Je ne vais pas vous sortir le couplet sur la quête sempiternelle du Grand Roman Américain, des monuments annoncés de la rentrée littéraire et de tout ce blabla qui relève désormais plus du marketing que de l'artistique. Je vais donc vous parler du premier roman de Smith Henderson, "Yaak Valley, Montana" (publié aux éditions Belfond, traduction de Nathalie Peronny), sans tomber dans l'emphase et les superlatifs, simplement évoquer ce roman, entre littérature blanche et roman noir, dans une Amérique profonde qui n'a rien d'un rêve mais plutôt d'un cauchemar... Il est question d'idéalisme, de quête du bonheur, de bien commun, d'alcool, aussi, énormément, et, autour du personnage central, gravite une étonnante galerie de femmes et d'hommes tous plus abîmés les uns que les autres par la vie, la société, la misère, matérielle et intellectuelle... C'est fort, c'est parfois assez drôle, mais c'est surtout très sombre et l'on se prend de sympathie pour Pete Snow, si idéaliste, si courageux, si faillible, si imparfait...
Depuis une année environ, Pete Snow a quitté la ville de Missoula, dans le Montana (oui, la ville natale de David Lynch !) pour travailler dans un comté rural du même Etat. Décision motivée par la fin de son mariage avec Beth, qui a eu la malencontreuse idée de coucher avec un autre. Il a tout laissé derrière lui et vit maintenant dans une cabane dans les bois.
Nous sommes à la fin des années 1970, le mandat de Jimmy Carter approche de son terme et Pete ne manque pas de travail : il est assistant social et doit gérer le cas de famille à problèmes sur une grande superficie. Et quand on dit "à problèmes", ce n'est pas une périphrase, c'est un euphémisme... Il y a carrément de quoi désespérer du genre humain !
Lorsque le livre s'ouvre, Pete arrive devant une bicoque branlante où vit Debbie, une junkie bien connue des services sociaux, avec ses deux enfants : Cecil, un adolescent très, très en colère et en manque de repères, et la petite Katie, 5 ans seulement, preuve vivant des insuffisances éducatives de Debbie, bien trop souvent occupée à chercher sa dose.
Debbie et Cecil sont menottés et ne s'adressent la parole qu'à coup de noms d'oiseaux, les flics, présents sur place avant Pete, ont dû les séparer et les entraver, redoutant qu'ils ne s'entretuent. Mais, pour Pete, c'est quasiment la routine, tant il connaît l'animosité que ressent Cecil à l'encontre de sa mère, si tant est que ce mot ait encore un sens pour lui...
Cecil va être le premier des cas que Pete va suivre dans ce roman et l'on va bien vite comprendre que le gamin, bombe à retardement sur patte, ne facilitera pas la tâche du travailleur social, pourtant motivé pour lui trouver un point de chute confortable, au lieu de le confier aux administrations chargées de remettre dans le droit chemin ce genre d'adolescent difficile...
Et puis, il y a Benjamin... A peine plus d'une dizaine d'années, découvert vêtu de loques, dans un état de saleté repoussant dans les couloirs d'une école, bâtiment dans lequel il n'avait certainement jamais mis les pieds auparavant... Un mystère qui intrigue Pete qui décide de l'aider, coûte que coûte, à commencer par des vêtements et des aliments.
C'est ainsi que Pete va commencer à se balader régulièrement dans les forêts de la Yaak Valley et des alentours, à la rencontre de Benjamin. Histoire de s'assurer qu'il ne s'agit pas d'un enfant sauvage. La réalité n'est pas plus engageante : Pete rencontre Jeremiah, le père de Benjamin, une espèce de fanatique religieux, parano et raciste, un survivaliste en attente de l'apocalypse...
Voilà le deuxième gros dossier que l'on va suivre au cours du livre, lui aussi extrêmement délicat. Jeremiah est impulsif, dangereux, rejette en bloc tout ce que représente Pete, la société américaine et même plus encore, et il faut donc jouer pour l'amadouer et lui permettre d'approcher Benjamin sans se faire abattre...
Et puis, il y a Rachel... Enfin, Rose... Enfin, Rachel qui veut qu'on l'appelle Rose... 13 ans et fille de Pete Snow et de sa désormais ex-épouse, Beth. Une gamine qui a grandi entre les disputes et les beuveries de ses parents et qui souffre terriblement de la séparation. Une séparation plus rude encore quand Beth décide de quitter le Montana pour s'installer au Texas...
