, est devenue une superpuissance qui connaît une prospérité sans précédent. La guerre froide se met en place, avec, comme étendard, tout un système de valeurs à promouvoir. Et puis, le carcan de la ségrégation raciale, toujours en vigueur dans le pays, commence à céder, dans la foulée de l'arrêt de la Cour Suprême "Brown v. Board of Education", rendu en 1954.
Mais, Eddie Wesley a d'autres idées en tête. Et en particulier, Aurelia, jeune femme originaire de Cleveland devenue une des demoiselles en vue du Harlem qui chante et qui pétille. Mais, à la grande déception du jeune homme, Aurelia, malgré leur tendre complicité, va choisir d'épouser un autre homme, un des partis les plus en vue de l'Obscure Nation, Kevin Garland.
C'est le soir de leurs fiançailles, dans l'une des plus importantes propriétés d'Harlem, que la vie d'Eddie, et de beaucoup d'autres à sa suite, va basculer : alors qu'il a quitté une soirée où il a montré plus d'aigreur et de rancune que ne le permet la bienséance, il trébuche sur un corps inanimés. Malgré l'obscurité, il en est certain, c'est bien un cadavre qui a causé sa chute... Un homme blanc, qui tient une croix de Saint-Pierre en or dans la main, avec une énigmatique inscription gravée dessus.
L'homme, Phil Castle, est un avocat en vue et prospère. Que signifie ce meurtre ? Et cette croix ? Eddie, qui a signalé anonymement sa macabre découverte, mais ne s'est pas éternisé sur place, n'a pas vraiment le temps de réfléchir à ces évènements : quelques moi après ces évènements, la petite soeur d'Eddie, Junie, étudiante brillante à Harvard et promise à un brillant avenir, disparaît soudainement...
Eddie n'aura alors plus qu'un seul objectif : la retrouver. Une quête presque désespérée dans laquelle il va emmener, impliquer plutôt, Aurelia, au risque de mettre en péril son statut de femme mariée à un homme influent.
Car c'est bien de cela qu'il est question : d'influences, d'ambitions, de volonté de pouvoir. Derrière la mort de Phil Castle et la disparition de Junie, ce sont de sombres (obscures ?) rivalités politiques qui sourdent... Entre la radicalisation des mouvements pour les droits civiques, l'avènement de mouvements contestataires, la paranoïa anti-communiste, l'alternance entre administrations républicaines et démocrates, aux objectifs pas toujours aussi évidents, les présidences contestées de Johnson puis Nixon, le début de la guerre du Viet Nam, etc., ces 20 années qui servent de cadre à ce roman sont riches en la matière.
Mais, au-delà du simple contexte historique, et même si on y croise Hoover, les Kennedy et surtout Nixon, au-delà de l'intrigue qui entremêle différents complots possibles, il y a un homme aux prises avec ses sentiments, son amour pour sa soeur et pour celle qu'il considère comme la femme de sa vie, que tous les évènements ont rendu impossibles...
Comment évoquer la partie complot du roman, qui est quand même au coeur du livre, sans trop en dire ? Au tout début de ce roman américain (titre qui dénote tout de même un certain manque d'inspiration, je trouve) , on assiste à l'arrivée d'un avocat, qui s'avérera par la suite être Phil Castle, à une réunion secrète d'un "Grand Conseil". Puis, sans rien avoir vu de cette réunion, on le voit ressortir abasourdi, en colère, rageant contre ce à quoi il a assisté et l'on comprend que les décisions annoncées lors de cette réunion l'effrayent autant qu'elles le hérissent.
Tout repose donc sur la composition et les objectifs de cette mystérieuse société secrète. Voilà ce que Eddie et Aurelia, chacun de leur côté, puis ensemble, vont essayer de découvrir. Mais il faudra du temps, échapper aux chausse-trappes, trahisons, alliances secrètes, retrouver aussi bien la trace d'un document laissé derrière lui par Castle que celle de June, désormais traquée après avoir dirigé un mouvement radical et violent en faveur des droits civiques.
Mais, vous le savez, j'aime bien ne pas juste vous raconter un roman, ni donner un simple avis, mais regarder entre les lignes, m'intéresser aux thématiques, aux contextes... Et là, c'est encore le cas, car "un roman américain" compte près de 600 pages étalées sur 20 ans, il n'est donc pas évident de s'en tenir juste au récit. En revanche, on peut plus largement évoquer ici les personnages, l'arrière-plan historique et quelques réflexions sur ma perception de ce roman, qui tient plus du roman noir que du thriller ou du "page-turner" qu'on nous présente.
