jeudi 2 février 2012

Sex, drug and rock... the Casbah !

Voilà un roman déjà bardé de prix, et ce n'est peut-être pas terminé, puisque le voilà en lice pour le prestigieux GPI (le Grand Prix de l'Imaginaire). Un roman dont j'ai entendu dire beaucoup de bien depuis sa sortie au printemps dernier et auquel je me suis attaqué avec envie et gourmandise. Et il faut de l'appétit car les 700 pages de "Rêves de Gloire", de Roland C. Wagner (en grand format chez l'Atalante), ne se dévorent pas d'une traite mais vous nourrissent pendant plusieurs jours. Une lecture dense, intense, complexe mais passionnante, un roman choral qui revisite 50 ans d'une histoire contemporaine de deux pays pas encore totalement réconciliés, l'Algérie et la France. Une uchronie magistrale dont on ne sort pas indemne.


Couverture Rêves de Gloire


Bien... Comment raconter "Rêves de Gloire"... Pas facile... De nos jours, dans une ville d'Alger prise en étau entre la France et l'Algérie mais ayant su conserver une forme d'indépendance, vit un collectionneur de disques vinyles passionné, grand connaisseur du rock psychodélique de la deuxième moitié des années 60 et incollable sur les groupes ayant joué et vécu à Alger à cette époque si spéciale.

Un jour, sur un site de vente en ligne, il découvre un 45 tours dont il n'a jamais entendu parler, lui qui pensait son savoir exhaustif sur la question... Enregistré à Alger à la fin des années 60, la pochette pleine de couleurs, ce disque a pour titre "Rêves de Gloire", chanson composée et interprétée par un groupe inconnu au bataillon (si j'ose dire) dont le nom a de quoi surprendre, voire choquer : "les Glorieux Fellaghas".

Evidemment, le sang du collectionneur ne fait qu'un tour : ce disque oublié pourrait devenir le clou de sa collection, pourtant remarquablement fournie, mais surtout, pourrait se monnayer cher s'il parvenait à mettre la main sur l'un de ces exemplaires en bon état, qui ne doivent pas être légion.

Une quête commence alors, celle d'une galette de vinyle qui, à elle seule, concentre toutes les aspirations les plus profondes d'une époque au combien agitée, cette deuxième moitié des années 60 où les idéaux les plus divers sont entrés en collision pour le meilleur, le pire et l'utopie... Un disque qui attise les convoitises d'autres personnes, prêtes à tout, même à tuer, pour le posséder.

Dans une ville d'Alger mise en ébullition par les rumeurs de débarquement, soit français, soit algérien, pour mettre fin à l'embarrassante et insolente indépendance de la ville, le collectionneur va devoir apprendre à se méfier de tout et de tous s'il veut retrouver le disque des "Glorieux Fellaghas", sans y perdre la vie...

Voilà pour le fil d'Ariane de roman, la partie contemporaine qui permet au reste de s'assembler petit à petit. Car, atour de l'histoire du collectionneur et de sa recherche, une foule de personnages vient nous raconter, directement ou indirectement, la genèse de ce disque si spécial, nous raconter la vie à Alger dans ces années-là, les conflits, les expériences politiques et utopiques, l'évolution d'une société qui renaît, les oppositions plus ou moins larvées entre générations, nationalités, races, religions, idéologies, qui toutes se retrouvent à cohabiter dans Alger, dont la Casbah est le coeur d'un incroyable bouillonnement sociétal et culturel autour de ceux qu'on appelles "les Vautriens", les cousins des hippies, de ce côté de l'Atlantique.

Car, Wagner n'a pas voulu nous raconter l'Algérie naissante telle qu'on la croise dans nos livres d'histoire, mais une Algérie bien à lui, réinventée pour l'occasion. De Gaulle, assassiné en 1960 (eh oui, "Rêves de Gloire" est une uchronie, je vous le rappelle), ne joue aucun rôle dans son indépendance, prise tardivement et avec des contreparties, puisque Bougie, Oran et Alger sont restées françaises dans un premier temps. Des enclaves qui, toutefois, attisent les convoitises mais sont aussi une épine dans le pied d'une France devenue un temps communiste avant qu'un putsch militaires n'en fasse un Etat totalitaire en marge du reste du monde. Il y a donc, en permanence, une tension qui s'exacerbe par moment, sans qu'on sache si ces tensions viennent d'un camp, de l'autre ou encore des extrémistes favorables à une Algérie qui redeviendrait française.