Pour Pete aussi, c'est un choc, mais il sait qu'il est tout sauf un bon père... Il le dit lui-même : Rachel, Beth et lui sont exactement le genre de famille dont il s'occupe au quotidien ! Se replongeant dans sa mission (presque) impossible, Pete va pourtant prendre conscience réellement d'une paternité qu'il n'a jamais vraiment assumé, lorsqu'il apprend que Rachel a disparu, qu'elle a fugué...
Cecil, Benjamin, Rachel... Trois enfants perdus qui vont pousser Pete à se démener plus que jamais, mais vont aussi remettre pas mal de ses certitudes en question. Sauver ces ados, même malgré eux, cela demande abnégation, obstination, acceptation des échecs, persévérance, caractère... Et quand ça ne va vraiment pas, une bonne grosse biture, pour oublier... Quelques heures...
Peu à peu, Pete comprend aussi que son idéalisme et l'administration pour laquelle il travaille ne sont pas tout à fait en phase... Que les descriptions dantesques qu'il fait des foyers et autres centres pour délinquants s'avèrent être en-dessous de la réalité... Il se rend même compte que la paranoïa de Jeremiah, perdue au milieu de son délire sectaire, n'est peut-être pas dénuée de tout fondement...
Et puis, il y a cette insupportable dualité entre son travail et sa vie privée, entre les efforts qu'il déploie pour aider Cecil et Benjamin et la disparition de sa fille qu'il doit gérer seul ou presque, ne pouvant compter sur Beth, plus que jamais dépassée par les événements... Entre l'assistant social dévoué et le père en quête de rédemption pour éviter le pire, une bataille sans merci se livre.
Pete ne s'est jamais lui-même entendu avec son père, avec qui il a rompu toute relation depuis des années. Son frère est un gibier de potence qui a un agent de probation à ses trousses et les deux hommes ne peuvent s'empêcher de se bagarrer comme des chiffonniers quand ils ont le malheur de se croiser...
On dit que les cordonniers sont les plus mal chaussés, mais quand on voit la situation familiale de Pete, sa propension à picoler qui lui fait dire de lui-même qu'il est alcoolique, ses expériences sentimentales qui paraissent vouées à l'échec dès le départ, ce malheur dans lequel il baigne et qui en devient contagieux, on se demande comment il a pu atterrir là, dans ce rôle-là...
On peut étendre cette dichotomie profession/vie personnelle à tous les domaines de l'existence : comment construire quelque chose quand, autour de soi, on ne voit que des familles en ruines ou en passe de le devenir, quand on doit éviter la violence, le rejet, les descentes de flics et même les charges de rottweilers ?
Comment trouver la sérénité tant souhaitée, comment nouer des relations sincères, comment rompre avec cette satanée solitude, quand, sans cesse, on est renvoyé à son fichu boulot, à ses dossiers, au passé douloureux des uns et des autres, à leurs traumatismes passés... ? Voilà le coeur de ce roman, qui joue les funambules en permanence entre espoir et insondable noirceur...
Dans les paysages somptueux du Montana, Etat où l'hiver arrive souvent sans prévenir et avec rudesse, mais aussi au Texas, en Indiana, dans l'Etat de Washington, car on bouge pas mal au fil des histoires et des chapitres, Pete Snow mène de front deux quêtes presque impossible : celle du bien commun et celle du bonheur personnel. Dans les deux cas, il prend des airs de Sisyphe...
Sur la quatrième de couverture, on lit des références comme Cormac McCarthy (mais en moins poussiéreux) et Richard Ford. "Yaak Valley, Montana" m'a aussi fait penser, pour sa description d'une Amérique profonde dans un état déplorable, effrayant, même, à l'univers de Donald Ray Pollock, même s'il n'atteint pas la noirceur absolue du "Diable, tout le temps".
La preuve, c'est que je me suis surpris à rire à plusieurs reprises. Un rire souvent jaune, vous l'imaginez, au service d'un humour noir, comme une façon de conjurer le sort et l'arbitraire. Smith Henderson sait créer des situations burlesques, souvent avec l'aide d'un taux d'alcoolémie largement au-dessus des normes en vigueur, mais pas uniquement.