Eddie est un personnage très intéressant. Observateur de son temps plus qu'acteur, je le disais plus haut, il a un sens aigu des évolutions de la société de son pays. Il les anticipe, les explique tant dans ses livres que ces articles de presse. Mais, lui qui, finalement, est le moins engagé de tous les personnages, est perçu différemment par l'Amérique qui croit voir dans ses positions successives, un lent mais sensible glissement de la gauche vers la droite de l'échiquier politique.
D'abord considéré comme porte-parole d'un certain progressisme, il finit par apparaître comme un conservateur de plus en plus endurci. Lui qui travailla à la Maison-Blanche sous Kennedy va finir par être considéré comme un proche de Nixon, en qui il a vu "l'Américain-type" (c'est-à-dire pour qui "gagner la partie compte plus que l'honneur, l'intégrité et toutes les valeurs" que son pasteur de père a transmises à Eddie).
En cela, Eddie lui, est l'afro-américain-type : historiquement, la communauté, lorsqu'elle a pu avoir une audience politique, a penché côté démocrate dans sa majorité. Mais, lorsqu'elle son influence s'est étendue, le vote noir s'est beaucoup plus également réparti, tandis que la frange contestataire se diluait, se divisait, s'affrontait, perdait de vue ses objectifs premiers (analyse très intéressante que fait Eddie dans le roman). Eddie, en cela, a suivi le déplacement de sa communauté.
Mais, tout en voulant toujours rester extérieur à ces questions qui ne l'intéressent pas, il s'est retrouvé au coeur de la machine politique américaine pendant ces 20 années, de Eisenhower à la démission de Nixon, en passant par les mandats démocrates, et pourtant si différents, de Kennedy et Johnson. Une machine que sa détermination à retrouver sa soeur va faire trembler, entraînant des réactions en chaîne de la part des différents camps (aux contours bien flous jusqu'au terme du livre).
Et, au final, c'est sans doute sa volonté à se tenir à l'écart de ces affaires peu reluisantes, qui lui sauvera la vie. Parce que ses nombreux ennemis auront compris que sa vocation est tout sauf celle d'un révolutionnaire ayant l'ambition de renverser les forces en place.
Aurelia, l'autre personnage central, elle aussi est remarquable. Elle est femme, d'abord. Or, en ces périodes où le mot émancipation prend son sens, tant pour les afro-américains que pour les femmes, elle en est une digne représentante. Le choix de son mariage relève sans doute d'une volonté première d'asseoir une position sociale, d'entrer vraiment dans cette Obscure Nation. Mais ensuite, c'est son intégrité qui frappe.
Les doutes qu'elle nourrit sur son époux la motive à se lancer dans une enquête parallèle à celle d'Eddie pour comprendre qui est vraiment Kevin Garland. Devenue veuve, mère de jeunes enfants, elle va prendre son indépendance, repoussant tous les prétendants, y compris Eddie, faisant fi de toutes les rumeurs mal intentionnées qui la viseront. A l'image de l'élite "harlémite" qui va se dissoudre au fur et à mesure de ces années dans la société américaine, Aurelia va peu à peu abandonner le décorum qui fut le sien pour revenir à une vie aisée mais aux aspirations plus simples, presque terre à terre.
Elle aussi a cette soif de comprendre les évènements douloureux qui se succèdent dans sa vie. Elle en a besoin aussi pour comprendre dans quel camp son rôle d'épouse dévouée la place. Les mystères et les messes-basses qu'elle surprend de temps en temps, la conforte dans cette curiosité alors qu'elle n'arrive pas à comprendre si son implication lui vaut d'être menacée ou protégée...
En rejetant elle aussi les codes sociaux inculqués par sa fréquentation de "l'Obscure Nation", elle s'écarte de l'engagement traditionnel de sa classe pour choisir une autre voie : celle de l'enseignement, dans une université racialement mixte. Protégeant sa famille plutôt que de privilégier comme d'autres autour d'elle ses intérêts politiques ou sa position sociale, elle détonne par cette absence d'ambition (mais, peut-on lui en vouloir, quand on voit ceux qui ont de l'ambition à sa place pour elle et sa progéniture ?).
Son expérience fait d'elle une femme libre. Sans son veuvage précoce, sans doute aurait-elle été une épouse et mère modèle aux côtés de son époux, digne successeur des "Tsarines" qui régnaient sur Harlem pendant la précédente génération. Mais, "libérée", d'une certaine manière, par la mort de son époux, elle a repoussé le carcan social de la soumission féminine.
