Le premier roman de cette rentrée littéraire que j'ai évoqué était "14 juillet", d'Eric Vuillard, avec une plongée dans cette journée historique de la prise de la Bastille. Je me suis alors souvenu que j'avais, dans une de mes piles de livres, un autre roman sorti au printemps dernier qui, lui aussi, parlait d'une révolution, mais pas passée, imaginaire, contemporaine, présente... "Avril", de Jérémie Lefebvre, dont c'est le quatrième roman, me semble-t-il, mais le premier à paraître aux éditions Buchet-Chastel, raconte l'essor de cette révolution. Il n'est pas évident de parler de ce livre, dont la construction est assez particulière et offre à l'écrivain l'occasion d'un bel exercice de style. Mais le sujet, lui, mérite qu'on s'y intéresse, en ces temps agités et complexes. Entre roman d'anticipation, satire sociale et questionnement sur les mutations d'une société à bout de souffle, il y a de ce court livre beaucoup de pistes de réflexion...
La Ve République n'existe plus. Elle est tombée, elle a été renversée. En ce début de mois d'avril, la France, au coeur de turbulences brutales depuis la nouvelle année, est véritablement entrée dans une période révolutionnaire. Le président a dû fuir le pays dans la précipitation, sans son épouse, et la Convention nationale, créée à peine deux semaines plus tôt, revendique avoir pris le pouvoir.
Tout a commencé par un mouvement de grève inédit au sein de la police nationale. Puis, un événement a catalysé les colères et les rancoeurs : l'évacuation manu militari d'un squat du boulevard Malesherbes, à Paris. Les centaines de manifestants présents n'ont pas voulu laisser faire et les émeutes ont éclaté, faisant une quinzaine de morts.
C'est le point de départ d'une période mouvementée pour le pays, qui voit ses institutions vaciller sur leurs bases. Le pouvoir exécutif perd tout contrôle et l'opposition se structure. Le climat est insurrectionnel, au point que les frontières sont fermées et certains résidents étrangers doivent se retrancher dans leurs ambassades, prisonniers de cet Etat en pleine combustion...
A son arrivée à la tête d'un pays qui n'en est plus vraiment un, la Convention nationale édicte des décrets à application immédiate. Le plus spectaculaire d'entre eux est de renverser complètement la hiérarchie sociale : les familles les plus riches sont arrêtées et évacuées vers les banlieues les plus pauvres, tandis que les habitants de ces cités font le chemin inverse.
Quant aux classes intermédiaires, à elles de s'adapter aux changements qui leur sont proposés, des plus importants, comme celui que je viens d'évoquer, aux plus dérisoires, comme l'interdiction de la chirurgie esthétique, sauf lorsqu'il s'agit d'un impératif lié à un accident. Et, pendant que le nouveau pouvoir s'installe, on s'interroge, on se réjouit, on s'inquiète, on s'emballe. On tue, aussi...
"Avril", ce n'est pas le récit linéaire de ce mois révolutionnaire où la France devient une autre nation et entre dans une nouvelle. Jérémie Lefebvre a choisi de raconter ces événements sous forme de mosaïque littéraire, à partir de courts paragraphes qui se succèdent, au milieu desquels s'intercalent certains décrets de la Convention nationale, des extraits de journaux ou de reportage...
Il décide aussi de ne pas proposer de personnages centraux, mais une myriade de personnages incarnant chacune des composantes de la nation en pleine mutation : des citoyens, ceux qui subissent et ceux qui conduisent cette révolution, pour reprendre la citation d'Albert Jacquard, ceux qui l'approuvent, ceux qui la craignent, qui l'observent, de l'extérieur des frontières...
Des populations de banlieue qui découvre soudainement le luxe à ceux qui se retrouvent cantonnés dans des cités transformées plus que jamais en ghetto, voire en camp de détention, des proches des leaders de la Convention nationale aux ressortissants étrangers qui se retrouvent coincés sans savoir le sort qu'on leur réserve, les gouvernements voisins, éberlués...
A chaque paragraphe, son style, son histoire, son récit, à la première ou à la troisième personne. On est souvent dans l'anecdotique, souvent en apparence, mais qui, par petites touches, par ce qu'elles révèlent de manière sibylline, permettent de reconstituer tout le puzzle que je viens de vous décrire succinctement.
On pourra trouver que Jérémie Lefebvre tombe parfois dans une forme de caricature, mais je crois que c'est le but. On est aussi dans une satire, en tout cas à mes yeux, de ce que pourrait être une révolution dans un pays comme la France du XXIe siècle. Cela impose aussi de pousser parfois le bouchon un peu loin, mais, dans l'ensemble, chacun est logé à la même enseigne.
Il y a quelque chose de ludique dans cette lecture, malgré les tensions et les bouleversements majeurs auxquels on assiste ou qu'on découvre. Une espèce de jeu de société, de jeu de chaises musicales où chacun doit sortir de sa zone de confort, contraint, forcé ou de son propre chef et avec enthousiasme. On est à l'aube de quelque chose de nouveau, et beaucoup y voient une opportunité à saisir, un espoir.
Mais, dans le même temps, le flou entoure la fameuse Convention nationale. On ne sait que très peu de choses à son sujet, on connaît la femme qui est à sa tête, Christine Viel, mais elle est extrêmement discrète et la communication est réduite au stricte minimum. Les médias nationaux sont sous contrôle, les médias étrangers réduits à la clandestinité et le principal discours est la litanie des décrets. Quant aux réseaux mobiles, ils sont quasiment inexistants...