Et l'ironie vient se loger jusque dans le titre original, qui est, comme un français, un lieu : "Fourth of july creek". Cet endroit tient une place importante dans le roman, en lien avec la famille Pearl et voir ces personnages s'installer dans un lieu évoquant la fête nationale américaine alors qu'il rejette en bloc toute cette société et ses valeurs ne manque pas de sel.
J'ai aussi eu une pensée pour Craig Johnson, pas forcément sur un plan purement littéraire, mais parce que Smith Henderson (originaire du Montana lui-même) invente le verbe "wyominer", dont le sens, assez étendu, suinte pourtant d'un ennui gluant. Mais, on retrouve aussi ces paysages tellement impressionnant qu'ils deviennent plus qu'un simple décor et jouent un rôle dans ces histoires.
Les forêts, le relief, les cours d'eau qui ne sont pas toujours tranquille, la montagne, les sources chaudes dans lesquels il doit faire bon se baigner, même en plein hiver, les riches sous-sols surexploités qui vont de paire avec les ville fantômes, abandonnées du jour au lendemain par leurs populations... Tout cela y est et donne, malgré tout, des envies de balade au Montana...
L'écriture de Smith Henderson sait se montrer très descriptive, très visuelle (la première apparition de Benjamin en est une preuve ; attention, ce passage s'accommode assez mal d'un éventuel en-cas, soyez prévenus !). Elle se met surtout au service de son histoire et du parcours chaotique de Pete Snow, un personnage marquant, complexe, attachant et agaçant à la fois...
Certaines scènes, comme celles suivant l'éruption du Mont Saint Helens sont absolument fabuleuses, cinématographiques et impressionnantes. Smith Henderson sait mettre en valeur ces détails qui, pour un lecteur, permettent de ressentir l'atmosphère et même plus encore. Pour un premier roman, il y a déjà des signes prometteurs d'un talent à suivre...
Chapeau aussi de choisir un personnage assez original, en tout cas très peu habituel, voire inédit : un assistant social. Pas un flic, pas un avocat, pas un politique (on croise tout cela dans le roman, d'ailleurs), pas des catégories de personnages tendances et, allez, disons-le, un peu plus sexy... Non, il fait ce choix courageux et ça fonctionne.
Le boulot de ces personnes est mis en relief, à travers aussi leur difficulté, la quantité de dossier, le suivi qui se fait tant bien que mal, mais plutôt mal que bien, les moyens bien trop faibles (et c'est sans doute pire encore de nos jours)... Mais aussi, parce que Pete, et il n'est certainement pas le seul, est compétent, motivé et plein d'idéal, le poids que représente tous ces problèmes sur leurs épaules...
Un dernier mot, sur le choix de Smith Henderson d'une technique narrative assez surprenante pour retracer l'histoire de Rachel, la fille de Pete. Un style indirect, une espèce d'interrogatoire revenant à intervalles réguliers, donnant des indications par touches successives. Mais qui parle ? Qui répond ? On ne le sait pas, on peut le deviner, mais sans plus...
"Yaak Valley, Montana" est un roman puissant, riche, sombre mais plein d'espoir. Il en faut, il faut que sa flamme perdure, en tout cas, pour que Pete continue d'avancer, poursuive son but impossible, grain de sable par grain de sable, affaire par affaire, gamin par gamin... Toutefois, face à cette détermination parfois flageolante mais toujours renforcée, il y a ses propres soucis, ses propres démons...
J'ai eu du mal à lâcher ce livre, le rythme allant crescendo jusqu'au(x) dénouement(s). J'ai eu du mal à quitter Pete Snow, également, écorché, cabossé, s'oubliant dans son travail jusqu'à se négliger lui-même, et ses proches dans la foulée. Oui, Pete Snow est un antihéros et c'est aussi là que réside sa force, et sans doute également la force de ce premier roman à découvrir.
Sans être le chef-d'œuvre que les critiques dithyrambiques à son endroit nous font espérer, "Yaak Valley, Montana" n'en reste pas moins, même s'il est un peu trop long, un roman fort agréable à défaut d'être impérissable.
RépondreSupprimerPourquoi n'émettre qu'un jugement de valeur définitif et, finalement, extrêmement subjectif, plutôt que de parler du fond de cette histoire, originale et riche ?
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