Eddie comme Aurelia sont devenus, en 20 ans, des Américains, et plus seulement des noirs Américains. Leur évolution personnelle, sociale, politique au long du roman est remarquable et symptomatique. Tout comme l'est l'évolution des Etats-Unis que nous décrit Stephen Carter. Celle d'un pays vainqueur, surpuissant, sur de lui, qui va, par des choix contestables, se compliquer la vie, connaître une crise de confiance, et particulièrement envers ses élites.
Au début du roman, "l'Obscure Nation" est marginale, classe supérieure d'une caste encore et toujours intouchable et exclue. Mais, 20 ans après, les élites noires ont su gagner leur place dans toutes les catégories sociales du pays, ont su prendre une part du gâteau, ont su tutoyer le pouvoir.
La force du regard de Carter, à la fois sur son pays et sur sa communauté d'origine, c'est de savoir se montrer critique. Le déclin de son pays est très bien montré, amorcé avec Johnson, poursuivi avec Nixon (dont le portrait essaye de balayer quelques idées reçues) et pas franchement enrayé ensuite, même si, sans rien dévoiler, le pire est sans doute évité. Quant à "l'Obscure Nation", si elle s'est imposé, c'est aussi au prix de compromissions en totale contradiction avec les valeurs affichées par le pays et auxquelles il était normal d'aspirer de temps de la ségrégation.
En s'alliant avec des élites blanches peu regardantes sur les méthodes du moment que ça mène au pouvoir, les élites noires ont, aux yeux de Carter, souillé le rêve qui était celui de bien des Afro-américains, ce rêve américain auquel ils peuvent enfin accéder.
Des méthodes que n'acceptent pas Eddie Wesley et, à travers lui Stephen Carter, pour qui, ce qui nous ramène à Milton, l'Amérique est devenu, après ces deux décennies charnières, un paradis perdu.
Très intéressant! Cependant tu restes très descriptif, racontant l'histoire, contextualisant etc. Je m'attendais à ce que tu donnes ton avis plus amplement ici ^^
RépondreSupprimerMon ambition (encore ce mot, argh !) n'est pas d'être un arbitre des élégances. Je ne me sens pas légitime à dire tel livre est bon ou mauvais, je ne mets pas de note, car je ne suis pas professeur, bref, "avis", c'est très subjectif. Oui, je m'attache au récit, mais pour en donner ma vision. Il m'arrive de ne pas faire de billet sur certaines de mes lectures, parce que, quand je n'aime pas un livre, je n'ai pas envie de lui faire de publicité. Mon avis, il est entre les lignes de ce billet : j'aime la vision qu'a Carter de l'Amérique et de la communauté Afro-Américaine. C'est un livre intelligent où l'intrigue est presque secondaire. L'erreur est de le présenter comme un thriller, ça n'en est pas un, mais un très bon roman noir, une satire de l'Amérique comme les romanciers américains savent si bien le faire depuis toujours. L'originalité, c'est ce prisme afro-américain, qui ne tombe jamais dans l'angélisme.
RépondreSupprimerJe ne le dis pas dans le billet (j'ai oublié...), mais le livre a été publié en 2008 aux Etats-Unis. L'année de l'élection d'Obama, premier président noir... Ca donne un sens particulier à ce roman, je trouve.
Il ne s'agit pas de se sentir légitime pour "noter" un texte, personne ne l'est. Mais puisque tu parles de subjectivité, c'est au nom de ta subjectivité que je m'attendais à trouver ici un avis moins dilué dans une description de l'histoire. Cependant c'est vrai que ta façon de faire ressortir certains éléments plutôt que d'autres illustre déjà un parti pris.
RépondreSupprimerIntéressante remarque sur l'année de publication :)
Bonne continuation!
Le parti pris, c'est de parler d'un livre... ou pas. Je ne veux pas qu'on sorte d'ici en ayant envie de lire un livre parce que je l'ai aimé. J'ai envie qu'on se fasse une idée du livre et que ce soit cette idée qui suscite l'envie de lire.
RépondreSupprimerMaintenant, si tu veux mon avis, j'ai aimé "un roman américain" pour la manière dont Carter joue avec le contexte historique. L'intrigue, d'une certaine façon, est accessoire, mais cette description critique de l'Amérique et d'une certaine caste aisée noire est passionnante.
J'aime beaucoup ton article =)
RépondreSupprimerMerci, Enigma ! N'hésite pas à en lire d'autres, alors !
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