Bien sûr, au fil des pages et des témoignages, on voit se dessiner ce cadre historique qui sert de décor au roman, 50 ans d'Histoire particulièrement mouvementés. La petite histoire, celle d'hommes et de femmes à la recherche d'un monde meilleur, cette génération née à la fin de la IIème guerre mondiale ou juste après et qui cherche par tous les moyens à échapper au monde de leurs parents. Mais aussi ceux qui subissent les évènements, qu'ils soient arabes, kabyles, européens installés là depuis la colonisation, militaires français, combattants de l'indépendance, chrétiens, juifs ou musulmans, riches ou pauvres, épris de liberté ou juste d'une terre et de racines...

Dans ces "swinging sixties", la Casbah d'Alger est devenu le centre d'une société nouvelle, en rupture avec les modèles des Trente Glorieuses en vogue dans le reste des pays occidentaux, individualiste, consumériste, sectaire, inégalitaire, belliqueuse, etc. La communauté instaurée par les Vautriens connaît alors aussi ses heures de gloire, dans tous les sens du terme. Car, d'une part, ce mode de vie, d'abord marginal, va attirer de plus en plus d'adeptes, mais, d'autre part, parce que cette vision nouvelle du monde, cette utopie bariolée est née dans l'absorption d'une drogue, la Gloire, distribuée dans le sillage d'une figure intellectuelle et contestataire, un certain Timothy Leary, passé d'abord par Biarritz puis installé dans une villa algéroise.

Qui prend de la Gloire semble soudain appréhender la vie différemment, découvrir un monde plus riche, plus coloré, plus profond. Une perception nouvelle sur laquelle des idéaux d'entraide, de non-violence, de tolérance, de liberté, sexuelle et autres, d'émancipation des carcans que peuvent être la morale, la religion, l'économie, la famille, etc. A tel point qu'un des groupes de musique remarquables de cette époque, les Déserteurs, n'hésite pas, par exemple, à "affirmer que l'association de la musique et de la Gloire peut devenir une arme de combat politique".

Bref, avec la Gloire, un nouveau monde semble possible, semble même se mettre en place. Au point d'imaginer fonder une commune d'Alger sur le modèle de la commune de Paris. Mais, de tels comportements ne peuvent que déranger ceux qui pensent au pouvoir, au contrôle, et l'utopie algéroise, comme son inspiratrice parisienne, va bientôt se retrouver dans le collimateur de forces idéologiques très violentes et à la merci des barbouzes de tous poils.

Difficile de vous en dire plus, il faut se plonger dans ce pavé à la construction complexe, c'est vrai, mais dans laquelle on trouve vite des marques. Tout y est volontairement flou, en terme de chronologie, de personnalité des narrateurs, on est soi-même transportés dans cette parenthèse enchantée, pleine de joie, malgré les incertitudes du quotidien, pleine de paix, malgré les bruits de bottes permanents, pleine de musiques démentes et de guitares distordues, malgré la proximité du chaos, pleines de drogues, aux effets aussi libérateurs que dévastateurs (quand "la blanche" va succéder à la Gloire), dans une réalité qui incite peu à l'optimisme, pleine d'amour libre et de solidarité, d'amitié et d'émerveillement permanent.

On comprend mieux la provocation que recèlent le titre du 45 tours autour duquel tourne tout le roman et le nom de ses interprètes : "Rêves de Gloire", par les Glorieux Fellaghas... De quoi s'attirer les foudres de tous les bords confondus...

Mais, "Rêves de Gloire", le roman, cette fois, c'est, outre ce chant contestataire et utopique, véritable hymne à la liberté individuelle et collective, une déclaration d'amour à une époque (la deuxième moitié des années 60), à une musique, ce rock halluciné que Wagner appelle psychodélique, et à une ville, Alger (Wagner est né à Bab-el-Oued et sa famille sera rapatriée en métropole lors de l'indépendance en 1962).

Bizarrement, car Wagner est né en 1960, il était donc très jeune lorsqu'il a quitté l'Algérie mais aussi lorsque les années psychédéliques ont déferlé, j'ai ressenti une puissante nostalgie à la lecture de "Rêves de Gloire". Comme si Wagner cherchait à renouer avec des racines géographiques et temporelles rompues trop tôt et trop brutalement. Avec beaucoup de pudeur, mais aussi avec un engagement vigoureux dans le sens de l'utopie qu'il développe, il nous offre un roman complexe, pas facile à lire, car la multiplicité des narrateurs dont on  ne connaît pas l'identité oblige à une attention accrue mais magnifique.