Voilà pourquoi, malgré le sentiment de vivre un moment hors norme, peut-être même historique, certains se posent des questions. Qui dirige ? Avec quelles ambitions, quel projet pour la Nation, pour le peuple ? Comment éviter que les erreurs qu'on essaye de corriger en inversant les pôles de la société se reproduisent à plus ou moins long terme ?
Et lorsque la peine de mort est rétablie et que l'on organise de grands procès pour les figures de l'élite n'ayant pas eu le temps de fuir, là encore, on sent des opinions diverses : ceux qui ne comprennent pas ce recours à la violence et ceux qui applaudissent les condamnés sur leur parcours jusqu'à l'échafaud...
C'est là que le livre change un peu de ton. Le côté enjoué, un peu ironique, par moment, s'assombrit : et si une révolution devait fatalement s'accompagner d'une période de terreur ? J'utilise le mot "terreur" dans le sens historique, mais la question demeure : ne peut-on construire sur les ruines d'un système qu'on juge arbitraire sans passer par une limitation des libertés individuelles ? Vous avez 4 heures...
Non, plus sérieusement, et c'est aussi ce qui fait d' "Avril" un livre particulier, puisque sa lecture variera certainement d'un lecteur à l'autre, en fonction de ses propres orientations, le risque, c'est de voir émerger de cette révolution une dictature. Et, comme on n'a pas vraiment de repères sur la vision exacte de la Convention nationale, qui manie parfaitement mesures populaires et main de fer dans un gant de velours, à chacun son opinion...
De la même manière, se pose la question de l'efficacité d'une révolution. En termes sociaux, celle du livre donne des éléments concrets, puisqu'on a renversé la hiérarchie des classes sociales. Mais, cela peut-il suffire ? Tout le monde a-t-il envie de voir la société changer ? Et surtout, la révolution changera-t-elle ce qu'il y a de plus difficile à faire évoluer : les mentalités ?
A la fin de ce petit livre, puisque c'est presque un format de poche et le roman fait environ 130 pages, on trouve une chronologie des événements. Vous y verrez ceux que j'ai évoqués dans ce billet et plein d'autres qui apparaissent au fil des paragraphes et des explications des uns et des autres. Il est intéressant de lire cette chronologie à froid.
En effet, mais, c'est mon impression, pas une vérité absolue, j'ai eu l'impression que Jérémie Lefebvre décalquait les événements de la Révolution, celle qui eut lieu à la fin du XVIIIe siècle, pour les reporter dans ce XXIe siècle incertain. Le squat de la rue Malesherbes, c'est la Bastille d'aujourd'hui, et ainsi de suite.
Le calque n'est pas parfait, c'est plus la mécanique que transpose l'auteur d'une époque à l'autre que les faits bruts. Mais, on retrouve, dans certaines scènes, des échos du passé, c'est certain, tandis que d'autres montrent la réaction de nos contemporains aux événements révolutionnaires. Là encore, on est dans une forme de jeu littéraire, mais il serait dommage de limiter "Avril" à cela.
De même, la Révolution d'Avril se fait à grande vitesse, puisque tout est réglé à la fin du mois... Jérémie Lefebvre finit sur une pirouette, que j'ai trouvée très amusante, impliquant l'Europe. Une espèce de démonstration par l'absurde qui donne au nouveau régime une légitimité qui, logiquement, devrait lui être déniée.
C'est aussi une fin ouverte, sans préjuger de ce qu'il adviendra du pays. Frustrant, peut-être, mais très intéressant, puisqu'il est impossible de dire si cette révolution sera une réussite ou un échec, si la pression internationale sera insupportable ou si le soufflé retombera de l'intérieur, si la révolution restera franco-française ou si elle fera tâche d'huile...
Ce roman a été publié au printemps, exactement le premier avril de cette année, c'est logique. Mais, ce qui n'était certainement pas attendu, ni par l'auteur, ni par l'éditeur, c'est que cette sortie coïncide exactement avec le début du mouvement "Nuit debout", qui adoptera d'ailleurs un calendrier alternatif dans lequel mars se poursuit indéfiniment, effaçant... le mois d'avril...
Bien sûr, on se dit aussitôt que l'actualité et le roman se rejoigne et que Jérémie Lefebvre est un sacré visionnaire... Mais, sur le site des éditions Buchet-Chastel, dans une vidéo qu'on peut toujours regarder, l'auteur explique la genèse de ce roman, écrit il y a déjà quelques années, sous le précédent quinquennat, celui de Nicolas Sarkozy... Quand je vous disais qu'on était dans l'anticipation...
"Avril" est d'abord et avant tout une fiction. D'ailleurs, on ne sait pas de quel mois d'avril il s'agit. On y retrouve pourtant beaucoup d'éléments concrets qui nous accompagnent au quotidien et le mot "sérénité" n'est pas prêt de rejoindre aux frontons des bâtiments publics notre devise issue de la Révolution, l'autre, celle qui a bel et bien eu lieu...
Balançant entre légèreté et drame, c'est un roman qui pose, sans forcément avoir l'air d'y toucher, de véritables questions qui nous concernent tous. Au quotidien, mais aussi de façon plus large : comment redonner du souffle à une société qui n'en a plus et ne parvient pas à en redonner un nouveau ?
mais oui ! vous l'avez très bien décrit, excellent roman, étonnant, très original, et bourré de questions d'actualités.
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