Chaque paragraphe de chacun des narrateurs est un fil de couleur différente qui sert à tisser la trame (jamais ce mot n'a été si juste) du récit, dont on ne découvre l'ampleur qu'une fois la dernière page tournée. Un tour de force littéraire qui peut dérouter, j'en conviens, mais qui mérite aussi que le lecteur s'accroche et accepte ces contraintes pour se laisser porter sur la vague suscitée par la Gloire et ses hérauts.

Et puis, je voulais terminer en parlant de la figure tutélaire, dont l'esprit flotte sur ce livre : Albert Camus. Lui aussi est présent dans ce récit, sous la forme d'un dialogue tout à fait uchronique lui aussi avec Wagner lui-même, je pense. Un dialogue passionnant et très drôle, avec le recul, où deux écrivains parlent de leur sujet commun : l'Algérie. Tous deux ont une passion pour ce pays et ont su en faire un personnage à part entière de leurs livres.

Et, finalement, j'en suis arrivé à cette idée étrange (et toute personnelle, attention !) que "Rêves de Gloire" était le négatif, dans le sens photographique du terme, bien sûr, de "la Peste". Comme si Camus et Wagner était deux auteurs totalement dissemblables mais réunis par cette terre au magnétisme si particulier.

Sous la plume de Wagner, on ne voit pas apparaître une ville blanche, écrasée de soleil, gangrenée par la maladie, comme Oran dans "la Peste", mais une ville d'Alger colorée, vivante, entraînée par le rythme déjanté et libéré des guitares électriques et des pédales de distorsion, et qui devient le berceau d'une harmonie doucement contagieuse. Mais, a contrario de cet optimisme, si on peut parler de d'optimisme dans le contexte si particulier dépeint par Wagner, la fin laisse entrevoir des lendemains qui déchantent pour Alger, l'Algérie et même la France, alors que, chez Camus, à la fin du roman, la peste a cessé, laissant derrière elle des dégâts irréparables, mais la vie peut reprendre son cours malgré tout.

Alors, oui, on pourra jouer longtemps à ce jeux des différences. Il n'empêche que cette filiation, non, ce parrainage de Camus est évident et que c'est Wagner lui-même, malgré des univers à des années-lumières (oui, on parle quand même de SF !), qui vient de lui-même se placer respectueusement sous cette égide, cette figure quasi sanctifiée (un saint laïc, évidemment).

Oui, "Rêves de Gloire" n'est pas un livre évident, il demande de la concentration et de la persévérance, mais, pour l'univers historique alternatif qu'il met en place, pour la musique qui accompagne cela et que Wagner nous donne presque à entendre, pour l'Algérie et pour mieux comprendre l'incroyable complexité que représentait cette région au moment de son indépendance et même après, pour les idéaux qui y fleurissent et prolifèrent au milieu des mauvaises herbes et pour la dénonciation implacable du colonialisme avec finesse, nuance et respect des opinions et des origines de tous, il mérite d'être lu, conseillé et récompensé (mais pour ça, on ne m'a pas attendu !).



Bien sûr, le titre de cet article évoque un célèbre slogan, mais aussi une chanson des Clash. Mais, c'est à une reprise de ce titre que je pensais en écrivant cet article, une reprisé métissée par un autre enfant de l'Algérie, Rachid Taha.

2 commentaires:

  1. C'est tout ça Rêves de Gloire et plus encore ! C'est aussi un livre politique, un livre traitant de l'identité, etc. C'est un roman très dense et à plusieurs niveaux de lectures.

    Concernant Camus, en refermant le livre, je me suis demandé si Wagner = Camus, j'imagine qu'il aurait l'audace et l'humour pour le faire. Dans ce cas là, l'interlocuteur ne serait rien d'autre que le lecteur.
    Mais ton explication se tient aussi.

    En tout cas, un grand roman !

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  2. Pour Camus, je ne pense pas, non, ça vaudrait le coup de lui demander... Mais il a nié catégoriquement être son interlocuteur, affirmant, avec un sourire qui ne trompe pas le sceptique que je suis, que cet interlocuteur est le narrateur principal du roman. Ben voyons ;-)

    Je lui ai parlé de Camus à Bagneux, voilà sa réponse : "j'étais parti sur une référence à "l'Etanger". Philosophiquement, "Rêves de Gloire" est une réponse à l'absurdité du monde présentée par Camus."

    Mais je crois que c'est aussi un hommage à un écrivain qui, comme lui, a infiniment aimé cette terre d'Algérie.

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